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L’utopie du revenu garanti récupérée par la Silicon Valley

par Evgeny Morozov, 29 février 2016
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Les Robots pour le revenu de base
« Le robot dansant au Forum économique mondial de Davos le 21 janvier 2016 ». Campagne du mouvement suisse Generation Grundeinkom Génération revenu de base »).

Les dirigeants de la Silicon Valley parlent rarement de politique — sauf, à la rigueur, pour discuter de la meilleure façon de la chambarder. Dans les rares occasions où ils se laissent aller à montrer leur vision du monde, c’est pour dénigrer les sans-abris, célébrer le colonialisme (1) ou vouer aux gémonies les autorités municipales qui persécutent les artisans fragiles auxquels la planète reconnaissante doit Uber et Airbnb.

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« L’anticolonialisme est économiquement désastreux pour les Indiens depuis des décennies. Pourquoi s’arrêter maintenant ? »
Voir les coupures de presse dans le numéro de mars du Monde diplomatique.

Il peut donc paraître incongru que le gratin des nouvelles technologies soit devenu l’un des plus fervents soutiens du revenu garanti pour tous — une idée ancienne remise au goût du jour, sous des formes et pour des raisons fort différentes, aussi bien à droite qu’à gauche. De Marc Andreessen, l’influent cofondateur de Netscape, à Tim O’Reilly, l’illustre pionnier du web 2.0, les gourous de la Silicon Valley débordent d’enthousiasme pour ce projet qui consiste à accorder à tout individu, qu’il travaille ou non, les moyens de subvenir à ses besoins essentiels.

Y Combinator, l’un des premiers incubateurs de start-up de la Silicon Valley, a annoncé son intention de recruter un chercheur et une équipe de volontaires pour étudier la faisabilité du revenu garanti sur cinq ans. Subjugué, Albert Wenger, le richissime associé de la société de capital-risque United Square Ventures, a fait savoir qu’il lui consacrerait l’écriture d’un livre.

Pourquoi un tel engouement ? Bien sûr, il y a d’abord la vieille allergie libertarienne à l’Etat-providence, un spectre que le revenu universel, combiné à un démantèlement total des services publics, pourrait définitivement réduire à néant. Ensuite, l’automatisation croissante de l’industrie risque à terme de multiplier encore le nombre de chômeurs : le versement à tous d’un petit pécule garanti et sans conditions permettrait d’éloigner la menace d’un soulèvement populaire néo-luddite. Pour la Silicon Valley, chacun doit s’initier à la programmation informatique, se satisfaire des miettes du revenu garanti et ne poursuivre qu’un rêve : rencontrer un aventurier du capital-risque.

Un troisième calcul pourrait expliquer cet emballement soudain : la nature précaire des emplois serait mieux supportée si les employés disposaient par ailleurs d’une ressource stable. Conduire une voiture pour Uber serait alors vécu comme un loisir, agrémenté d’un petit bénéfice matériel. Un peu comme la pêche, mais en plus social.

Pour toutes ces raisons, le revenu garanti est souvent perçu comme un cheval de Troie au service des compagnies high-tech qui cherchent à se donner une allure altruiste — le bon policier, par opposition au méchant policier de Wall Street — pour mieux éliminer les derniers obstacles sur la voie de leur hégémonie. Adieu, encombrantes vieilleries de l’Etat social ; adieu, régulations qui protégeaient encore un peu les droits des travailleurs ; adieu, questionnements pénibles sur la propriété des données personnelles extorquées aux internautes, comme sur les infrastructures qui les engendrent.

Il y a cependant une autre raison sous-jacente à la nouvelle lubie de la Silicon Valley : elle a compris que si elle échouait à définir les termes du débat sur le revenu universel, le public risquerait de prendre conscience que le principal obstacle à la concrétisation de cette utopie n’est autre que… la Silicon Valley elle-même.

Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il convient d’examiner la version théoriquement et technologiquement la plus sophistiquée du principal argument en faveur du revenu garanti. On peut se référer sur ce point aux travaux des économistes hétérodoxes italiens Carlo Vercellone, Andrea Fumagalli ou Stefano Lucarelli, qui procèdent depuis des décennies à une critique en règle du « capitalisme cognitif » — cette évolution contemporaine du capitalisme marquée par l’importance croissante du travail intellectuel au détriment de la production de biens matériels.

Contrairement à ceux qui défendent le revenu universel comme un principe nécessaire sur le plan moral ou social, ces économistes l’analysent sous l’angle d’un choix de politique économique qui a parfaitement son utilité dans la phase actuelle de transition vers le capitalisme cognitif. Le revenu garanti permettrait selon eux de remédier à l’instabilité structurelle générée, entre autres choses, par la précarisation du travail et des écarts de revenus de plus en plus aberrants, mais également d’accélérer la circulation des idées — et leur potentiel d’innovations lucratives — dans les circuits de l’économie.

Dans quel sens ? En premier lieu, le revenu garanti permet de rémunérer le travailleur pour toutes les tâches qu’il accomplit pendant qu’il n’est techniquement pas au travail — lesquelles tâches, à l’ère du capitalisme cognitif, produisent souvent plus de valeur que le travail rémunéré (2). En outre, dans la mesure où nous travaillons collectivement à l’enrichissement de la Silicon Valley — savez-vous dans quelles proportions vous aidez Google à améliorer son indexation chaque fois que vous utilisez son moteur de recherche ? Ou de combien une ligne de code écrite pour un logiciel libre améliore l’ensemble du produit ? —, il est souvent impossible de déterminer la part d’implication de chacun dans le produit final. Le revenu universel entérine simplement le fait qu’une part importante du travail cognitif moderne est social par nature.

Finalement, le revenu garanti constitue un moyen de s’assurer qu’une partie des gains de productivité tirés des nouvelles techniques de rationalisation du travail — qui profitaient naguère aux salariés grâce au mécanisme de l’indexation des salaires — continueront à profiter aux employés pendant que la destruction des droits du travailleur se poursuivra de plus belle. Ce qui favoriserait l’accroissement des investissements et des profits, et l’enclenchement d’un cercle vertueux.

L’argumentaire du capitalisme cognitif en faveur du revenu universel est sans aucun doute plus raffiné que ce résumé. Toutefois, il appelle deux conditions supplémentaires : d’une part, que l’Etat redistributif survive et refleurisse au lieu de disparaître, car ce sont les investissements publics dans la santé et l’éducation qui nous donnent la liberté d’être créatifs ; d’autre part, que l’impôt soit réformé en profondeur, pour taxer non seulement les transactions financières mais aussi l’utilisation des outils d’appropriation tels que les brevets, les marques déposées et les droits d’usage des données, qui s’opposent au partage du savoir dans la société.

Lire aussi Marie Bénilde, « Joyeuse colonisation numérique », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

Cette approche plus radicale de la question du revenu garanti suggère que la Silicon Valley, loin d’en être la grande championne, constitue en fait sa pire ennemie. Les géants du numérique s’emploient à contourner l’impôt ; ils cherchent en permanence de nouvelles astuces pour extorquer leurs données aux usagers qui les produisent ; ils veulent réduire à néant l’Etat redistributif, soit en le détruisant complètement, soit en le remplaçant par leurs propres services privés et hautement individualisés — le bracelet connecté de FitBit qui enregistre nos indicateurs de santé contre un système de couverture maladie gratuit et universel. Sans compter qu’ils colonisent, usurpent et transforment en machine à cash — aussi appelée « économie du partage » — toute forme nouvelle d’entraide sociale permise par les derniers progrès des technologies de la communication.

En somme, on peut soit défendre un revenu universel socialement ambitieux — qui permettrait par exemple aux gens de s’organiser et de coopérer comme ils le souhaitent, étant délivrés de l’obligation d’effectuer un travail salarié —, soit plaider pour un capitalisme de plate-forme où chaque travailleur se mue en entrepreneur précaire de lui-même. Mais on ne peut pas avoir les deux.

En réalité, rien n’empêche la Silicon Valley de faire un premier pas vers la mise en place du revenu universel : en nous laissant, nous, les usagers, être propriétaires de nos propres données. Lesquelles pourraient au moins trouver ainsi des usages alternatifs non commerciaux. Rien n’interdit en outre d’imaginer un mécanisme en vertu duquel les collectivités ou les Etats, actuellement privés des données accaparées par les entreprises privées, rétribueraient chaque citoyen pour les précieuses données qu’il leur délivre, soit sous la forme directe d’un versement en argent — assimilable à un revenu minimum universel —, soit sous la forme indirecte de services publics gratuits, par exemple dans les transports.

Mais un tel scénario n’est pas près de se réaliser, pour la simple raison que nos données sont une richesse qui donne tout son pouvoir à la Silicon Valley — ce qu’elle sait pertinemment. Aussi, au lieu de partager le magot qu’elle s’est accaparé, préfère-t-elle exhiber un soutien ardent, quoique vide, au principe de redistribution — principe qu’elle exècre et s’acharne à effacer de la mémoire collective.

Le plus insolite, c’est que la crème des start-up voudrait nous persuader que les gouvernements prendraient en charge le financement du revenu universel. Avec quel argent ? Certainement pas avec les milliards des nababs de la Silicon Valley : ces radicaux préfèrent les déposer dans des paradis fiscaux.

Evgeny Morozov

(1Voir les coupures de presse dans Le Monde diplomatique de mars 2016.

(2Que l’on songe aux chauffeurs d’Uber qui, entre deux courses, fournissent à leur société des données utiles à son expansion future.

Traduction depuis l’anglais : Olivier Cyran

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