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« Je suis Fassbinder », de Stanislas Nordey et Falk Richter

Adapter Fassbinder pour éclairer le présent

par Marina Da Silva, 19 avril 2016
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Toutes les photos du billet sont de Jean-Louis Fernandez

Véritable légende internationale de l’histoire du cinéma, Rainer Werner Fassbinder est mort à 37 ans après avoir réalisé 42 films et une vingtaine de mises en scène de théâtre. Des œuvres coup de poing où le créateur, écorché vif qui brûla sa vie par tous les bouts, explorait frontalement la société allemande et ce qui, en elle, avait pu produire et faire perdurer le nazisme. Engagé corps et âme dans son époque, il décortiquait les rapports de pouvoir et de domination au niveau personnel et politique, prenant position pour les laissés-pour-compte, s’insurgeant contre la violence et les discriminations que subissaient les femmes, les étrangers, les homosexuels.

Autant dire qu’en intitulant leur spectacle « Je suis Fassbinder », Stanislas Nordey et Falk Richter ne manquent pas d’ambition et qu’ils mettent la barre très haut. Certes, tous les deux ont des ressources. Nordey est l’un des acteurs et des metteurs en scène les plus brillants de sa génération. Les pièces de Richter sont parmi les plus traduites et montées ; il est aussi metteur en scène. La première création de Stanislas Nordey au théâtre national de Strasbourg, dont il a pris la direction en septembre 2014, est donc une co-création, où l’écriture se fait sur le plateau dans des allers-retours avec les comédiens et une actualité politique brûlante. C’est d’abord Falk Richter qui dit « Je suis Fassbinder » dans une forme d’identification d’un écrivain à un autre. Puis Stanislas Nordey qui interprète avec audace le rôle du créateur allemand. Enfin, chacun de nous, spectateurs, qui recevons la pièce comme une patate chaude apportant avec elle tout le chaos du monde.

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Cela démarre par la remise en mémoire d’une scène emblématique de L’Allemagne en automne, sorti en 1977. Fassbinder y discute de la situation politique avec sa mère, avec qui il avait une relation fusionnelle. On vient de retrouver Andreas Baader et ses camarades, Jan-Carl Raspe et Gudrun Eslin, « suicidés » dans leur cellule, ainsi qu’Irmgard Möller, gravement blessée. Ulrike Meinhof avait déjà été assassinée, en 1976. Pour lutter contre le terrorisme de la Fraction armée rouge (RAF), l’Allemagne décrète l’état d’exception et muselle toutes les libertés fondamentales. Fassbinder est écœuré. Sa mère approuve les mesures anti-démocratiques prises par la social-démocratie.

La France-Allemagne en automne de Richter-Nordey, quarante ans plus tard, cela donne la peur des réfugiés et leur assimilation au terrorisme, qui a pris une autre ampleur. En France, l’état d’urgence après les attentats, l’exhumation de la déchéance de la nationalité chère au Front national ; en Allemagne, la montée de l’extrême droite avec les manifestations antimusulmanes de Pegida, des groupuscules qui incendient des foyers…

oui mais tu ne peux pas juste les mettre dehors comme ça ils sont censés aller où ?
là d’où ils sont venus
là-bas il y a la guerre il n’y a rien tout est détruit
alors ils doivent reconstruire leur pays
mais comment en pleine guerre ?
je m’en fous
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C’est Laurent Sauvage, éblouissant, décalé, qui interprète la mère de Fassbinder. Cela crée un face-à-face implacable, un affrontement oratoire et physique qui ne laisse pas de répit. Avec Thomas Gonzalez, Judith Henry et Eloïse Mignon, ils seront cinq, tous époustouflants, d’une vitalité à couper le souffle, à transposer sur le plateau ce que pourrait être l’approche de Fassbinder de la fournaise de la mondialisation d’aujourd’hui avec ses guerres impérialistes. A donner leur propre grille d’analyse frictionnelle, et à nous interpeller.

la police allemande n’a rien fait
ils étaient juste trop nombreux
la police était à côté et n’a rien fait
trop d’arabes les policiers allemands étaient en minorité
la police allemande n’intervient jamais quand une femme est agressée sexuellement à la fête de la bière ou au carnaval ils ne s’en rendent même pas compte…

L’évocation de Cologne claque comme un cloaque où il faut mettre les mains. Les manifestations de haine contre les étrangers, collectives et individuelles, l’indifférence à leur tragédie, nous renvoient en miroir inhumanité et barbarie. Que faire contre les guerres portées en notre nom, la décomposition de notre propre société qui charrie chômage et pauvreté ? Que peut le théâtre ?

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Elaborer et faire entendre d’autres discours, et d’abord pour le théâtre même, comme un manifeste, contre celui de Beatrix von Storch, petite-fille du ministre des finances d’Hitler et vice-présidente de l’AFD (Alternative pour l’Allemagne), que cite Falk Richter : « Les théâtres ont le devoir de promouvoir une image positive de leur propre patrie. Les mises en scène des pièces classiques allemandes doivent créer une identification à notre pays ».

Faire un théâtre qui vienne dynamiter préjugés et certitudes — comme celui-ci, qui torpille les constructions politiques et médiatiques, tente de décrypter le monde qui nous entoure et qui change, d’analyser nos peurs. Il ne le fait pas d’une posture de surplomb mais à partir d’un espace commun de recherche où l’on prend des risques. Un théâtre qui imbrique personnel et politique, comme un slogan de lutte inépuisable.

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La mise en scène de Nordey s’inspire de certaines structures des films de Fassbinder, dont plusieurs extraits sont projetés sur scène (Les Larmes amères de Petra von Kant, Le mariage de Maria Braun…) et entrent en résonance avec d’autres images, faisant fusionner passé et présent. Il ne fait pas du cinéaste un héros mais montre aussi ses contradictions et ses paradoxes, les rapports de violence qu’il pouvait avoir avec ses amants comme avec ses compagnons de travail. Il réussit le tour de force de coller à la pensée en images de Fassbinder et de créer un rythme produit par celles-ci, que les acteurs rendent avec brio. Elles donnent du sens et un espace à une parole collective et produisent un théâtre qui bouscule, dérange, interroge, sans donner de réponses, laissant à chacun le soin de les chercher.

Créé le 4 mars au Théâtre national de Strasbourg

 Au Théâtre national de Bretagne, Rennes, du 15 au 20 avril

 Au Théâtre Vidy-Lausanne, Lausanne (Suisse) du 26 avril au 4 mai

 Au théâtre national de La Colline, Paris, du 10 mai au 4 juin

 Au Theater Basel, Bâle (Suisse), le 7 juin

Marina Da Silva

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