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Sur fond de changement des règles de l’élection présidentielle

Une réforme des sondages à l’arraché

Le Conseil constitutionnel vient de valider la loi mettant fin à l’égalité du temps de parole pendant la campagne présidentielle (1). Ce texte, qui marginalise un peu plus dans l’espace public les idées politiques minoritaires, a fait l’objet en coulisses d’un étrange marchandage… Le Sénat a finalement tenu face au gouvernement : le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pourra bien utiliser les sondages d’opinion pour déterminer les temps de parole des différents candidats dans les médias, mais cette institutionnalisation s’accompagne d’une plus grande transparence.

par Alain Garrigou, 22 avril 2016
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« Agencement à la concha »
« Mérelle N°17 - Performance sur le chemin de Compostelle » — cc Ridha Dhib.

Le 9 décembre 2015, le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale déposait un rapport sur la modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle. Sous cet intitulé abscons, Jean-Jacques Urvoas, désormais ministre de la justice, proposait un ensemble hétéroclite de mesures qualifiées significativement de « diverses » dans l’intitulé de la proposition de loi : l’heure de clôture du scrutin repoussée à 19 heures (contre 18 heures auparavant), la radiation des électeurs français à l’étranger revenus dans l’Hexagone, la publication des parrainages, ou la couverture médiatique de la campagne présidentielle. Cette dernière mesure était la plus sensible au point qu’on a pu suspecter les autres d’être là pour noyer le poisson. La plus sensible parce qu’elle importe particulièrement aux « petits » partis ou candidats qui profitent des cinq semaines de campagne électorale pour se faire entendre exceptionnellement dans les médias. De fait, la loi votée le 5 avril dernier écourte la période d’égalité du temps d’antenne, qui passe à deux semaines (contre cinq auparavant). Dans les trois semaines précédentes, période dite intermédiaire, un principe dit d’équité remplace le principe d’égalité. Laquelle équité sera appréciée par le CSA selon trois critères :

 les résultats obtenus aux plus récentes élections par les candidats (ou par les partis ou groupements politiques qui les soutiennent) ;

 les indications des sondages d’opinion ;

 et la contribution de chaque candidat à « l’animation du débat électoral ».

Ces critères ont été forcément critiqués, le premier soulevant des difficultés dans la référence aux élections (lesquelles prendre en compte ?), le deuxième accordant pour la première fois un rôle institutionnel aux sondages, le dernier étant particulièrement obscur (2). En outre, le rôle du CSA, instance « indépendante » mais néanmoins nommée par l’exécutif, pose un problème de garantie de respect des règles. C’est donc la conséquence nécessaire de tels aménagements qui a soulevé la (timide) contestation : l’avantage donné aux formations et candidats politiques des trois premiers partis politiques — PS, LR et FN — au détriment des « petits candidats » qui profitaient jusqu’à ce jour de l’élection présidentielle pour forcer la porte des plateaux.

Lire aussi Pierre Rimbert, « Les médias contre l’égalité », Le Monde diplomatique, mai 2012.

L’initiative parlementaire procédait d’une ancienne pression médiatique. En 2012, neuf directeurs de rédaction de chaînes de radio et de télévision avaient envoyé une lettre au président du Conseil constitutionnel pour demander un changement des règles de temps de parole durant la campagne, au motif qu’elles étaient impossibles à satisfaire. Diverses instances, dont la commission Jospin, avait ensuite appuyé la demande. Quelques éditorialistes s’étaient aussi répandus en sarcasmes, déclarant les « petits candidats » coupables de détournement d’audimat (3). Au-delà des difficultés de comptabilité des temps de parole invoquées, les intérêts médiatiques d’un tel changement sont évidents : d’un côté, les intérêts d’une corporation prompte à s’affranchir des contraintes, fussent-elles légales ; de l’autre, les intérêts commerciaux des institutions de mesure de l’audimat. Comme on le dit dans les rédactions, la présence de candidats imposés uniquement pour équilibrer la présence des poids lourds de la politique « plombe l’antenne ».

En somme, un peu plus d’un an avant l’échéance présidentielle, la proposition de loi co-signée par le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale (Jean-Jacques Urvoas), et le président du groupe parlementaire socialiste (Bruno Le Roux), visait à satisfaire les grands médias audiovisuels. La levée de bouclier était prévisible de la part de ceux qui regrettent un « verrouillage » de la vie politique et la soumission de la démocratie aux intérêts commerciaux. Le chef de l’UDI Jean-Christophe Lagarde fit ainsi remarquer que sur cinq ans de mandat présidentiel, le principe d’équité régissait déjà 255 semaines, et qu’une sélection s’opérait déjà avec les 500 parrainages nécessaires pour valider une candidature à l’élection présidentielle (4).

Par une convergence fondée sur l’homologie structurale du champ journalistique et du champ politique, cette loi manifeste donc bien la logique oligopolistique à l’œuvre sur la scène publique. Tout en s’en défendant — démocratie oblige — par l’argument cocasse selon lequel les règles anciennes dissuadaient les médias de mieux couvrir la campagne ! Avec les nouvelles, argue-t-on, ceux-ci pourront favoriser l’accès aux médias des petits candidats… Ce changement des règles électorales nécessitait d’en passer par une loi organique qui présentait cependant une difficulté (de telles lois requièrent un vote à une majorité qualifiée des 3/5e). Et tout se serait probablement passé sans bruit si le Sénat n’avait profité de l’occasion pour exhumer une proposition à moitié oubliée.

Les sondages contre l’égalité ?

En 2011, la chambre haute avait en effet adopté à l’unanimité — et par surprise — une réforme des sondages conçue par les sénateurs Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli. Laquelle n’avait jamais été mise à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. L’hostilité de Nicolas Sarkozy à l’égard de la mesure était avérée. Les choses changeraient-elles avec François Hollande ? « Pas le temps », répliquaient les responsables du gouvernement. Les sénateurs saisirent donc l’occasion de cette modification des règles du jeu électoral pour réintroduire leur réforme des sondages par amendement, en reprenant les principales mesures de celles-ci, notamment en matière de transparence (publication des marges d’incertitude, des redressements, des gratifications offertes pour les sondages en lignes, des commanditaires et des payeurs). Pas toutes cependant : il n’était plus question par exemple d’interdire les gratifications liées aux sondages en ligne (devenus entre temps la norme). De même, les propositions de modification de la composition et du statut de la commission des sondages étaient abandonnées — pour des raisons budgétaires (une augmentation des charges étant impossible à instaurer par voie d’amendement, d’après l’article 40 de la Constitution). Ainsi s’explique que le contrôle des sondages soit renforcé sans que les moyens du contrôleur (la commission des sondages) le soient aussi.

Revenu à l’Assemblée nationale, l’amendement fut supprimé par la rapporteuse de la commission des lois sur instruction gouvernementale, avant d’être réintroduit une fois le texte renvoyé au Sénat. La commission mixte paritaire échoua cependant à trouver un accord. Le nouveau ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, auteur de la proposition de loi en tant qu’ancien président de la commission des lois de l’Assemblée, fit même le déplacement au Sénat, non seulement pour défendre son texte, mais surtout pour s’opposer à l’introduction de ces dispositions concernant les sondages. Pourquoi ? Ses arguments étaient les suivants :

 la proposition de loi de 2011 inspirant l’amendement avait été adoptée sous une autre majorité au Sénat mais n’était jamais revenue devant l’Assemblée alors que le gouvernement ou les groupes parlementaires auraient pu l’y renvoyer — une manière de rejeter la responsabilité sur les parlementaires ;

 l’amendement sénatorial compliquait la proposition de loi, or le sujet des sondages était trop grave pour ne pas relever d’un texte spécifique — une manière de surenchérir pour mieux enterrer la réforme ;

 la réforme accroîtrait la tâche de la commission des sondages qui n’avait pas été consultée à son sujet… — faux, car si ladite commission a des moyens limités, elle avait pourtant bien été consultée sur cette réforme par la commission Sueur-Portelli, la jugeant même « timide » (5) ;

 toujours selon le ministre, les « acteurs économiques » n’auraient pas été entendus — oubliant cependant que les sondeurs avaient été longuement auditionnés par la même commission Portelli-Sueur, et qu’ils avaient alors manifesté clairement leur ferme opposition à toute idée de réforme ;

 enfin, la rédaction de l’amendement serait « probablement incompatible avec les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme » (Sénat, 31 mars 2016) ; une incompatibilité avec les grands principes qui n’a pas empêché le gouvernement d’instaurer puis de prolonger l’état d’urgence (6)

Face à cet argumentaire peu convainquant, Jean-Pierre Sueur ironisait : « demander qui commande un sondage, qui le réalise, qui le publie, qui le paie, exiger la transparence sur les redressements effectués, est-ce attenter aux droits de l’homme ? » Après une deuxième tentative de suppression de l’amendement sénatorial par la rapporteuse de la commission des lois et la secrétaire d’Etat à la formation professionnelle et à l’apprentissage, reprenant toutes deux l’argumentaire du ministre de la justice, le gouvernement s’en remettait finalement à la « sagesse » de l’Assemblée. Finalement réintroduit avec la complicité du député socialiste René Dosière, l’amendement put être voté, au prétexte qu’il avait été entre temps suffisamment amélioré par les sénateurs — un prétexte qui cachait mal l’échec du gouvernement sur ce point. La loi de « modernisation de diverses règles applicables à l’élection » (nouvelle formulation indiquant l’élargissement de l’objet) fut ainsi adoptée le 5 avril dernier à la majorité qualifiée en ce qui concerne les dispositions changeant les règles électorales (grâce au ralliement de 22 députés de l’opposition), tandis que l’amendement sur les sondages était voté dans la foulée à main levée.

Marchandage parlementaire

Que s’était-il passé ? Plus de transparence sur les sondages contre une clôture accentuée de l’espace politique : l’échange ne satisfera pas tout le monde. Cet épisode de marchandage parlementaire (logrolling) au cours duquel le Sénat n’a pas voulu céder devant l’Assemblée nationale, a plutôt mis aux prises la chambre haute et le gouvernement. Selon L’Opinion du 11 avril 2016, une lettre ferme du président de la commission des lois du Sénat a même été envoyée au premier ministre. Dans cette lettre, Philippe Bas avertissait Manuel Valls que le Sénat était « très attaché » aux dispositions sur les sondages. Autrement dit, c’était la condition pour faire adopter la loi organique. Le gouvernement a dû céder. Non sans avoir obtenu quelques concessions par rapport à la réforme des sondages votée par les sénateurs en 2011, puisque l’amendement voté ne sera applicable qu’aux seuls sondages ayant un rapport direct ou indirect avec les élections ; que le contrôle est exercé par une commission des sondages sans moyens supplémentaires ; et que l’interdiction des gratifications a elle aussi été abandonnée. Par contre, la transparence est bel et bien renforcée en imposant la publication de certaines informations techniques :

 les écarts d’incertitudes — encore qu’ils soient déjà souvent publiés par les sondeurs ;

 les redressements opérés sur les intentions de vote — cette connaissance permettra de comparer les redressements selon les sondeurs, de comparer les résultats des sondages et les résultats des élections et peut-être surtout, cette obligation de publication abolit la jurisprudence du Conseil d’Etat qui considérait jusqu’ici que les sondeurs n’avaient pas à communiquer une information relevant du « secret industriel »… Il serait en effet difficile de comprendre qu’au moment où la loi confère un rôle institutionnel aux sondages dans la fixation des temps de parole durant la campagne électorale, elle le fasse avec des données relevant du secret industriel !

 les noms des sondeurs, des commanditaires et des payeurs — c’était bien le moins après l’affaire des sondages de l’Elysée (lesquels, publiés essentiellement dans Le Figaro, ne faisaient pas figurer le nom de la société Publifact du conseiller du président, Patrick Buisson, et encore moins celui de la présidence de la République).

 enfin, la publication du montant et de la nature des gratifications offertes aux internautes qui répondent aux sondages en ligne ; la commission des sondages disposant de moyens de sanctions accrus contre ceux qui chercheraient à s’y soustraire (amendes de 75 000 euros) — mais comme elle ne reçoit dans le même temps aucun moyen supplémentaire de contrôle…

La loi qui sera bientôt publiée au Journal officiel offrira donc une plus grande transparence en matière de sondages, plus grande transparence dont il est difficile d’anticiper les effets. Ceux-ci dépendent en effets des usages qu’en feront les sondeurs, les médias, la commission des sondages et les citoyens. On peut cependant supposer que les sondeurs s’adapteront assez facilement à une interprétation restreinte de leurs obligations, que les médias ne changeront guère leur présentation des chiffres et leurs titres, que la commission des sondages, tout en étant contrainte de publier les informations légales sur son site et dotée d’un pouvoir de sanction, restera « timide » et donc que dans une large mesure, il reviendra aux citoyens de faire un usage éclairé de ces nouvelles dispositions légales. Bref, il ne s’agit certainement pas d’une révolution mais d’un signe positif à l’approche des primaires et de l’élection présidentielle approchas, alors que la parution de sondages toxique est déjà engagée — dernier exemple en date, celui d’Odoxa pour L’Express sur un « scénario pour le moment non possible au regard de notre intention de vote de 1er tour » (7).

Cet épisode parlementaire a au moins le mérite d’illustrer encore un peu plus la place des sondages dans la vie politico-médiatique. Lorsqu’elle était dans l’opposition, la majorité actuelle avait pris l’initiative, après l’affaire des sondages de l’Elysée, de lancer deux commissions d’enquête. Elle avait échoué suite à l’obstruction de l’Elysée, bien relayée par l’Assemblée nationale à majorité de droite. Comment comprendre l’obstruction du gouvernement de gauche aujourd’hui ? Qui a changé d’avis ? Est-ce le même parti ? Sont-ce les mêmes dirigeants ? Comment ceux-ci ont-ils pu se ranger aux objections des sondeurs ? On ne peut guère douter en effet que la tentative — plutôt ratée, on l’aura compris — du gouvernement de s’opposer à toute réforme des sondages ait procédé de leur intervention. Pourquoi sont-ils si présents à l’Elysée ou à Matignon si ce n’est pour faire passer leur message (8) ? Les sondeurs, pas forcément les mêmes, ont donc signalé une nouvelle fois leur influence, quel que soit le pouvoir en place. A quoi faut-il attribuer leur défaite — relative — en la matière ? A la moindre autorité du gouvernement actuel ? De fait, il n’a pas semblé à l’aise dans le revirement. Il est vrai qu’il est généralement difficile de s’opposer à un effort de transparence, d’autant plus quand les mises en examen liées à l’affaire des sondages de l’Elysée occupent les titres des journaux et viennent rappeler la nécessité d’indiquer, à chaque sondage, qui l’a réellement financé. Aussi les arguments opposés à l’amendement sénatorial trahissaient-ils l’embarras, à commencer par cette référence à une supposée atteinte aux droits de l’homme (laquelle ? la chose n’était pas précisée…). Tout aussi farfelu aurait été un rejet la réforme au prétexte que son objet est trop important et qu’il mérite une loi en soi, après avoir refusé pendant plusieurs années de l’inscrire à l’ordre du jour malgré son approbation unanime par le Sénat ! Il ne suffit pas de rejeter la responsabilité sur les groupes parlementaires. Après tout l’ordre du jour est à l’initiative du gouvernement. Lequel voulait bien satisfaire les sondeurs, mais ne pouvait donc pas trop se risquer.

Le plus cocasse dans cette histoire est sans doute ailleurs : comment comprendre une telle influence des sondeurs sur un pouvoir que les sondages promettent à la déroute ?! Les conseillers de l’Elysée disent-ils autre chose que le message de défaite certaine et annoncée par les chiffres ? On connaissait le geste magique par lequel dans des sociétés antiques, le porteur de mauvaises nouvelles était sacrifié. Jugera-t-on rationnelle la situation inverse où le porteur de mauvaises nouvelles est non seulement écouté mais protégé ? Eclatant exemple de la méthode du docteur Knock.

Alain Garrigou

(1Pendant la période « intermédiaire », de l’ordre de trois semaines, entre la validation des candidatures et la campagne officielle. Le point de vue du gouvernement est résumé par Gérard Courtois dans « La “Star Ac” présidentielle », Le Monde, 20 avril 2016. Voir aussi les décisions du Conseil constitutionnel du 22 avril 2016 ici et ici.

(2Interrogé dans l’émission « Télématin » sur France 2 le 13 avril 2016, le président du CSA, Olivier Schrameck, citait les réseaux sociaux à propos de cette contribution au débat électoral. Les sondages ne paraissaient pas lui poser problème. Il n’avait nullement l’air d’être inquiété par la difficulté de la tâche. On est donc rassuré.

(3Lire Pierre Rimbert, « Les médias contre l’égalité », Le Monde diplomatique, mai 2012.

(4A l’Assemblée nationale, le 24 mars 2016.

(6Cf. Franck Johannès, « Le Conseil de l’Europe s’inquiète de la prolongation de l’état d’urgence, Libertés surveillées, lemonde.fr, 25 janvier 2016 et lire Jean-Jacques Gandini, « Vers un état d’exception permanent, Le Monde diplomatique, janvier 2016.

(7Oubliant soit dit en passant les consignes données dès 2007 par la commission des sondages, voir « Présidentielle : sondages empoisonnés », Observatoire des sondages, 17 avril 2016.

(8Si l’on en croit Le Monde, « le président reçoit fréquemment Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, institut d’ailleurs mis en examen pour recel de favoritisme dans l’affaire des sondages de l’Elysée. Mais aussi, de temps en temps, François Miquet-Marty, président de Viavoice, ou encore Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP » (31 mars 2016).

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