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« Le goudron se soulève »

par Frédéric Lordon, 16 juin 2016
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Éclats de verre
LE TROISIÈME CONSEILLER (entrant précipitamment)
 
Monsieur le président, des émeutes partout…
 
LE PRÉSIDENT
 
Mais enfin pourquoi doncque vous affolez-vous.
Vont-ils à la Nation ou à la République ?
 
LE TROISIÈME CONSEILLER
 
Ni l’un ni l’autre hélas, la masse est anarchique.
 
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
 
Elle a soupé des cortèges inoffensifs,
Il ne lui reste que le moment convulsif.
 
LE TROISIÈME CONSEILLER (raccrochant un téléphone)
 
Sur les grands boulevards, ils s’en prennent aux banques !
 
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
 
Je crains que de génie vous ne soyez en manque…
Livrant la société au joug de la finance
Fatalement devaient venir les conséquences.
En voilà semble-t-il la manifestation,
Je vois bien dans vos yeux votre stupéfaction,
Quoique vous n’en ayez pas le juste motif :
Depuis longtemps ces faits sont pour vous hiéroglyphes.
Vous êtes étonnés : le peuple est en pétard –
La vraie surprise étant qu’il s’y mette si tard.
Car si le corps social est plutôt bonne pâte,
Il n’est pas pour autant d’une humeur toute plate.
Il est vrai que capable d’endurer longtemps,
Il induit en erreur tous les gouvernements
Trop pressés de le croire sans limite élastique.
Or comme tout le monde, il a ses points critiques.
Vienne l’abus de trop ou l’incrément odieux
Et le seuil est franchi, et soudain tout prend feu.
Le pouvoir sidéré qui n’y a rien compris,
Contemple interloqué et d’un air interdit
Le désastre qu’il a lui-même préparé
– L’innocence jointe à la bêtise éberluée.
La colère du peuple est comme un réservoir,
Longtemps se remplissant sans rien laisser voir,
Et puis un jour soudain vient le litre de trop
Qui fait rompre la digue et libère les eaux.
Voilà que je m’y perds dans mes analogies,
Ici le tsunami, à l’instant l’incendie,
Mais vraiment peu importe, l’essentiel est ailleurs :
Ce système périt sous trop de déshonneur.
Il a accumulé scandale et discrédit
À un point de dégoût voire d’ignominie.
Elites corrompues, possédants aveuglés
Ont été incapables de le modérer.
Il eut suffi pourtant de peu de concessions
Pour tenir en lisière les exaspérations.
Mais le libéralisme, l’hubris du capital
Ont ouvert une époque signée de bacchanales,
Une époque offerte à l’envie des parvenus,
Des puissants libérés de toute retenue.
Pour avoir tout voulu, ils risquent de tout perdre,
On les verra sous peu tel Ubu crier « merdre ! »,
Ce mot de l’avanie qui, giflant l’arrogance,
Dessille le mirage de la toute puissance,
Et laissent ceux qu’alors elle a si bien trompés
Au milieu de leurs ruines, cois et désemparés.
 
(Bruits d’émeutes venus du dehors)
 
LE TROISIÈME CONSEILLER (apeuré)
 
C’est l’insurrection qui vient…
 
LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER
 
D’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves.
Fuyez quand il est temps, le goudron se soulève…
 
Rideau

Acte IV, scène 3 (avec élision du « e » à l’hémistiche…)

Je me permets de republier ce texte, extrait de la scène finale de la pièce D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins parce qu’il m’a semblé que son actualité n’était pas complètement défraîchie et qu’il avait conservé quelque pouvoir de résonance (1). Outre cette possible faculté d’écho avec des événements tout à fait contemporains, sa propriété principale, du point de vue de la republication, tient au fait qu’il a été écrit il y a quelques années (en 2011), avec, pour le personnage générique « Le président », l’arrière-pensée manifeste d’une incarnation particulière — à talonnettes, et bien connue du public de l’époque. La chose remarquable est alors que l’extrait fonctionne encore mieux avec l’occupant actuel ! Ce dont on ne devrait pas manquer de tirer quelques édifiantes conclusions politiques.

Frédéric Lordon

(1Lire « Comédie sérieuse sur la crise financière », Le Monde diplomatique, mai 2011.

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