LE TROISIÈME CONSEILLER (entrant précipitamment)Monsieur le président, des émeutes partout…LE PRÉSIDENTMais enfin pourquoi doncque vous affolez-vous.Vont-ils à la Nation ou à la République ?LE TROISIÈME CONSEILLERNi l’un ni l’autre hélas, la masse est anarchique.LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLERElle a soupé des cortèges inoffensifs,Il ne lui reste que le moment convulsif.LE TROISIÈME CONSEILLER (raccrochant un téléphone)Sur les grands boulevards, ils s’en prennent aux banques !LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLERJe crains que de génie vous ne soyez en manque…Livrant la société au joug de la financeFatalement devaient venir les conséquences.En voilà semble-t-il la manifestation,Je vois bien dans vos yeux votre stupéfaction,Quoique vous n’en ayez pas le juste motif :Depuis longtemps ces faits sont pour vous hiéroglyphes.Vous êtes étonnés : le peuple est en pétard –La vraie surprise étant qu’il s’y mette si tard.Car si le corps social est plutôt bonne pâte,Il n’est pas pour autant d’une humeur toute plate.Il est vrai que capable d’endurer longtemps,Il induit en erreur tous les gouvernementsTrop pressés de le croire sans limite élastique.Or comme tout le monde, il a ses points critiques.Vienne l’abus de trop ou l’incrément odieuxEt le seuil est franchi, et soudain tout prend feu.Le pouvoir sidéré qui n’y a rien compris,Contemple interloqué et d’un air interditLe désastre qu’il a lui-même préparé– L’innocence jointe à la bêtise éberluée.La colère du peuple est comme un réservoir,Longtemps se remplissant sans rien laisser voir,Et puis un jour soudain vient le litre de tropQui fait rompre la digue et libère les eaux.Voilà que je m’y perds dans mes analogies,Ici le tsunami, à l’instant l’incendie,Mais vraiment peu importe, l’essentiel est ailleurs :Ce système périt sous trop de déshonneur.Il a accumulé scandale et discréditÀ un point de dégoût voire d’ignominie.Elites corrompues, possédants aveuglésOnt été incapables de le modérer.Il eut suffi pourtant de peu de concessionsPour tenir en lisière les exaspérations.Mais le libéralisme, l’hubris du capitalOnt ouvert une époque signée de bacchanales,Une époque offerte à l’envie des parvenus,Des puissants libérés de toute retenue.Pour avoir tout voulu, ils risquent de tout perdre,On les verra sous peu tel Ubu crier « merdre ! »,Ce mot de l’avanie qui, giflant l’arrogance,Dessille le mirage de la toute puissance,Et laissent ceux qu’alors elle a si bien trompésAu milieu de leurs ruines, cois et désemparés.(Bruits d’émeutes venus du dehors)LE TROISIÈME CONSEILLER (apeuré)C’est l’insurrection qui vient…LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLERD’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves.Fuyez quand il est temps, le goudron se soulève…Rideau
Acte IV, scène 3 (avec élision du « e » à l’hémistiche…)
Je me permets de republier ce texte, extrait de la scène finale de la pièce D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins parce qu’il m’a semblé que son actualité n’était pas complètement défraîchie et qu’il avait conservé quelque pouvoir de résonance (1). Outre cette possible faculté d’écho avec des événements tout à fait contemporains, sa propriété principale, du point de vue de la republication, tient au fait qu’il a été écrit il y a quelques années (en 2011), avec, pour le personnage générique « Le président », l’arrière-pensée manifeste d’une incarnation particulière — à talonnettes, et bien connue du public de l’époque. La chose remarquable est alors que l’extrait fonctionne encore mieux avec l’occupant actuel ! Ce dont on ne devrait pas manquer de tirer quelques édifiantes conclusions politiques.