Ces manœuvres, qui ont pris fin à la mi-juin, avaient commencé par un spectaculaire lâcher de deux mille parachutistes au nord de la Pologne. Elles ont mobilisé dans ce pays, ainsi que dans les pays baltes, environ 30 000 soldats, dont 14 000 Américains, 1 000 Britanniques — mais pas de Français — autour d’un scénario très « guerre froide », avec attaque de « l’Union des Rouges » (symbolique de l’ex-armée soviétique) appuyée par des « petits hommes verts » (allusion à des commandos étrangers, par exemple russes, déguisés en combattants séparatistes locaux), et un déploiement conséquent de matériel : 200 blindés, 105 avions, 12 navires. Pour le ministre polonais de la défense, il ne s’agissait rien moins que de « vérifier la capacité des pays de l’Alliance à défendre le flanc oriental ».
Lire aussi Olivier Zajec, « L’OTAN à la recherche de nouvelles missions », Le Monde diplomatique, avril 2008.
Cet exercice grandeur nature fait partie des mesures dites de « réassurance » prises par l’OTAN à l’égard des pays de l’Est européen frontaliers de la Russie à la suite des conflits de Géorgie, puis de Crimée et d’Ukraine. C’est ainsi que, depuis une dizaine d’années, les armées de l’air française, belge etc., envoient chaque trimestre quelques chasseurs qui se relaient pour surveiller l’espace aérien des pays baltes. Et que les Américains cherchent à mettre en place un bouclier antimissile en principe dirigé contre d’éventuels tirs en provenance d’Iran ou du Golfe, mais que la Russie a toujours considéré comme étant ou pouvant être dirigé contre elle.
Brigade tournante
En février dernier, le secrétaire américain à la défense Ashton Carter avait annoncé un quadruplement des dépenses du Pentagone en Europe de l’Est : pour le prochain exercice fiscal (2016-17), elles passent ainsi à 3,4 milliards de dollars, qui serviront notamment à financer le déploiement d’une brigade blindée de 4 000 hommes.
Cette dernière mesure devrait être officialisée lors du sommet de l’organisation, les 8 et 9 juillet à Varsovie. Elle s’inscrit dans la nouvelle stratégie de « dissuasion et dialogue » de l’Alliance ; mais elle est considérée à Moscou comme une violation de l’accord conclu en 1997, lors de l’élargissement de l’OTAN à l’Est : il était entendu que l’OTAN ne déploierait aucune base permanente dans un de ses pays membres frontaliers de la Russie.
Vingt ans plus tard, l’organisation transatlantique se propose de contourner cette promesse en invoquant un « tourniquet » : sa nouvelle brigade blindée tournerait, en alternance, dans chacun des pays baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie, en principe tous les neuf mois, de sorte qu’on ne pourrait plus parler de « bases permanentes ».
Lire aussi Jens Malling, « De la Transnistrie au Donbass, l’histoire bégaie », Le Monde diplomatique, mars 2015.
Sur un plan plus politique, la Pologne ainsi que la plupart des pays de l’Est européen considèrent que l’annexion de la Crimée par la Russie et le déploiement des « petits hommes verts » dans le Donbass ukrainien délivrent l’OTAN de sa promesse. Ces pays se tournent vers les Etats-Unis et l’OTAN pour qu’ils leur garantissent une protection que l’Union européenne, peu crédible sur le plan militaire, ne peut leur assurer.
Syndrome du front
Moscou évoque une politique « inamicale et fermée » de ses voisins immédiats, presque tous ralliés désormais à l’OTAN, alors que les États-Unis viennent d’inaugurer en Roumanie une première installation de leur dispositif antimissile — qui remet de fait en cause le potentiel dissuasif russe —, et que par ailleurs le Montenegro s’apprête à devenir le 29e État d’une organisation transatlantique qui n’a eu de cesse, depuis une vingtaine d’années, de chercher à isoler la Russie.
L’ambassadeur russe à Bruxelles, Alex Grouchko, considère que cet élargissement effréné de l’OTAN a généré un « syndrome de l’État situé sur la ligne de front ». Et Vladimir Poutine, expliquant il y a quelques semaines que Moscou allait devoir prendre ses propres dispositions, se faisait presque menaçant : « Hier, dans ces régions de Roumanie, les gens ne savaient simplement pas ce que cela signifiait que d’être une cible ».
Il est vrai que les Russes eux-mêmes n’ont pas été avares de gesticulations militaires ces dernières années, sur les frontières de l’OTAN, en mer comme dans les airs. Des bombardiers de l’aviation russe ont multiplié les incursions aux limites de l’espace aérien de France, de Grande-Bretagne, ou de Norvège ; des sous-marins ont approché les eaux territoriales de pays scandinaves ; des chasseurs russes se sont livrés à des démonstrations de force à proximité de navires de l’US Navy et d’appareils de l’US Air force ou de l’armée de l’air norvégienne. Même si, dans certains cas, il s’agissait apparemment de répliques à des patrouilles ou survols d’engins américains, considérés comme des intrusions par la partie russe, la multiplication de ces « frottements » n’a pas été de nature à calmer le jeu.
Déni d’accès
Pendant ce temps, Moscou modernise ses batteries de missiles dans l’enclave de Kaliningrad, tout près des Baltes, à moins de 250 km de la Pologne : il envisage d’y déployer un jour ses nouveaux engins à charge nucléaire Iskander-M, d’une portée de 500 km. Le budget militaire russe a été multiplié par trois ces dernières années, dans le cadre d’un plan de réarmement qui court sur vingt ans, et qui devrait faire oublier les années de décrépitude post-soviétique (1).
Les militaires russes s’appuient de plus en plus — comme ils l’ont prouvé encore en Syrie récemment — sur des dispositifs sol-air de type « antiaccess/area denial », les S-400 et S-500 dont l’efficacité a surpris leurs homologues occidentaux (2). Il s’agit de plate-formes disposant de plusieurs rideaux de radars fixes ou mobiles à basse fréquence, faisant de la détection avancée très au-delà des frontières ou du guidage des missiles d’interception, résistant par un effet de saturation aux capacités de brouillage ou aux missiles antiradars adverses.
L’état-major russe est en mesure de créer ainsi des « bulles » de protection quasi-inviolables de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre, comme cela a été le cas récemment autour de Lattaquié, en Syrie. Ces dispositifs peuvent être mis en place sur d’autres théâtres et un jour mis en réseau — ce à quoi travailleraient actuellement les ingénieurs russes. Ces systèmes sont considérés par les état-majors occidentaux comme un moyen de « déni d’accès », réduisant leur liberté d’action militaire comme politique, y compris dans des zones qu’ils considèrent comme étant sous leur responsabilité. « Jamais, depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN n’avait été confrontée à des environnements “non-permissifs” », affirme TTU, pour qui les réponses technique et politique à ce défi risquent d’être difficiles à trouver… et surtout à financer.
Autonomie perdue
A quelques jours de son sommet de Varsovie — qui sera tout naturellement centré sur ce retour providentiel d’une simili « guerre froide » — l’OTAN espère ainsi se redonner des couleurs. Jens Stollenberg, l’actuel secrétaire général de l’organisation, se félicite de « la plus grande consolidation de notre défense collective depuis la fin de la guerre froide ». Le relatif échec de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) en Afghanistan, dissoute fin 2014, laissait l’OTAN sans vocation, posant une fois de plus la question de l’utilité d’une telle alliance, en tout cas sous cette forme.
Lire aussi Régis Debray, « La France doit quitter l’OTAN », Le Monde diplomatique, mars 2013.
Dans ce débat, l’ex-général Vincent Desportes se distingue en France avec cette proposition iconoclaste : que les USA quittent l’OTAN. Européaniser une organisation qui serait ainsi privée de la manne, des consignes ou des oukazes américaines, donnerait sans doute plus de poids à une Europe de la défense restée pour le moment inconsistante (3). L’ancien directeur de l’École de guerre, pour qui l’OTAN aurait dû être dissoute lors de la fin de l’Union soviétique, estime que la France et l’Europe ont « perdu leur autonomie stratégique ». Il pense en outre que ce recentrage de l’outil de sécurité européen ouvrirait la voie à des relations plus logiques et saines avec la Russie, partenaire politique naturel de la France et de l’Europe. Alors qu’aujourd’hui l’outil militaire otanien, même s’il n’est pas techniquement défaillant, est politiquement « contre-productif en matière de sécurité générale ».
On relèvera, à ce propos, la petite phrase du ministre allemand des affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier (SPD), dans le Bild Zeitung du 18 juin : « Celui qui croit augmenter le niveau de la sécurité avec des parades de chars sur le front est de l’Alliance se trompe ».