Le 15 juillet 2016, Aslı Erdoğan sort de chez elle, à Mecidiyeköy (au nord de la place Taksim) car comme beaucoup de Stambouliotes, elle s’inquiète des nouvelles concernant une prise de pouvoir par les militaires. Arrivée devant la Maison de la radio, elle est exposée à des tirs croisés et doit se jeter à terre où elle attendra, à deux pas du cadavre d’un homme abattu tout récemment, que la police reprenne le contrôle de la rue. Comme à son habitude, la chroniqueuse va passer en revue de nombreux détails de la vie turque, et malgré la situation dramatique, retrouver cette parole libre et légère dont elle a le secret dans le texte qu’elle diffuse sur Internet dès le 16 juillet, « Au pied du mur » (« Bir duvarın dibinde »), où elle raconte sa version du putsch manqué. Dans cette observation à chaud, un commentaire plein de finesse, elle réussit à exprimer le désarroi et les interrogations des citoyens sur un évènement qui ne ressemble à rien de connu — ni au coup d’Etat de septembre 1980, ni au événements du parc Gezi… Dans cette nouvelle configuration, les mosquées appellent au sursaut (républicain ?), les chasseurs F-16 frôlent les immeubles du centre-ville.
Mais ce n’est pas pour ce texte qu’on l’a arrêtée un mois plus tard, le soir du 17 août : la police a perquisitionné au journal et chez plusieurs membres de la rédaction de Özgür Gündem, un quotidien soutenant les revendications des Kurdes, proche du Parti démocratique des peuples (HDP), réputé pour son progressisme : c’est d’ailleurs la raison officielle de la suspension du quotidien. Le 16 août 2016, la 8e Cour criminelle d’Istanbul (İstanbul 8’inci Sulh Ceza Hakimliği) a ordonné la fermeture de Özgür Gündem, pour cause de propagande en faveur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce n’est pas la première fois que le journal fait l’objet de perquisitions ou de poursuites judiciaires, il a d’ailleurs été interdit de parution entre 1994 et 2011. Les arrestations concernent essentiellement de jeunes journalistes et l’un des principaux rédacteurs, Bayram Balcı (18 personnes en tout). Plusieurs cameramen de la chaîne IMC ont été arrêtés et les caméras saisies tandis que deux collègues venus soutenir les journalistes ont été arrêtés également. Parallèlement, plusieurs domiciles ont été perquisitionnés, dont ceux de Ragıp Zarakolu – journaliste et éditeur historique des années 1980 et 1990, précurseur de l’intérêt pour les minorités et pour ce que l’on appelle la « mosaïque turque » avec sa maison d’édition, Belge –, et d’Aslı Erdoğan, dont Zarakolu est l’éditeur. Elle se trouvait chez elle ce soir-là, on l’a donc immédiatement emmenée en garde à vue au Bureau de lutte contre le terrorisme de la Sécurité turque (İstanbul Emniyet Müdürlüğü Terörle Mücadele Şubesi). Une garde à vue de trois jours au moins, renforcée par cinq jours d’interdiction de contact avec ses avocats. Transférée à l’hôpital pour examens le 18, elle a ensuite réintégré le centre d’interrogatoire avant d’être déférée au tribunal le lendemain pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste », « appartenance à une organisation terroriste » et « incitation au désordre ».
Les réactions en Turquie et en France n’ont pas tardé. Pétition lancée à Istanbul par un agent littéraire, articles en faveur de la romancière, inquiétude du Pen Club, réunions de protestation… De nombreux journaux ont relayé la nouvelle de l’interdiction de Özgür Gündem et le porte-parole du ministère des affaires étrangères des États-Unis a précisé que la fermeture du journal et l’arrestation des journalistes préoccupaient son gouvernement.
Asli Erdoğan publie des romans et des nouvelles depuis 1993 (1). Elle est une voix importante de la littérature contemporaine, toujours politique et poétique, transmuant la matière violente de la réalité contemporaine en diamants noirs où s’inscrit le mystère des choses. Lauréate de nombreux prix, traduite en français, anglais, allemand, italien, suédois, norvégien et arabe, elle incarne le rayonnement de la nouvelle littérature turque, celle de la génération d’après Orhan Pamuk. Précisons encore qu’elle a fait l’objet d’un documentaire tourné par Osman Okkan pour la chaîne Arte (aux côtés de cinq autres auteurs dont Yachar Kemal et Pamuk). En tant que journaliste, elle a collaboré au quotidien de gauche turc Radikal jusqu’en 2006. Et depuis plusieurs années, elle était proche de l’hebdomadaire arméno-turc AGOS tout en contribuant au journal Özgür Gündem, à travers des articles de plus en plus explicites, marqués par le seul « militantisme » d’un profond humanisme.
Depuis le début des années 1990 et jusqu’au mois dernier, en dépit des procès et des risques (2), on pouvait encore dire et écrire beaucoup de choses en Turquie. Aujourd’hui, 131 médias ont été fermés (radio, télévision, revues, maisons d’édition) par un décret paru le 27 juillet au Journal officiel. Au titre de la lutte contre l’Organisation terroriste Fethullah Gülen (FETÖ), la sympathie ou le soutien apportés au mouvement kurde, sous ses formes diverses, sont désormais considérés comme une trahison. Les journalistes sont en première ligne lors des périodes de purge, on leur reproche leur militantisme et leur volonté de fouiller dans les coins. Mais les essayistes aussi commencent à être inquiétés, comme Hasan Cemal (3) et Müslüm Yücel, auteurs de plusieurs livres sur la question kurde : dans le contexte d’une recrudescence des combats avec le PKK, leurs ouvrages viennent d’être interdits à la vente. Quant au poète Hilmi Yavuz, 82 ans, il a été arrêté en juillet : en tant que collaborateur de longue date du journal Zaman, il était soupçonné de complicité avec ces Gülenistes que l’État turc entend éradiquer depuis le 16 juillet. Ce pays qui se plaint toujours de souffrir d’une image négative, aujourd’hui la mérite.