«Le type est coincé devant la porte et on lui demande de changer le code… du travail. », balance Fred tandis que Richard projette, barbe blanche et yeux bleus couleur boréale, sa voix rauque : « Si le canapé miaule… vous êtes assis sur le chat ! » Le collectif Pas sages, c’est un rassemblement de comédiens, saltimbanques et musiciens qui se donnent du temps, pour jouer ensemble, durant deux semaines au mois d’août, dans la Vallée de l’Ance.
Sylvain, la belle cinquantaine et l’accent parisien des faubourgs, fait résonner à 1 000 mètres les mots de Raymond Devos ou de Pierre Desproges. Il vient de Bourgogne tandis que Séline, qui embouche sa clarinette, arrive de Paris. Les neuf comédiens enchaînent jeux de mots et trouvailles facétieuses devant le Coq Noir, une jasserie de montagne transformée en auberge, au-dessus de Valcivières, dans le Puy-de-Dôme. La troupe qui, depuis neuf ans, s’improvise au fil des rencontres, joue six fois et dans six villages, le tout au chapeau et en plein air, dans des villages reculés de l’Ance.
Sylvain, fringant, en costume noir — c’est le « dress code » — comme tous ses acolytes, harangue le public nombreux devant un paysage à couper le souffle : Il détache les syllabes : « Je m’en fous » lâche-t-il. Juste après, la blonde Laila, à peine vêtue d’une robe noire, déchire le ciel avec un chant italien : « Pan Pentito ». Elle reprendra l’original de « Que nadie sepa mi suffrir » que l’on connaît reprise par Edith Piaf. Fred a composé un sketch sur les cycloules, des intégristes qu’on ferait mieux de renvoyer dans la ville du vélo, Amsterdam… On entend aussi « Fils de Marin », un chant anarchiste, et « Le matin je me lève en chantant », qui de façon inattendue sonne féministe, ce qui fait plaisir à la ménagère gauchiste installée sur son pliant Guevara. Séline raconte les débuts du cabaret à Saillant grâce à Antoine, un ancien élève du Théâtre National de Strasbourg : « Nous avons commencé avec Jean-Louis Hourdin et essayons de jouer à l’horizontale. » Sans jeux de mots cette fois. « Faire du théâtre sans travailler. On prépare chacun chez soi des propositions et on les reprend ensemble si ça plait à tous. »
Fred, venu de Bretagne et coiffé d’un chapeau, raconte : « On va toujours dans les mêmes villages. On organise des stages aussi. » Camille, qui est du coin, est arrivé au théâtre comme cela. Il vient de jouer « La révolution ne sera pas télévisée » de Gil Scott-Heron. Entre morceaux sociaux et chansons réalistes, se glissent des saynètes grivoises. Nous ne sommes pas dans du théâtre engagé, comme peut le représenter la compagnie Jolie Môme, qui officie sur la montagne en face. Plutôt « un répertoire à tendance libertaire, libre. » Séline ajoute : « Antoine proposait beaucoup de Dario Fo. Les éleveurs sont assez concernés par la question de la terre dans ces pièces. » Fred a joué « Bavure » de Jehan Jonas, un chansonnier libertaire resté méconnu. C’est évocateur, notamment après la mort d’Adama Traoré cet été.
Pas de fil rouge, « mais ça marche quand même. » Fred insiste autant que Camille : « On joue au chapeau. Et ça paye un peu. De quoi se défrayer. » Ça a eu payé ? disait Fernand Raynaud, un local. « Jouer dehors, avec une acoustique difficile, au chapeau, ça donne envie de faire ça dans la vie. » Camille, la barbe noire et le débit rapide, rappelle ce qu’était la parade dans les villages : à l’entendre on se croirait dans les premières pages du Capitaine Fracasse de Théophile Gautier, quand le baron de Sigognac se joint à la troupe. Les « saltimbanques » apportent aussi les nouvelles du monde dans une communication directe, avec le point de vue d’en-bas. Comment ne pas parler de la « loi travail » cet été ? D’autant que personne ne se souvient d’une manifestation à Saint Clément de Valorgue !
Les échanges s’imaginent au loin aussi. Comme avec les membres de la Scighera de Milan ou ceux de Passamontagne, qui collectent les chansons des alpages piémontais. Ces contrebandiers de la parole populaire sont itérativement de passage dans la région et y proposent des ateliers de chants anarchistes comme des moments de réflexions sur les collectages d’Allan Lomax, un ethnomusicologue américain qui a traversé l’Italie des années 1950 en enregistrant les chants populaires.
Le public nombreux du Coq Noir apprécie ce cabaret près des gens, insolent, mais fort en bouche comme la fourme de ces montagnes.