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La mémoire créative

Tisser la mémoire de la révolution syrienne

par Marina Da Silva, 6 octobre 2016
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© Darayya

Fondatrice du site The Creative Memory, qui a pour ambition de rendre compte de toutes les formes d’expression intellectuelle et artistique produites depuis le début de la révolution syrienne, en 2011, jusqu’à aujourd’hui, Sana Yazigi était l’invitée du festival des Francophonies en Limousin, avant d’aller à Saint-Nazaire et à Bordeaux. Si cette 33e édition, qui se déroulait du 21 septembre au 1er octobre, mettait au cœur de ses pulsations le festival des Quatre Chemins d’Haïti, elle accueillait également des artistes du Canada, de Belgique, Suisse, Serbie, du Congo, Burkina Faso et du Togo dans un éventail de projets singuliers et stimulants.

La présence de Sana Yazigi, aux côtés de son compatriote Wael Ali, qui donnait Je ne m’en souviens plus, témoignage-choc du musicien exilé Hassan Abd Alrahman sur sa propre détention dans les années 1980, s’inscrit dans le désir fort de Marie-Agnès Sevestre, directrice du festival, « de faire entendre des voix qui jaillissent des geôles et des ruines » et d’œuvrer à « un espace naturel de l’échange avec le lointain, sans assujettissement aux modèles occidentaux ».

Sana Yazigi est née en 1970, l’année de la prise de pouvoir de Hafez Al Assad. Elle est diplômée des Beaux-Arts de Damas, spécialisée en arts graphiques, et concevra la maquette de l’édition arabe du Monde diplomatique. Elle s’attelle à la réalisation d’un agenda culturel mensuel en arabe et en anglais, Yawmeyat thaqafiy/The Cultural Diary, lorsqu’éclatent les premières manifestations en Syrie en février et mars 2011. Solidaires de la révolution tunisienne, des adolescents de Deraa, à la frontière avec la Jordanie et à proximité du Golan occupé et de la Palestine, ont écrit sur le mur de leur école un slogan frondeur : « Jay alek el ddor ya doctor » (« Ton tour arrive, docteur »). Un geste qu’ils vont payer au prix fort et qui va enclencher un cycle de répression et de terreur sans précédent.

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Sept raisons pour un changement sans guerre civile en Syrie (septembre 2011)
L’ancienne édition arabe du Monde diplomatique. Toutes les éditions internationales

Pour Sana Yazigi, c’est d’abord un immense espoir. Avec l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad, en 2000, la Syrie a connu une ouverture économique qui a désenclavé le pays mais entraîné la destruction de tous les services de l’État : éducation, santé, transports… « Ma situation était plutôt privilégiée mais même comme cela, il fallait en passer par la soumission et l’humiliation pour pouvoir vivre au quotidien ». Par la surveillance et la censure aussi qui obligent à tout un tas de procédures et d’autorisations pour réaliser la moindre exposition ou publication. « Il faut faire beaucoup de compromis. Tout passe par le non-dit ».

C’est aussi cet étouffement de la société qui a uni tous les Syriens. L’abrogation de l’état d’urgence, en vigueur depuis 1963, est un des enjeux du soulèvement. « La révolution est faite par tous les Syriens, elle est portée par toutes les couches sociales. » Sana Yazigi est de toutes les manifestations. Puis, au bout d’un an et demi d’épuisement, elle décide de se réfugier avec sa famille au Liban. Ils pensent partir pour quelques mois mais sont toujours à Beyrouth aujourd’hui. « En tant que rescapée, j’ai une responsabilité et il n’est pas question de tomber dans la dépression où l’impuissance ». Ce sera Creative Memory, une plateforme numérique qu’elle conçoit sur Wordpress avec quelques compagnons de route. Ils veulent collecter, catégoriser, éditer, archiver tous les modes d’expression des Syriens, assumés dans des prises de risque extraordinaires, comme ces graffitis tracés sur « les bus verts ». « C’étaient les bus des transports publics, puis ils ont servi à transporter les manifestants vers des centres de détention et actuellement ils sont utilisés pour déporter les habitants d’une ville à l’autre. »

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© Jaber-Al-Azmeh

Ils récoltent toutes formes et matières : dessins, sculptures, vidéos, photos, poèmes, chansons, caricatures, textes…, qu’ils classent selon leurs dates et lieux de création. « Nous enquêtons sur la façon dont les gens ont traduit leurs revendications politiques, économiques et sociales. Nous suivons les pistes et les traces laissées par tous ces Syriens ». Ils collectent toutes les formes d’expression qu’ils peuvent trouver sur la Toile et les réseaux sociaux en prenant le soin de les vérifier et de les répertorier, afin de préserver la mémoire de la révolution syrienne.

Aujourd’hui l’équipe de Creative Memory, soutenue par la Fondation Friedrich Ebert, l’ambassade de Norvège, l’Institut Français et le CCFD, est passée de quatre collaborateurs à une dizaine. « On trouve sur le site quelque 23 000 documents en trois langues, arabe, anglais et français. Le taux de fréquentation est de 5 à 6 000 visites par mois et peut aller jusqu’à 12 000 selon l’actualité, bien que ce ne soit pas du tout un site d’information mais d’archives ».

Lire aussi Hana Jaber, « Qui accueille vraiment les réfugiés ? », Le Monde diplomatique, octobre 2015.

Dépassés par le rayonnement international du site, la phase suivante sera d’en refaire une nouvelle version pour en faciliter la lecture et l’archivage. Une tâche à laquelle se consacre entièrement Sana Yazigi tout en animant des ateliers d’art-thérapie pour les enfants réfugiés syriens au Liban. Beaucoup d’entre eux sont dans la Békaa ou dans les camps de réfugiés palestiniens. « On est là où sont les pauvres ». Or, « Un mort ne peut pas porter un autre mort », comme disent les Palestiniens des camps.

Comment regarde-t-elle l’avenir de son pays ? « On a vu le pire dès le premier jour. Dès le début, c’était une guerre contre la population, une situation inédite dans l’histoire de la Syrie. Aujourd’hui, c’est une continuité. Et on assiste, au niveau international, à l’abandon de la Syrie. Je crois qu’on va laisser pourrir la situation comme en Palestine et au Liban ».

Alors contre l’abandon et l’oubli, Sana Yazigi occupe l’espace de la Toile et fait flamboyer la parole des Syriens qui prennent l’espace public au péril de leur vie.

Après Limoges et Saint-Nazaire où elle présente le projet, elle inaugurera à Bordeaux l’exposition d’une vingtaine d’œuvres extraites du site. Jusqu’au 25 octobre, dans le cadre du Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.

Elle sera également en mars au Tamdem d’Arras-Douai.

Marina Da Silva

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