Les polémiques sur les questions religieuses, qu’on y participe ou qu’on s’en défie, ne sont pas si nouvelles que l’on puisse faire comme si tout était nouveau. Et quelques précautions qu’il faille prendre dans les références au passé, il reste des traces éclairantes des anciennes controverses dans des textes particulièrement incisifs et lucides. C’est le cas de ce texte d’Étienne de La Boétie, surtout connu comme l’auteur du Traité de la servitude volontaire et comme l’ami de Montaigne (« parce que c’était lui parce que c’était moi » (1)), témoin des guerres de religion de la deuxième moitié du XVIe siècle. Dans un mémoire touchant à l’édit de janvier 1562, il osait une interprétation paradoxale des conflits religieux, en fait non religieux, ou si peu. Il serait dommage de se priver d’une longue citation dans la belle langue de son temps :
Nous sommes en différend ou bien pour raison des choses qui consistent en opinions, ou bien à cause de celles qui gisent en observations et harmonies extérieures. Pour le regard des opinions on se trompe fort si on pense que tant d’homes se soient séparés de nous pour la contrariété de l’opinion. En la plupart des choses, de cent mille qu’il y a, par aventure en France, aux églises réformées, il y en a, possible, deux cents qui savent de quoi il est question. Tous les autres savent bien qu’il y a différend, mais non pas qu’il n’y a grand peine de quoi. Et cela se verrait si on leur proposait les différends qui sont les plus grands, comme du péché originel, de la prédestination, de la providence, de l’élection et réprobation, de la justification, des œuvres de la foi ; si la foi est simple créance ou assurance de son élection ; s’il suffit d’être enfants de fidèles, ou si le baptême extérieur est nécessaire au salut ; si le corps et sang de Jésus Christ en l’Eucharistie, est reçu corporellement, comme disent les catholiques, et Luther, ou seulement en foi, comme dit Zwingli et Calvin ; si la substance du pain demeure, comme veut Martin Luther, ou si elle n’y est plus, comme le veut l’Église romaine. Lors connaîtra on clairement qu’ils ne sont point séparés pour pensée que nous ayons en cela mauvaise opinion, car ils ne savent ni la nôtre ni la leur ; et souvent à les ouïr parler, ils parlent aussitôt contre leur doctrine que contre la nôtre. Mais c’est l’autre différend qui les fait désunir, nos cérémonies et observations ; car cela est visible et consiste en l’apparence extérieure, à quoi le populaire a toujours coutume de s’arrêter plus qu’à nulle autre chose. Et en cela, à mon avis, si on y prend garde, de ce à quoi ils se scandalisent le plus est ce que nous pouvons accoutrer le plus aisément sans faire aucun tort à notre doctrine. Il est vrai que je ne prétends pas contenter les chefs de leur religion, qui ne seront jamais satisfaits, quelle mine qu’ils fassent, sinon qu’on leur laisse une grande domination, un empire spirituel en tout semblable à celui du Pape, sinon en la magnificence qui se voit par dehors.Étienne de La Boétie, Mémoire touchant l’édit de janvier 1562
Étienne de La Boétie dément donc la raison que se donnent les adversaires dans ce que l’on va appeler les guerres de religion. Ils s’affrontent non point pour des raisons religieuses, non point par conviction (La Boétie parle d’« opinions » mais nous parlerions plutôt aujourd’hui de « convictions » pour marquer la force significativement perdue par le mot original), que pour des raisons d’apparences ou d’accoutrement, pourrions-nous dire à sa suite. Il semble même prendre un malin plaisir à énumérer les questions théologiques ou dogmatiques qui diviseraient protestants et catholiques s’ils allaient au fond des choses. Or la plupart n’y comprennent rien. Après des siècles de sécularisation et de rationalisation, le constat est encore plus frappant tant il prend à contre-pied le sens commun de son temps. Non content de cela, La Boétie interprète les querelles religieuses du XVIe siècle comme des luttes politiques, dans lesquelles il discerne l’action d’entrepreneurs politiques habiles à manier les symboles. Interprétation qui se conclut par un pari cynique : s’ils l’emportaient, ils feraient la même chose que ceux qu’ils ont vaincu, quoi qu’ils en disent.
Lire aussi Georges Corm, « Pour une analyse profane des conflits », Le Monde diplomatique, février 2013.
La thèse serait toutefois incomplète sans énoncer les raisons réelles du différend. La Boétie, contrairement à beaucoup de polémistes d’aujourd’hui comme hier, ne se satisfait pas de rompre avec l’apparence : il désigne l’objet même du conflit, l’apparence. Les hommes se disputent en exhibant des accoutrements qui affichent leurs différences — depuis les habits jusqu’aux objets en passant par les gestes qui « distinguent ». Ces choses sont élémentaires, à la portée de chacun, contrairement aux questions théologiques complexes. Aussi dérisoires soient-elles, ce sont bien elles qui suscitent et entretiennent les luttes violentes qui agitent le royaume de France et ses voisins. Révéler la cause profonde du conflit permettrait, pensait-il, de le résoudre. La dénonciation de l’idolâtrie par les hérétiques lui fournissait un cadre démonstratif — ce qu’on appellera beaucoup plus tard une méthode de « pacification ». Aux catholiques, sur cette base hérétique, de faire la preuve que leur usage des images, scènes pieuses, tableaux et sculptures de personnages sacrés n’étaient pas des idoles, mais de simples rappels de la foi, bref des vertus de la religion des fidèles. Aussi proposa-t-il d’enlever toutes les adjonctions superflues qui pourraient soutenir un culte idolâtre, en disposant autrement les apparences — bouquets de fleurs, inscriptions, dispositions des églises etc. Croyait-il vraiment que cela suffise ? Au moins témoignait-il de sa bonne foi et désignait-il une sortie de crise.
On pourrait dire que La Boétie a cruellement raison de souligner l’importance des accoutrements dans les conflits et cruellement tort de ne pas leur accorder plus d’importance. Les guerres civiles passées ont suffisamment démontré la place des apparences dans l’identification ou les embrigadements totalitaires. La Boétie ne pouvait par exemple anticiper l’avenir du conflit dont il tentait de saisir la cause et donc la solution. En 1562, la France n’était qu’à l’orée des guerres de religion, dix ans avant le massacre de la Saint-Barthélémy (1572). De multiples paix religieuses tentèrent en vain de briser ce cercle infernal (2) jusqu’à ce que l’édit de Nantes, sous l’autorité d’un roi assez puissant et après beaucoup de lassitude et de massacres, n’impose en 1598 un modus vivendi entre les confessions. Lequel sera révoqué par l’édit de Fontainebleau en 1685. Il faudra attendre 1787 pour que la religion réformée soit définitivement reconnue. Et si les guerres de religion ne sont plus d’actualité, les mêmes raisons fracturent toujours nos sociétés. Avec cette même force que La Boétie aperçut sans en prendre toute la mesure ?
On sourit à l’idée de ressusciter un gentilhomme périgourdin du XVIe siècle pour le confronter aux différends suscités aujourd’hui par les accoutrements. Il serait quelque peu démuni devant les nouveaux objets de querelle, tel que le burkini à la fin de l’été 2016. Quant au voile, il ne le surprendrait pas. En son siècle, la tenue était la norme pour la gent féminine. Ensuite, il fut communément porté jusqu’en plein XXe siècle. Depuis 1989, il est souvent associé à l’islam et non plus aux vieilles femmes qui le portaient encore dans les campagnes. Il s’invite par intermittence jusque dans la campagne électorale présidentielle. On discute de sa place dans l’espace social, voire ici ou là de sa surface ou de sa couleur. Assurerait-on qu’il s’agit d’une question privée… et l’on prouvera qu’il s’agit d’un choix politique ; dira-t-on qu’il s’agit d’un choix politique… et il sera aisé de plaider qu’il s’agit d’une question privée. Cette incitation à se réfugier derrière un relativisme culturel fut formulée, après La Boétie, par Blaise Pascal — « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Relativisme sage (et parfois lâche) qui permet d’éviter les questions qui fâchent (à moins qu’elles ne soient piégées). On y risque surtout le ridicule.
Lire aussi Sahar Khalifa, « Femmes arabes dans le piège des images », Le Monde diplomatique, août 2015.
C’est que, comme l’écrivait Marx à propos du fétichisme de la marchandise, il y a d’un côté l’objet matériel brut, de l’autre la relation sociale engageant des significations. D’un côté les chiffons, le goût vestimentaire ou culinaire, des habitudes héritées ; de l’autre des signes de distinction, des marques d’identité et des croyances religieuses. Face au mélange de rationalisme et de modération qui pousse à minimiser les différences, le règne des apparences ne semble pas menacé. La Boétie n’avait pas encore compris que « c’est aux causes les plus apparentes que nous accordons la puissance la plus grande, bien qu’elles la reçoivent d’autres causes (3) ». A moins que l’on préfère un verdict plus ironique mais tout aussi réaliste : « il faudrait être fou pour ne pas se fier aux apparences ».