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Kalîla Wa Dimna : il était une fois un opéra

par Marina Da Silva, 19 décembre 2016
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De Rafah, dans la bande de Gaza, où il est né, à la prestigieuse scène du Festival d’Aix-en-Provence, le chemin parcouru par Moneim Adwan n’est pas banal. S’il chante depuis son enfance le répertoire populaire et classique arabe, après avoir appris la cantillation coranique, le tajwîd, c’est surtout à l’Université de Tripoli (Libye) qu’il se forme durant quatre ans avant d’entamer une carrière internationale qui le conduira sur de nombreuses scènes européennes et méditerranéennes. Compositeur, chanteur, virtuose du oud, il se distingue par son interprétation éblouissante des poèmes d’auteurs arabes classiques et contemporains, et plus particulièrement palestiniens, où Mahmoud Darwich figure en première place.

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En France depuis 2008, il voit se déclencher avec enthousiasme les « printemps arabes » en Tunisie, Jordanie, Syrie et Égypte, auxquels il rendra hommage au travers de nombreux concerts. Le désenchantement tragique qui s’en est suivi est aussi au cœur de Kalila Wa Dimna, qu’il a créé à Aix-en-Provence en juillet 2016 et qui vient de commencer sa tournée à Lille, avant d’aller au Mans, à Paris et à Dijon ainsi qu’à Beyrouth, Sfax et Carthage. Un opéra-fable, mis en scène par Olivier Letellier sous la direction musicale de Zied Zouari, pour un public de tous âges, chanté en français et en arabe.

Au départ, le Livre de Kalila et Dimna est un ensemble de fables animalières tirées d’une épopée de l’Inde du IIIe siècle, traduites en persan puis adaptées en arabe par Ibn al-Muqaffa au VIIIe siècle. C’est l’une d’entre elles, Le Lion et le Bœuf, qui est transposée ici. Le roi Lion souffre de solitude en son royaume sans que sa mère et ses sujets ne parviennent à le consoler. Jusqu’à sa rencontre avec le poète Chatraba qui va le subjuguer et devenir son ami, sous les yeux des deux chacals jumeaux, Dimna et Kalila. Si Kalila est bienveillante et juste, la jalousie et la capacité d’intrigue de Dimna est sans limite. Chatraba incarne la parole libre et la voix du peuple, il ne mâche pas ses mots et dénonce tous les dysfonctionnements du royaume pour ouvrir les yeux du souverain. Il n’en faut pas plus à Dimna pour retourner la situation et faire passer le poète aux yeux du roi pour un séditieux, signant ainsi son arrêt de mort. Hormis une scène où la reine joue avec une petite ménagerie d’animaux, les personnages de la fable sont devenus des humains dont l’identification selon leur rang social n’est pas fortuite.

C’est le Syrien Fady Jomar qui a écrit le livret avec Catherine Verlaguet. Moneim et Fady se sont connus sur Facebook. Jusqu’au jour où Moneim découvre que la page de Fady est fermée. « Il a été arrêté et emprisonné pendant six mois. Lorsqu’il a été libéré, il a raconté qu’il avait résisté à la folie en écrivant sur les murs des poèmes avec ses doigts ». Aujourd’hui, Fady vit en Allemagne, après être passé par un camp de réfugiés en Turquie. C’est là où Moneim est allé le rencontrer et lui a proposé de travailler avec lui. Kalila Wa Dimna, a fait sens tout de suite. Le conte traditionnel, qui fait partie du patrimoine populaire arabe, connu de tous, allait devenir une histoire contemporaine. Moneim est allé chercher les interprètes et les musiciens un à un, en faisant le tour du monde arabe : Tunisie, Maroc, Liban, Palestine, Turquie… « La plupart des répétitions se sont faites sur Skype ». Mais ils ont travaillé durant trois ans pour déjouer tous les obstacles — obtenir des visas est devenu aujourd’hui un parcours du combattant — et inventer une parole commune, « mélanger la tradition musicale monophonique du chant arabe aux codes polyphoniques de l’opéra, à sa théâtralité occidentale, à sa dramaturgie contemporaine ». 

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Sur le plateau, dans les décors dépouillés et subtils de Philippe Casaban et Eric Charbeau, Kalîla est interprétée par Ranine Chaar, Dimna par Moneim lui-même, Mohamed Jebali est le Roi, Reem Talhami la Mère du Roi, et Jean Chahid (celèbre finaliste de la « Star Ac’ » libanaise...), le poète Chatraba. Tous de grandes voix du répertoire, qui ont accepté avec joie et excitation d’être emmenés ailleurs.

Côté jardin de la scène, cinq musiciens (Zied Zouari au violon, Yassir Bousselam au violoncelle, Selahattin Kabaci à la clarinette, Abdulsamet Celikel au qanûn, et Wassim Halal aux percussions) forment un petit orchestre. Chacun d’eux est associé à un des personnages. Le joueur de qanûn — qui signifie aussi justice en arabe — est le compagnon du roi, le violoncelle, celui du poète...

Lire aussi Hicham Alaoui, « “Printemps arabe”, autant en emporte le vent ? », Le Monde diplomatique, décembre 2015.

Si le texte est très métaphorique, comme dans les Fables de La Fontaine où il n’était pas possible de dénoncer le pouvoir de manière frontale, il n’en reste pas moins très explicite. « Les printemps arabes ont été un immense espoir mais la révolte a été détournée et instrumentalisée ». C’est aussi ce que raconte Kalîla Wa Dimna dont la narration — au début, n’évitant pas toujours une certaine linéarité — gagne une intensité dramatique qui va crescendo : « Qu’est-il arrivé à ceux avec qui nous avons grandi ? » / « Qu’est-il arrivé à ceux que nous avons cru connaître ? » et se termine sur le chant de la fin de Chatraba qui emporte le public : « Si vous tuez un poète, il renaîtra en mille chansons. »

Kalîla Wa Dimna a été joué à l’opéra de Lille du 10 au 14 décembre et le sera :

— du 13 et 14 janvier au Mans (Les Quinconces)

— Les 11, 13 et 14 mai à l’opéra de Dijon

— le 19 mai à la Philarmonie de Paris.

Marina Da Silva

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