Apparemment, tous les candidats malheureux de 2016, des gens bien sous tous rapports, du genre honnête et rationnel, auraient perdu les élections à cause d’une dangereuse épidémie de « fausses nouvelles », de vidéos virales et de mèmes (1). Le problème après tout n’est pas tant que le capitalisme navigue en eaux troubles. Il est toute façon de mauvais goût de discuter de son naufrage imminent dans la bonne société. Non, la préoccupation principale, c’est bien plutôt ces folles rumeurs qui imaginent des icebergs géants à l’horizon.
Lire aussi Jerome Karabel, « Aux États-Unis, la stratégie du mépris », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
D’où la recrudescence soudaine de fausses solutions : interdiction des mèmes (proposition du Parti populaire espagnol) ; création de commissions d’experts chargées de valider la véracité des informations (projet avancé par l’autorité antitrust italienne) ; ouverture de centres de défense contre les fausses nouvelles qui infligeraient des amendes à Twitter, Facebook et consorts pour les avoir propagées (suggestion des autorités allemandes).
Cette dernière approche constitue un excellent moyen de promouvoir la liberté d’expression pour des sites comme Facebook, qui a récemment censuré la photo d’une statue de la ville de Bologne représentant Neptune nu — ô comble de l’indécence. Un conseil aux gouvernements autoritaires : si vous voulez censurer Internet sans faire d’histoire, il vous suffit de qualifier les articles qui vous déplaisent de « désinformation », et personne en Occident ne viendra protester.
Faut-il voir dans cette crise des fausses nouvelles la cause de la décadence de la démocratie ou bien la conséquence d’un malaise structurel, plus ancien et plus profond ? Tout le monde admet l’existence d’une crise, mais toute démocratie digne de ce nom devrait s’interroger sur sa nature : trouve-t-elle son origine dans la circulation massive de fausses nouvelles ou dans tout autre chose ?
Mais nos élites s’obstinent à faire l’autruche. Elles attribuent aux fausses nouvelles des explications erronées et superficielles en refusant de reconnaître l’existence d’un problème systémique. L’aisance avec laquelle les grandes institutions, des partis politiques aux think tanks en passant par les médias, se sont alignées pour faire des fausses nouvelles leur angle d’approche favori en dit long sur l’étroitesse de leur vision du monde (2).
Deux figures du déni
Le véritable risque encouru par les sociétés occidentales ne réside pas tant dans l’émergence d’une démocratie autoritaire que dans la persistance d’une démocratie immature. Ce manque de maturité, dont les élites font preuve tous les jours, se manifeste par deux sortes de déni : d’un côté le déni des causes économiques des problèmes actuels, de l’autre le déni de la corruption des experts.
Le premier s’exprime chaque fois que l’on attribue des phénomènes comme le Brexit ou la victoire de Donald Trump à des facteurs tels que le racisme ou l’ignorance des électeurs. Le deuxième chaque fois que l’on refuse de voir que l’immense frustration suscitée par les institutions en place provient non pas d’un manque de connaissance sur celles-ci, mais au contraire d’une connaissance trop avancée !
Lire aussi Serge Halimi, « Élections américaines : la déroute de l’intelligentsia », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
Aveuglés par ces deux types de déni, les décideurs préconisent d’intensifier ce qui avait déjà contribué à aliéner les citoyens : plus d’expertise, plus de centralisation, plus de règlementation. Forts de leur incapacité à penser en termes d’économie politique, ils finissent inévitablement par règlementer là où il ne faut pas.
La panique morale qu’entraînent les fausses nouvelles illustre la manière dont ces deux formes de déni condamnent la démocratie à une immaturité perpétuelle. Le refus de reconnaître les origines économiques de la crise des fausses nouvelles fait du Kremlin le bouc-émissaire idéal, au lieu de remettre en cause l’intenable modèle économique du capitalisme numérique.
Mais n’est-il pas évident qu’aucune intervention étrangère, qu’il s’agisse de la Russie ou d’autres États, ne serait capable de produire des informations virales à une telle échelle ? Les mouvements délirants qui font leur commerce des fausses nouvelles ne datent pas d’hier. Souvenez-vous de Lyndon LaRouche, cet homme politique américain adepte des théories du complot (3). Ce qui manquait aux tendances de ce type pour que leurs théories farfelues deviennent virales, ce n’est pas le soutien politique et financier de la Russie mais la puissante infrastructure numérique actuelle, abondamment subventionnée par la publicité en ligne.
Les fausses informations posent moins problème pour leur contenu que pour la rapidité et la facilité de leur diffusion, lesquelles sont rendues possibles par le capitalisme numérique d’aujourd’hui : pour des sociétés comme Google et Facebook, il est très rentable de produire et de faire circuler les informations les plus susceptibles d’être partagées.
Mais pour comprendre la crise de l’information, les élites doivent surmonter ces dénis et s’attaquer à l’économie politique de la communication. Or, personne ne veut admettre qu’au cours des trente dernières années, ce sont les partis de centre-gauche et de centre-droit qui ont vanté les mérites de la Silicon Valley, privatisé les télécommunications et adopté une attitude laxiste à l’égard des procédures antitrust.
L’autre forme de déni consiste à fermer les yeux sur la corruption des experts, à l’heure où des think tanks acceptent volontiers des financements provenant de gouvernements étrangers ; où des fournisseurs d’énergie subventionnent des projets de recherche douteux sur le réchauffement climatique ; où même la reine d’Angleterre — une populiste invétérée, comme chacun sait — interroge publiquement les économistes sur leur incapacité à prévoir la crise. Dans un monde où les médias agissent sous les ordres des professionnels des relations publiques et autres conseillers en com’, où des commissaires européens quittent leur poste pour aller travailler à Wall Street — peut-on reprocher aux citoyens leur scepticisme envers ces soi-disant experts ?
Pire encore, la réprobation des fausses nouvelles émane parfois de ces mêmes médias qui, du fait des difficultés économiques de l’édition en ligne, colportent des fausses nouvelles de leur cru. Prenez l’exemple du Washington Post, l’un des rares journaux qui génère encore des profits, mais qui a perdu en crédibilité ce qu’il a gagné en rentabilité (4).
Après avoir imprudemment accusé des sites d’information sérieux de faire le jeu de la propagande russe en se basant sur un rapport réalisé par une organisation douteuse, le journal a récemment mis en garde contre des cyber-attaques russes sur un réseau électrique de l’État du Vermont. De toute évidence, ces attaques ne se sont pas produites et le Washington Post n’a même pas pris la peine de vérifier les faits auprès du fournisseur d’énergie. À croire que cette économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux.
Les lamentations de journalistes qui exemptent leur profession de toute responsabilité achèvent d’ébranler la confiance dans l’expertise. Que la démocratie se fasse engloutir par les fausses nouvelles ou pas, une chose est sûre : elle se noie dans l’hypocrisie de son élite.
L’économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux.
Pris entre les deux formes de déni exposées, la classe politique et le monde des affaires n’auront de cesse de rechercher des solutions innovantes au problème des fausses nouvelles, comme elles continuent à le faire pour le dérèglement climatique. Un autre point commun rapproche ces deux phénomènes : de même que le dérèglement climatique est une conséquence logique du capitalisme fossile, de même les fausses nouvelles sont des émanations du capitalisme numérique.
On ne tardera pas à voir apparaître un réformateur providentiel, qui pour rompre avec la tendance autoritaire des propositions actuelles, donnera carte blanche à l’inventivité des marchés pour tout résoudre. Pourquoi pas, par exemple, un système d’échanges d’émissions post-vérité, dans lequel des organes de presse pourraient acheter auprès des gouvernements des permis pour diffuser de fausses informations ? Aussi ridicule et inefficace soit-il, un tel système ne manquerait pas de recevoir des prix d’innovation sociale.
Pour remédier à cette crise en évitant de former de mauvais diagnostics ou d’accorder trop de pouvoir aux élites, nous devons impérativement repenser les fondements du capitalisme numérique. Il faudrait pour cela donner moins de place, dans notre manière de vivre, de travailler et de communiquer, à la publicité en ligne et la compulsion malsaine du « click and share » qu’elle génère. En parallèle, il est nécessaire de déléguer davantage le pouvoir décisionnel aux citoyens plutôt qu’aux experts aisément corruptibles et aux entreprises vénales.
En d’autres termes, il s’agit de construire un monde où Facebook et Google auront cessé d’exercer une telle influence, un monde qui aura renoncé au solutionnisme technologique. Un défi ambitieux que seules des démocraties accomplies pourraient relever. Malheureusement, l’aveuglement des démocraties actuelles les conduit à désigner toutes sortes de coupables sans se remettre en question, tout en confiant toujours plus de problèmes à la Silicon Valley.