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La « Tragédie du roi Christophe » racontée au présent

Avec près d’une quarantaine d’artistes sur le plateau, Christian Schiaretti livre une version monumentale de « La Tragédie du roi Christophe » d’Aimé Césaire, une pièce-fleuve autour de la figure charismatique du chef de la première république noire, Haïti.

par Marina Da Silva, 9 février 2017
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Toutes les photos du billet sont de Michel Cavalca

Pour Christian Schiaretti, directeur du Théâtre national populaire de Villeurbanne, la décentralisation passe par le Burkina Faso. Après Une saison au Congo (écrite en 1966), il met en scène, avec la même troupe, élargie, La Tragédie du Roi Christophe (1963), chef-d’œuvre flamboyant d’Aimé Césaire. Quarante artistes, dont une vingtaine de comédiens parmi lesquels le collectif Béneeré du Burkina-Faso, quatorze figurants, quatre musiciens et une chanteuse. La rencontre avec le collectif Béneeré — l’une des troupes les plus dynamiques de l’Afrique de l’Ouest — a été déterminante pour Schiaretti, tant d’un point de vue artistique que personnel.

Le choix de Césaire — Christian Schiaretti a encore en projet de monter Une Tempête (1969), le dernier volet de la trilogie — s’est imposé pour mettre au devant de la scène la problématique de la colonisation et des indépendances, avec les comédiens du Pays des hommes intègres. Césaire a été « l’homme du vouloir-ensemble, c’est à dire de l’engagement par et pour le collectif, tout au long de sa longue action politique. Avec cette certitude, toujours affirmée, que les véritables avancées de la liberté et de la dignité ne sont pas celles qui s’octroient d’en haut ou d’ailleurs, mais celles qui se conquièrent — solitaires et solidaires — par la responsabilité collectivement assumée », selon les mots de Daniel Maximin, qui a été conseiller artistique pour la dramaturgie.

La pièce s’ouvre par un combat de coqs sur une place publique, véritable sport national en Haïti, et allégorie des querelles des politiciens. Le premier volatile figure Alexandre Pétion et le second Henri Christophe. En 1806, après la révolution et la proclamation de la première république noire du monde, en 1804, l’assassinat de Dessalines a provoqué la scission du pays entre le Sud (république d’Alexandre Pétion) et le Nord (royaume de Henri-Christophe). Christophe est couronné en 1811, sous le nom d’Henry Ier, et promulgue le Code Henry l’année suivante. Il veut conduire son peuple vers l’autonomie et inventer une culture nouvelle, puisant dans le modèle anglais d’une monarchie constitutionnelle et s’inspirant des traditions africaines. Mais une fois au pouvoir, l’homme qui a fait chuter le dictateur se transforme en tyran à son tour, sans tenir compte de la volonté de son peuple, en s’enfonçant peu à peu dans une solitude aveugle.

Césaire disait lui-même que La Tragédie du roi Christophe, qui représente un épisode authentique de l’histoire d’Haïti, était une œuvre complexe, qui se jouait en même temps sur trois plans différents : politique, humain et métaphysique. Un véritable défi pour la mise en scène, car pour Césaire « le théâtre est le moyen de mettre la poésie à la portée des masses, de donner à voir comme dirait Eluard » (1). Il a donné naissance « à un théâtre total, au développement multiforme et non linéaire, qui n’acceptera aucune contrainte, aucune règle de la dramaturgie classique. Poésie, prose, politique, danses, chants, rites, folklores, contes, films, tragique, burlesque, parodie s’y mêleront conformément à l’esthétique africaine mais aussi à l’esthétique européenne contemporaine », selon Jacqueline Leiner (2).

Des indications qui ont servi de canevas et d’inspiration à la mise en scène de Schiaretti, qui restitue les ambiances des quartiers populaires et des palais, les costumes des princes et les guenilles des pauvres, faisant fusionner tragédie et comédie, soliloques et dictons, poésie et langage cru. En fond de scène, dans une sorte d’estrade-habitacle en bois, un orchestre de chambre avec le compositeur Fabrice Devienne au piano, Henri Dorina à la basse, Aela Gourvennec ou Lydie Lefebvre au violoncelle, Jaco Largent aux percussions, interprète des musiques inattendues qui viennent sertir la voix jazzy et gospel de la chanteuse camerounaise Valérie Belinga.

Lorsque tous les artistes sont au plateau, c’est tout le peuple d’Haïti qui nous fait face. On a rarement le loisir de voir une telle distribution avec autant d’artistes de cette trempe. Marc Zinga interprète le rôle du roi Christophe avec incandescence, consumé de l’intérieur par une rébellion qui lui fait brûler sa vie par les deux bouts, jusqu’à ce qu’il soit frappé par un AVC, stoppé dans sa trajectoire. Comédien solaire, son jeu aimante tout comme la chorégraphie de ses partenaires de scène : Stéphane Bernard, Yaya Mbile Bitang, Olivier Borle, Paterne Boghasin, Mwanza Goutier, Safourata Kaboré , Marcel Mankita, Bwanga Pilipili, Emmanuel Rotoubam Mbaide, Halimata Nikiema, Aristide Tarnagda, Mahamadou Tindano, Julien Tiphaine, Charles Wattara, Rémi Yameogo, Marius Yelolo, Paul Zoungrana. Tous, dans leur présence et leur singularité restituent cette histoire de libération d’un peuple, glorieuse et malheureuse, qui continue à résonner si fort aujourd’hui.

Rappelons que la révolution française de 1789 n’a pas été immédiatement en rupture avec l’esclavage, dont il fallut attendre l’abolition en 1793. Un quart des revenus fiscaux du royaume de France provenait de Saint-Domingue, c’est-à-dire d’Haïti, et le Code noir donnait droit de vie et de mort aux planteurs sur les esclaves. C’est le rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte, en 1802, qui précipitera la guerre d’indépendance haïtienne. L’île payera à la France des « indemnités » financières jusqu’en… 1947 !

La voix de Césaire, poète de « la blessure sacrée », des « ancêtres imaginaires », du « vouloir obscur » d’un « long silence » et d’une « soif irrémédiable » vient toujours éclairer l’histoire de son siècle et du nôtre. Elle nous touche et nous transfigure.

Créée au Théâtre national populaire de Villeurbanne du 19 janvier au 12 février.

Puis à la Scène Nationale de Sceaux, Les Gémeaux, du 22 février au 12 mars.

Marina Da Silva

(1Entretien avec Khalid Chraibi, en avril 1965 pour la création de La Tragédie du roi Christophe par Jean-Marie Serreau à l’Odéon.

(2Actualité et universalité de La Tragédie du roi Christophe, programme de la Comédie-Française, juin 1991.

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