L’ancien patron de l’enseignement supérieur militaire français, aujourd’hui enseignant à Sciences Po et à HEC, n’est guère marqué « à gauche », mais avait tout de même été sanctionné en juillet 2010 — sur ordre du ministre de la défense Hervé Morin — pour avoir interrogé dans un article du Monde la stratégie américaine en Afghanistan.
Lire aussi Vincent Desportes, « L’arme nucléaire oubliée du débat français », Le Monde diplomatique, juin 2013.
Discutables et discutées, mais souvent décoiffantes, les réflexions de l’ex-général contribuent depuis des années à lancer ou entretenir des débats, dans le petit monde trop atone ou trop consensuel de la défense. Florilège de ses propos, publiés dans les Carnets des Dialogues du Matin, le 21 décembre 2016, à la suite d’une réunion à l’Institut Diderot :
Trump ou pas Trump
L’idée que le soldat Ryan pourrait revenir mourir sur les plages de Normandie est une illusion, ne serait-ce que parce que, vers 2040, la majorité des Américains ne sera plus d’origine européenne, mais afro- ou latino-américaine. Le lien sentimental et historique avec l’Europe, qui pouvait justifier d’envoyer mourir des soldats sur ses plages, sera trop faible…
Boulet
L’OTAN me semble désormais plutôt un problème qu’une réassurance. Car si les États-Unis ne reviendront pas, l’OTAN, en revanche, empêche les Européens de prendre en charge leur propre défense.
Éblouissement
Cela fait un certain temps maintenant que les Américains gagnent des batailles, mais pas les guerres. Nous ne devrions pas imiter ce modèle (…) Mais les équipements absolument superbes des Américains nous éblouissent, et au lieu de penser l’armée comme un système, chacun y va de sa petite exigence pour obtenir tel ou tel matériel dernier cri… (1)
Cruauté
Alors que la domination américaine est en train de s’affaisser, nous allons entrer dans une période de troubles importants — avec Dieu à nouveau enrôlé dans les conflits, ce qui n’est pas une bonne nouvelle : quand Dieu entre dans la guerre, celle-ci est toujours plus cruelle.
Incapables
Nous devons ne plus nous laisser endormir par le « marchand de sable nucléaire ». Parce que l’arme nucléaire était censée suffire à assurer la défense de notre territoire, nous avons laissé s’étioler nos forces conventionnelles. Nous le payons aujourd’hui, incapables de déployer au Sahel ou en Syrie et ailleurs les volumes de force dont nous avons besoin (2).
Brexit
Nous sommes désormais le seul pays européen à disposer d’une force de dissuasion nucléaire et d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais ce dernier statut est précaire. Il dépend de notre capacité à intervenir dans les crises. Une fois cette capacité disparue, plus rien ne le justifiera.
Chaos
Daech n’était pas notre affaire. Ce sont les États-Unis qui portent la responsabilité du désastre au Proche-Orient. Nous n’en serions pas là si Georges Bush n’avait pas eu l’illusion de croire que la guerre pouvait aisément déboucher sur un résultat politique. La France est, elle aussi, responsable du chaos, mais au Sahel, pas au Proche-Orient (…) où elle devrait laisser les États-Unis s’occuper des problèmes qu’ils ont eux-mêmes créés (3).
Bombes
Nous sommes surexposés stratégiquement, sans mesures correspondant à cette surexposition, notamment en termes de politique sécuritaire ou militaire. Autrement dit, nous avons bombardé Daech suffisamment pour provoquer le Bataclan et Nice, mais pas assez pour l’en empêcher…
Burn-out
Nos armées tournent beaucoup trop vite d’un théâtre d’opérations à un autre, elles s’usent. Beaucoup disent que même sur le plan tactique, nous risquons bientôt de ne plus pouvoir assurer une mission comme l’opération Serval [au Mali]. Nous avons des armées que leur suremploi asphyxie chaque jour davantage, proches du burn-out, au moral constamment en baisse.
Disponibilité
Nos armées sont sous-équipées, minées par ce que l’on nomme pudiquement des « réductions temporaires de capacité », qui se sont multipliées au cours des années sans jamais être comblées. Il faudrait plus d’un milliard d’euros par an consacré au maintien en condition opérationnelle uniquement pour que nos matériels retrouvent un taux de disponibilité correspondant à nos besoins.
Collectif
On maintient l’entraînement individuel, mais l’entraînement collectif, excepté pour certaines unités, tend à disparaître, car les armées n’ont plus le temps de l’assurer. Or on sait bien que la force d’une armée, c’est le collectif. On laisse ainsi ce qui fait l’essentiel d’une armée se dégrader progressivement.
Temps long
Si vous voulez des cadres, vous ne pouvez pas faire comme dans une entreprise et aller recruter le directeur général d’une autre société : pour faire un général, il faut compter vingt-cinq ans ; un colonel, vingt ; un bon chef de section, dix, etc. Augmenter l’armée de terre de trente mille hommes (4), ça ne peut pas prendre moins de dix ans ; et construire une flotte, ça prend trente ans…
Retrait
Comme le budget est sous-dimensionné, les opérations extérieures sont constamment planifiées avec des contraintes de coût très importantes. Résultat : on n’envoie pas les effectifs qui correspondent aux besoins opérationnels (5), et on programme au plus vite le retrait, parce qu’il faut absolument réduire la dépense — ce qui nous condamne à n’avoir que des succès tactiques ponctuels, sans pouvoir les transformer en succès stratégiques (6).
Vetusté
Étant donnée la vétusté de la plupart de nos équipements militaires, nos soldats sont en danger. L’armée française a, d’un côté, le matériel le plus sophistiqué : ses Rafale, ses hélicoptères Tigre ou Caïman, le Charles de Gaulle, etc. Mais dans le même temps, nos soldats font la guerre au Sahel avec des équipements qui ont deux fois leur âge. C’est ce que j’appelle de la « gériatrie capacitaire ».
Duo de choc
Une force nucléaire sans forces conventionnelles ne sert à rien. Ce n’est pas avec des sous-marins nucléaires que vous protégerez les six mille Français de Bamako, comme en janvier 2013. Ce n’est pas avec des Rafale et leurs missiles que vous stabiliserez la Centrafrique…
Amputation
En 2012, la « nouvelle gouvernance » mise en place par le ministère a enlevé au chef d’état-major des armées une très grande partie de ses pouvoirs en matière de relations internationales — comme si ce domaine était accessoire pour des armées qui passent leur temps à s’en occuper sur le terrain. Pire : on lui a enlevé la politique des ressources humaines, c’est-à-dire la responsabilité des hommes…
Ambition
Il existe une différence entre armée des nécessités et armée des choix. D’un côté, personne ne peut nier que la France est menacée et qu’elle doit avoir la capacité de faire face, d’où la nécessité de boucher certaines déficiences capacitaires. Mais il y a aussi l’armée des choix, que l’on décide d’avoir si l’on pense que la France a encore quelque chose à dire au monde : si on le croit, alors elle a besoin de forces armées qui se tiennent (7).
Parole
Les militaires ne s’expriment pas, alors qu’ils le pourraient : la loi ne le leur interdit pas, mais ils s’autocensurent. Ce silence n’est pas le meilleur service qu’ils rendent aux armées et à la France. Ils auraient dû s’exprimer à haute voix sur les multiples réformes qu’a subies notre armée, qui ont toutes conduit à la situation présente.