Le premier est un immense écrivain congolais né en 1947 à Kinwanza (Zaïre) et mort le 14 juin 1995 au Congo-Brazzaville à l’âge de 47 ans. Poète et aussi dramaturge, metteur en scène et fondateur du Rocado Zulu Théâtre, Sony Labou Tansi laisse une œuvre forte et flamboyante : six romans, une quinzaine de pièces et des poèmes à l’infini dont le fil rouge est la révolte et l’engagement. Contemporain de son aîné Aimé Césaire dont il disait qu’il lui avait emprunté « trois petites choses qu’il aura été grandiosement : c’est-à-dire un poète, un penseur et un homme », on ne peut que s’étonner du manque de reconnaissance que son œuvre, de la veine de celle de Césaire, eut de son vivant, une grande partie n’ayant été éditée qu’après sa mort. Sa notoriété n’a pris vraiment son envol que depuis quelques années, notamment grâce à la découverte récente de plusieurs manuscrits, dont certains ont été publiés en 2015 comme Encre, sueur, salive et sang, dans une édition établie et présentée par Greta Rodriguez-Antoniotti, au Seuil.
Lire aussi Boubacar Boris Diop, « Francophonie : le dilemme des écrivains africains », Le Monde diplomatique, mars 2017.
Le second, Dieudonné Niangouna, est également auteur et poète, acteur et metteur en scène, directeur du festival international de théâtre de Mantsina-sur-scène à Brazzaville, où il est né en 1976, et a grandi au milieu des guerres qui ont ravagé son pays tout au long des années 1990. Avec son frère Criss, il a crée sa compagnie Les Bruits de la Rue pour ancrer son théâtre dans le monde qui les entoure, les rues de leur ville, et faire naître une écriture et une esthétique nouvelles. Il a mis ses pas dans ceux de Sony en lui disant « : t’inquiète, mon vieux, je fais mon œuvre mais je termine la tienne ». C’est le prélude de la pièce Antoine m’a vendu son destin/ Sony chez les chiens que l’on peut voir jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Colline.
Et il ne faut pas manquer cette proposition théâtrale que l’on reçoit comme un uppercut. Dieudonné Niangouna occupe une place à part dans le paysage théâtral français qui met si peu à l’honneur les artistes africains. Il a été artiste associé au festival d’Avignon en 2013 où il présentait Sheda, le second volet de Trilogie des vertiges, une fresque-fleuve sur les rapports Nord-Sud avec ses migrations et ses guerres. Il y fut pas mal éreinté par la critique mais poursuit sans concession une recherche d’écriture, de texte et de plateau, qui répond à la radicalité de celle de Labou Tansi, en affirmant : « La situation actuelle m’oblige à interroger l’espace théâtral, en quoi peut-il jouer un rôle majeur pour configurer des nouvelles formes de pensées. Comment l’espace théâtral peut être déstabilisateur de son propre confort de penser ? »
Son approche la plus fulgurante de l’œuvre de l’icône du continent africain est sans doute l’adaptation de Machin la hernie, la version originale et intégrale du roman L’État honteux, publié en 1981, dont il donne un extrait en avril 2016 au Tarmac (malheureusement sur un temps de représentation infiniment trop court), dirigé à la perfection par Jean-Paul Delore. Il en porte la langue et le feu par le corps et par le souffle. L’on a rarement l’occasion de voir sur les plateaux un tel jeu prométhéen.
Si Antoine m’a vendu son destin/Sony chez les chiens ne provoque pas une telle secousse tellurique, c’est peut-être parce que Dieudonné, ici à la fois metteur en scène et acteur, n’a pas encore totalement trouvé ses marques et ses rythmes. Mais la matière est là, puissante et démiurgique, et nul doute qu’elle ira poursuivant sa métamorphose.
« Ce qui me touche et m’intéresse chez Sony c’est sa position d’être réel avec l’être. C’est en cela qu’il est devenu mon maître ». Il faut prendre au pied de la lettre ce que dit Dieudonné, qui est un athlète de la scène et un écorché vif qui joue tout sans tricher, habité par les mots de Sony Labou Tansi : « Si nous autres têtus d’Afrique demandons têtument la parole après cinq siècles de silence, c’est pour dire l’espoir à l’oreille d’une humanité bâclée. »
C’est avec cette urgente nécessité de prendre la parole qu’il construit Antoine m’a vendu son destin/Sony chez les chiens, un seul long texte qui en emmêle trois : Antoine m’a vendu son destin, pièce maîtresse dans l’œuvre théâtrale de Labou Tansi — et la racine principale du projet —, auquel viennent répondre post mortem Antoine chez les chiens et Sony chez les chiens de Niangouna. Ils s’imbriquent, se répondent et interpellent dans une sorte de dialogue parallèle, entre l’œuvre, l’auteur disparu et vivant, brouillant délibérément les pistes et les mots.
Antoine m’a vendu son destin est une tragédie déjantée où le dirigeant d’une dictature et ses fidèles généraux Riforoni et Moroni, craignant un vrai coup d’État, en fabriquent un faux pour « démasquer les vrais comploteurs ». Antoine sera déchu et mis en prison avec son garde du corps, sa mère et son amante. Mais dehors, le peuple réclame la libération du souverain qu’il s’est choisi. Bien sûr, la fable conjugue fiction et éléments de réalité.
Avec sa complice de jeu et d’univers, la comédienne Diariétou Keita, les deux acteurs-performers interprètent tous les rôles et toutes les voix, certaines étant pré-enregistrées dans une belle composition chorale. Au centre d’un dispositif trifrontal, qui place les spectateurs au plus près d’eux et des situations, ils ont édifié une immense sculpture mobile, dont les éléments viendront joncher le sol dans la dernière scène où, contre le désenchantement, ils vont danser « un long chant pour que le corps puisse s’émouvoir », le moment de grâce absolu du spectacle.
Antoine m’a vendu son destin, Sony Labou Tansi, Éditions Acoria, 1997.
Sony chez les chiens, suivi de Blues pour Sony, Dieudonné Niangouna, Éditions Acoria, 2016.
Jusqu’au 18 mars au Théâtre de la Colline
15, rue Malte Brun
Paris XXTél. : 01.44.62.52.52
Puis en tournée l’an prochain.