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Trump rouvre le marché des données personnelles

En ratifiant le texte adopté par le Sénat américain, qui permet aux opérateurs de télécommunications de vendre les données de leurs citoyens, Donald Trump affaiblit-il le rôle des États-Unis sur la Toile mondialisée ?

par Evgeny Morozov, 31 mars 2017
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Maison de poupées de Petronella Oortman, anonyme, entre 1686 et 1710.
Rijksmuseum, Amsterdam.

Les nombreux paradoxes qui hanteront Donald Trump ces prochains mois ont éclaté au grand jour lorsque le Sénat a abrogé les mesures de protection de la vie privée, prises en octobre dernier sous l’administration Obama.

Lire aussi Anne Deysine, « La Constitution contre Donald Trump », Le Monde diplomatique, avril 2017.

Dans le cadre d’un projet plus large de traiter les fournisseurs d’accès à Internet et les opérateurs téléphoniques comme des entreprises de services publics, M. Obama avait imposé des restrictions concernant leur utilisation des données issues des moteurs de recherche et des applications. Enhardis par leur nouveau président, les Républicains viennent d’autoriser ces entreprises à collecter, revendre et manipuler ces données sans permission des consommateurs.

Dans une perspective nationale à courte-vue, cette ouverture semble être une aubaine pour Verizon, AT&T et consorts, d’autant qu’ils se heurtent de plus en plus à leurs congénères de la Silicon Valley déjà si riches en données.

Les entreprises de télécommunications reprochaient (non sans raison) à l’administration Obama de favoriser les intérêts de Google et Facebook, lesquels sous couvert de beaux discours sur « la préservation d’un Internet libre » qui servent en réalité leurs intérêts commerciaux, ont pu bénéficier d’une réglementation un peu plus souple.

Les Démocrates, toujours à l’affût d’un sujet de querelle avec Donald Trump, ont évidemment sauté sur l’occasion, prédisant que cette nouvelle législation entraînerait une surveillance généralisée de la part des opérateurs de télécommunications — autant d’écarts que la Silicon Valley, bien entendu, n’est pas pas susceptible de commettre.

Grâce à la nouvelle législation, déplore Bill Nelson, un sénateur de Floride, « votre fournisseur d’accès Internet pourrait en savoir davantage sur votre santé et vos réactions face à la maladie que ce que vous voudriez confier à votre docteur ». Soit dit en passant, Google et Facebook sont déjà au courant, mais les Démocrates n’en étaient pas offusqués pour autant.

Ces derniers ne peuvent s’en prendre qu’à leur propre incompétence. Depuis le début des années 1980, les mouvements de centre gauche ne débattent plus des politiques technologiques en termes de justice ou d’inégalité (lire « Pour un populisme numérique (de gauche) »). Au contraire, préférant dans ce domaine comme dans tant d’autres, singer leurs rivaux néolibéraux, ils ont pris des décisions guidées par un objectif qui prend le pas sur tous les autres : l’innovation.

En construisant un programme politique sur des bases économiques aussi fragiles, ils restreignent le champ du débat sur cette question : la seule question étant dès lors de savoir quel type de politique produirait le plus d’innovation.

Dans ce débat, c’est toute l’histoire d’Internet — cet objet mouvant et sans contour qui regroupe aussi bien les ordinateurs centraux que les logiciels qui permettent de gérer les serveurs —, devient une pomme de discorde, et selon la perspective adoptée, peut nourrir les revendications en faveur de la réglementation, comme celles en faveur de la déréglementation des technologies numériques.

En dépit de ses prétendues entorses à l’orthodoxie où s’enlise le Parti républicain, le président Donald Trump reprend ses vues farfelues — partagées et prêchées par Fox News et un nouveau genre de médias avisés comme Breitbart — selon lesquelles les Démocrates ne seraient qu’une bande de socialistes refoulés qui dissimulent leur véritable programme radical derrière une prétentieuse rhétorque « droit-de-l’hommiste » et humanitariste.

Toujours aussi perspicace, M. Trump a accusé Mme Hillary Clinton et ses sous-fifres d’être à la solde de Wall Street et de Goldman Sachs : apparemment, c’est là que se situe le quartier général des socialistes révolutionnaires, ces temps-ci.

Pourtant, une analyse succincte de l’action de Bill Clinton et Barack Obama en faveur des entreprises américaines suffirait à révéler des instincts capitalistes bien enracinés. Du grand marché transatlantique (GMT, Tafta en anglais) à l’accord sur le commerce des services (ACS, TISA en anglais) en passant par l’étroite collaboration entre le Congrès américain et le Département du commerce qui a encouragé les exportations de nouvelles technologies (telle que la « ville intelligente », vendue par Microsoft, Cisco ou IBM), les Démocrates suivent depuis longtemps la devise : « America’s capital first » (« priorité au capital des États-Unis »). En cela, peu de choses les séparent des Républicains de l’ère pré-Trump.

En réalité, ce que Donald Trump, le diplomate John Bolton et les autres Républicains qui incarnent l’aile ouvertement unilatéraliste du parti, perçoivent comme un mélange dangereux de socialisme et d’humanitarisme n’est bien souvent qu’un mélange banal de capitalisme et de pseudo-humanitarisme.

Historiquement, Washington justifie son expansionnisme économique en invoquant la rhétorique universaliste du « village global », une vieille tactique qui remonte à Woodrow Wilson et n’a rien d’une invention de Clinton ou d’Obama. Quels que soient ses mérites théoriques, le multilatéralisme tel que le pratiquent les États-Unis a toujours signifié « multi-marché » avant tout, les beaux discours restant secondaires.

Parfois cette rhétorique fonctionne, mais pas toujours. Elle exige en tout cas une légitimité sur la scène internationale. C’est pourquoi de temps à autre, Washington doit soigner son image et brider ses ploutocrates en s’assurant que leur pillage du peuple américain ne ternisse pas outre mesure l’image de prospérité et de liberté qui sous-tend la domination du pays à l’étranger.

Barack Obama n’a pas changé grand chose à ce scénario. Par exemple, lors des révélations d’Edward Snowden, son administration ne s’est pas contentée de dire : « Nous formons un empire, nous contrôlons toutes les communications, alors il faudra vous y faire », comme l’aurait fait l’administration de George W. Bush par exemple. Non, celle d’Obama s’est évertuée à nier toute activité de surveillance abusive. Une stratégie tout à fait logique, sans laquelle la Silicon Valley n’inspirerait guère confiance et les institutions allemandes, russes ou chinoises refuseraient de stocker leurs documents sensibles sur des serveurs américains.

Voici en substance la réponse rassurante de M. Obama : les États-Unis sont animés de bonnes intentions et il faut leur faire confiance. D’ailleurs, ne s’est-il pas attaché à défendre la neutralité d’Internet ? Lorsqu’on fait remarquer, dans un effort pour percer la bulle rhétorique des acteurs du numérique, que restreindre la libre circulation des données n’est pas restreindre la liberté d’expression, mais bien plutôt fournir des instruments de protectionnisme économique, ou lorsqu’on invite les législateurs à ne pas abandonner la souveraineté technologique du pays — pour échapper au régime néocolonial de Silicon Valley —, on est aussitôt qualifiés de réactionnaire et d’autoritaire, généralement par les mêmes think tanks étroitement liés à Google, Facebook et Microsoft qui pullulent à Washington.

Lire aussi Michael Klare, « Le monde selon Donald Trump », Le Monde diplomatique, janvier 2017.

Poussé par les opérateurs télécoms américains, qui sont peu exposés au marché international, Donald Trump aurait pu faire plus pour raviver le débat sur la souveraineté technologique que tous les opposants à l’expansionnisme high-tech réunis.

Si la rentabilité à court terme de la déréglementation des télécommunications américaines ne fait aucun doute, en revanche on peine à concevoir que les pratiques engendrées — notamment le détournement des historiques de recherche et du trafic Internet pour nous infliger plus de publicités, avec le risque de transmettre plus de virus à nos appareils — maintiennent longtemps la vision d’un réseau Internet mondial profondément américanisé.

Or c’est cette confiance injustifiée — mais néanmoins approuvée tacitement par toutes les parties prenantes — dans l’Internet américanisé qui a soutenu la croissance spectaculaire du seul secteur de l’économie américaine qui se porte à merveille : la technologie.

Cette ère est bel et bien révolue. Barack Obama n’avait aucun mal à évoquer la nécessité de promouvoir « la liberté d’Internet » dans les États autoritaires, alors même qu’il supervisait le programme de surveillance le plus poussé de l’histoire. Le secteur des nouvelles technologies ne cessait de croître et de pénétrer de plus en plus de marchés étrangers.

Donald Trump, en revanche, n’a pas de beaux discours sur lesquels se rabattre et le programme de déréglementation des Républicains risque de refroidir tous les alliés internationaux qu’il aurait pu conserver s’il avait choisi une autre orientation. Rendre à l’Amérique sa grandeur en anéantissant l’hégémonie américaine sur la Toile : en voilà un slogan racoleur.

Evgeny Morozov

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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