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Afriques Capitales : quand l’art fait de la politique

par Sabine Cessou, 5 avril 2017
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Alexis Peskine. —Le radeau de la Méduse

La grande exposition qui a ouvert le 29 mars à La Villette invite à une déambulation poétique et politique dans ce qui ressemble à une grande ville africaine la nuit. Le parcours, labyrinthique, est ponctué d’œuvres fortes, triées sur le volet par le commissaire Simon Njami, ici maître de cérémonie. Ce dernier a voulu une progression dans l’exposition qui commence par des œuvres « légères » pour aller vers le cœur du sujet, des thématiques plus lourdement politiques.

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Godfried Donkor. — La lutte
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Abdoulaye Konaté. — Toile faite à partir de pièces découpées de bazin teint.

Dès l’entrée, pourtant, des lutteurs sénégalais sautent aux yeux du visiteur, offrant déjà matière à réflexion, grâce au travail du Ghanéen Godfried Donkor. Un peu plus loin, une toile rouge du grand artiste malien Abdoulaye Konaté frappe les esprits. Des pièces de coton teint semblent imbibées de sang, figurant un paysage urbain hérissé de minarets et jonché de corps. Portée immédiate et évidente : c’est la ville de Bamako endeuillée par les attentats, mais ce pourrait être partout, puisque la brutalité islamiste ne sévit pas seulement au Mali.

« Je suis Africain » s’écrit aussi en chinois

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Art et politique, que l’action redevienne sœur du rêve », Le Monde diplomatique, juillet 2013.

Des grands formats du peintre ivoirien Watts Ouattara, basé depuis de longues années à New York, s’inscrivent quelque part entre Matisse, Miro et Basquiat, tandis que le peintre soudanais Hassan Musa impose son style, en rendant hommage aux naufragés de Lampedusa. Le premier message de cette grande exposition paraît clair — politique lui aussi. La création africaine est si puissante qu’il est devenu impossible de l’ignorer, même à Paris, ancienne métropole coloniale si arrogante qu’elle n’a pas conscience de « découvrir » cette création avec une bonne longueur de retard sur Berlin, Venise ou Londres.

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Une des œuvres du peintre Watts Ouattara
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L’installation chinoise de François-Xavier Gbré

En fin de parcours, sur ce qui correspondrait à l’autel si le plan d’Afriques Capitales suivait celui d’une cathédrale, une installation du franco-ivoirien François-Xavier Gbré écrit ces mots en néons lumineux : « Je suis Africain », en chinois. Le message est éloquent sans l’être. Il s’agit d’un constat froid, sans jugement sur une question qui fâche, les uns dénonçant le néocolonialisme des investisseurs chinois et les autres vantant au contraire les bienfaits d’un partenariat plus égal qu’avec les anciennes puissances coloniales. De l’étage, en hauteur, on peut voir les mêmes idéogrammes reproduits par des coffrages disposés sur un socle massif. Ce socle minéral et froid, tout d’un bloc, fait penser aux tombeaux des pharaons égyptiens de la vallée des Rois, à Louxor — même si ce n’était pas l’intention initiale de l’artiste, qui voulait plutôt évoquer une table d’architecte. Sur les côtés de cette installation, des photos prises sur des chantiers en Afrique de l’Ouest montrent la traduction en français de mots utilitaires, « ciment », « pelle », « grue », qui doivent être vite appris par les contremaîtres chinois.

Rêver d’une existence de sac 

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Alexis Peskine
Photo de Sabine Cessou

Un autre plasticien, Alexis Peskine, né d’un père franco-russe et d’une mère afro-brésilienne, qui a récemment vendu roi du Maroc toute une exposition organisée à Dakar, propose une réflexion muette sur les migrants. Dans une vidéo, des tableaux presque photographiques défilent par mouvements d’allers-retours évocateurs. Un jeune rêve, oisif, dans son salon dakarois. Un autre, l’un de ces vendeurs sénégalais de porte-clés en tour Eiffel qui sillonnent le Trocadéro, est ici sublimé. Ce bana-bana qui s’échine à vendre des babioles aux touristes pour envoyer un peu d’argent à sa famille porte une couronne d’épines en forme de tour Eiffel, comme s’il était sacrifié. Son boubou brodé est taillé dans des sacs en plastique épais et bon marché, ballotté qu’il est par son « existence sans ancrage, précaire comme un sac », précise Alexis Peskine. Des hommes sachets que l’on peut jeter en les expulsant à tout moment.

Les rêves échoués des migrants. — Alexis Peskine.
Lire aussi Benoît Bréville, « Embarras de la gauche sur l’immigration », Le Monde diplomatique, avril 2017.

Une gracieuse princesse africaine déambule au champ de Mars et nourrit un bébé blond. Allusion claire à cette Afrique nourrice et terre nourricière, grande exportatrice de matières premières, de main-d’œuvre et jadis de chair à canon… Les anciens combattants ayant versé leur sang pour la France sont présents dans la vidéo, immuables, sur les frises de pierre grise du Musée de l’immigration, à la Porte Dorée. Quant à ces cohortes d’esclaves volontaires des temps modernes, qui courent à la mort en mer en payant très cher leur passage clandestin sur des pirogues affrétées vers l’Italie ou l’Espagne, ils finissent naufragés et seuls sur ce radeau de la Méduse qui transporte leurs rêves. Qu’ils partent ou non, d’ailleurs…

Sabine Cessou

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