Lire aussi « France : paysage avant la bataille électorale », Le Monde diplomatique, avril 2017.
Nul besoin de connaître son résultat pour affirmer que l’élection présidentielle de 2017 aura ressemblé à une farce. L’introduction d’élections primaires à droite, chez les écologistes et au Parti socialiste (PS), a attesté l’incapacité des partis politiques à faire le choix interne de leurs candidats. Chez Les Républicains (LR), on annonçait depuis des années le succès d’un candidat finalement battu. Au départ de la compétition officielle, pas moins de onze candidats restaient en lice. De manière inédite, les sondages ont bouleversé le scénario pour faire gagner François Fillon, avant que les affaires ne s’en mêlent.
Au détour d’emplois fictifs présumés de son épouse, de cadeaux avérés de ses « amis » et de ses excuses pathétiques, le candidat de la droite est apparu bassement intéressé après avoir fait campagne sur la probité politique. Dans cette palinodie, le spectacle le moins ridicule n’a pas été la recherche d’un plan B pour le remplacer, en la personne d’un candidat battu, voire d’un ancien président arrivé en troisième position, par ailleurs mis en examen. Tout cela pour revenir au point de départ avec le parjure de celui qui s’était engagé à renoncer dans l’hypothèse d’une mise en examen. La suggestion invraisemblable fut faite de reporter les élections. La révélation d’emplois fictifs au Front national (FN) ajoutait aux turpitudes. Jusqu’au refus de sa candidate, contemptrice de l’Europe, de se rendre à une convocation judiciaire, au motif de son… immunité de parlementaire européenne. L’incohérence voire le parjure se sont banalisés à en juger par le ralliement du candidat PS battu, parmi d’autres, à un candidat hors parti (mais pas hors système). Il semble donc que tous les principes de la compétition démocratique soient bafoués sans vergogne. La liste des trahisons, mensonges et vilénies pourrait être allongée pour conférer encore plus à cette élection présidentielle l’allure d’une farce.
Invoquant, à propos du coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis-Napoléon Bonaparte en France, un jugement de Hegel sur les événements qui se répèteraient toujours une fois — une sous-estimation à coup sûr —, Karl Marx écrit : « Hegel note quelque part que tous les événements et personnages historiques surviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : une fois comme tragédie et la fois d’après comme farce (1) ». Rarement proposition fut aussi belle que fausse, car nulle trace du propos « quelque part » chez Hegel — une citation apocryphe en somme. Quant au coup d’État qui tourna à la tragédie, ce fut celui de 1851 et non de 1799. Avec cette maxime, Marx nous a offert une belle démonstration de cet esprit littéraire dont Tocqueville souligne qu’il y importe plus de bien dire que de dire vrai.
Cela dit, si Louis Bonaparte, qui avait juré fidélité à une Constitution prévoyant un mandat présidentiel unique, se parjurait effectivement en faisant un coup d’État militaire, cela était tragique sans doute mais tellement prévisible. Au point que dans Paris, il n’était alors question que de la farce qui faisait rire, jusqu’aux plus farouches adversaires comme Victor Hugo : « On en venait à rire, se rappelait-il, on ne disait plus quel crime ! mais quelle farce (2) ». La farce, ce genre grotesque de théâtre, a connu en France en 2017 une forme politique inédite. Si le ridicule ne tue pas les personnes, il tue les institutions.
Lire aussi Sylvie Aprile, « Aux origines du présidentialisme », Le Monde diplomatique, avril 2017.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Et précisément, à propos de cette institution centrale de la Ve République. L’élection du président de la République n’a pas été instituée en 1958 tant le général de Gaulle ne pouvait prendre le pouvoir en imposant une réforme aussi contraire au parlementarisme qui, depuis 1851, était le dogme essentiel de l’orthodoxie républicaine — marquant par là son hostilité définitive au césarisme. Le général de Gaulle, déjà suspect d’autoritarisme, devait donc faire un compromis… jusqu’en 1962, où il utilisa l’occasion de l’attentat du Petit Clamart pour faire adopter par référendum l’élection du président de la République au suffrage universel. Provoquant l’indignation de la plupart des parlementaires jusqu’à celle de son ancien mentor Paul Reynaud. L’approbation obtenue au référendum de 1962, l’adhésion mesurée ensuite par les sondages, la participation électorale toujours plus élevée à tous les scrutins ont ensuite légitimé cette institution. Cela donnait doublement raison au général de Gaulle.
Sur le plan des institutions, la vision gaullienne était celle de « bonnes institutions ». Pas de doute sur le fait que cette élection du chef au suffrage universel était fondamentale pour un homme qui concevait l’autorité selon le rapport direct d’un chef avec son peuple. Conception d’un homme qui n’aura jamais cessé d’être un militaire attaché à l’unité de commandement, mais également héritée des lectures classiques anciennes, et précisément de celle d’Isocrate puis de Polybe au IIe siècle avant notre ère, qui attribuait la domination « universelle » de Rome à sa « Constitution » (3). La définition en était alors bien plus large que celle qui prévalait au milieu du XXe siècle, époque du constitutionnalisme triomphant, sur fond de changement politique en France mais surtout dans le contexte de l’émergence de nations indépendantes se dotant de textes fondamentaux : elle désignait chez les Anciens l’ensemble du système de gouvernement et aussi bien les valeurs que les règles — par exemple la vertu civique autant que les attributions d’une fonction politique. Le général de Gaulle, fin lecteur des classiques mais homme de son siècle, combinait ces deux registres en associant la rédaction d’une nouvelle Constitution à son retour au pouvoir, et en attendant de cette institution particulière — l’élection du président au suffrage universel —une légitimité supérieure et incontestable.
La longévité de la Ve République lui a encore donné raison, à constater la stabilité du nouveau régime par rapport à l’instabilité des républiques parlementaires précédentes. Un leitmotiv obsédant de ses premières années, un peu oublié mais probablement jamais complètement. Plusieurs décennies après, ce qui, sans être satisfaisant pour tous, pouvait se réclamer de l’efficacité sombre dans le ridicule. Derrière l’immuabilité apparente, bien des choses ont donc changé qui ont affecté les institutions de la Ve République — au sens où on l’entendait de Polybe à Rousseau au moins, c’est-à-dire non une Constitution moderne mais l’ensemble des règles, des mœurs, des valeurs et des rapports sociaux qui régissent le destin collectif d’un État.
Le diagnostic risque de paraître complexe, trop complexe en tout cas pour être rapidement réglé. Il faudrait en l’occurrence envisager les transformations de la situation de la France dans le monde, car on ne peut plus analyser la politique française comme si ce pays était un isolat sur la planète. Politique française prise dans les rets de l’interdépendance internationale, corps social mis à mal par les transformations globales — à commencer par la plus grande circulation des personnes et des marchandises —, la désindustrialisation, les déclassements et les faillites d’institutions comme l’école, incapables de créer les conditions d’une unité. Certes, le phénomène n’est pas seulement français. Mais ça n’est pas rassurant. Il n’empêche, un diagnostic restreint sur l’institution présidentielle peut être formulé :
• La fonction présidentielle a changé. Après plusieurs décennies de partage du pouvoir entre présidence et gouvernement, la concentration des prérogatives entre les mains du chef de l’État a conduit à un hyperprésidentialisme. Déjà des conseillers de l’Élysée avaient été promus au rang de ministres, comme Michel Jobert pendant le mandat de Georges Pompidou, Hubert Védrine sous le deuxième mandat de François Mitterrand ou encore Dominique de Villepin sous celui de Jacques Chirac, mais rien de systématique. Sans doute le virage le plus net est-il intervenu avec Nicolas Sarkozy qui l’a revendiqué. Jusqu’à concentrer à l’Élysée les ministères de l’intérieur, de l’économie, des affaires étrangères, sans parler de la justice avec des conseillers spéciaux autour du président ayant plus de poids que les ministres. On n’insistera pas sur le rôle du premier ministre, qualifié de « collaborateur ». Significativement, l’inflexion a été confirmée par François Hollande.
• Les politiques des gouvernements successifs ont paru assez systématiquement menées à contre-temps comme une espèce de fatalité voire de malédiction. Il y avait eu des chefs politiques pris à contre-pied comme Jacques Chirac en 1987 ou Édouard Balladur en 1994 sur les privatisations, mais rien d’aussi manifeste que l’élection de Nicolas Sarkozy avec des promesses de dérégulation, jusqu’à dire se prononcer en faveur des subprimes, promesses contrées par la crise financière de 2008 qui l’obligea à accepter l’intervention de l’État afin de sauver les banques et l’économie française. Jusqu’à s’en vanter par la suite. Quant à François Hollande, il ne s’est pas attaqué à la finance, n’a pas sauvé Florange, etc.
• En ne jurant plus que par les élections, les dirigeants politiques contribuent moins à un renforcement de la démocratie — comme ils le croient sûrement —qu’ils ne participent paradoxalement à la vider de sa substance. Pourquoi faire des élections ? Pour conquérir le pouvoir évidemment. À condition de ne pas omettre que l’élection désigne le vainqueur mais doit aussi lui conférer la légitimité de gouverner. Le cas du candidat LR montre bien combien la classe politique, du moins une partie d’entre elle, non celle des élus de base mais celle des prétendants aux hautes fonctions officielles, a perdu de vue la fonction légitimatrice de l’élection. Gagner, un point c’est tout, en prenant le pouvoir comme une capacité objective, une chose qu’on garde jusqu’à la prochaine élection. Une fois doté de ce sceptre ou ce trophée, les gouvernés n’auraient plus qu’à obtempérer. Inutile de dire que cette élection, qui dans l’esprit de son créateur visait à établir un lien direct entre le chef de l’État et le peuple, s’est éloignée de ses principes originels — quand bien même ce créateur serait perpétuellement convoqué (à contresens).
Lire aussi Razmig Keucheyan, « Le suffrage universel, une conquête toujours inachevée », Le Monde diplomatique, avril 2015.
Le cynisme ne date pas d’hier. Mais il était jusqu’alors corrigé par une dose de croyance démocratique. Aujourd’hui il n’y a plus qu’adhésion formaliste et essentiellement utilitaire au système représentatif. Or la démocratie n’est certainement jamais plus vivante que lorsqu’elle est contestée. Qui pour la contester aujourd’hui ? Elle n’a jamais été aussi atone, pour ne pas dire délaissée. La menace qui se précise est bien celle de l’indifférence — indifférence au peuple comme objet au nom duquel on parle et pour lequel on est censé agir : cécité curieuse des professionnels de la politique étrangement atteints d’un mal pernicieux, une sorte d’algoataraxie, une insensibilité à autrui, ici aux citoyens. On reste étonné par exemple de l’incompréhension de certains dirigeants politiques devant leur propre impopularité. La farce traduit donc l’impression laissée par un système politique réduit à une mécanique dont le sens a été perdu. Que les citoyens se laissent aller à l’indifférence démocratique par colère est une chose, que des dirigeants le fassent par intérêt en est une autre.