L’artiste Tchif, Béninois quadragénaire, est emblématique d’une génération qui se moque éperdument de savoir comment les anciennes métropoles coloniales voient l’Afrique, mais se préoccupe de dire comment elle-même se perçoit et s’envisage dans le monde.
Rue de Seine, à la galerie parisienne Vallois, il a exposé en mai son nouveau travail photographique : Africa My Name’s Job (jeu de mot sur « Afrique, mon nom est Travail » et « Mon nom est Job »). Cette série d’autoportraits mélange noir et blanc et couleurs, lui permettant de rester dans ses compositions habituelles de peintre. Il incarne dans les rues de sa ville, la capitale économique du Bénin, toute la panoplie de petits métiers du secteur informel qui permettent aux gens ordinaires de survivre. Vendeur de kpayo (essence frelatée en provenance du Nigeria voisin), de tomates, de tabac, zemidijan (taxi-moto), mécanicien en bleu de travail…
Tchif ne veut pas simplement rendre hommage à la résilience de ses contemporains et à une vie sans autre perspective d’avenir que le prochain billet de 10 000 francs CFA. « En fait, dit-il, cette situation n’est pas ce que je souhaite pour l’Afrique, où la vie devrait être plus confortable parce que le continent regorge de richesses. Les matières premières viennent de nos pays, mais nous ne produisons rien. Le café nous revient sous forme de Nescafé et le coton sous forme de serviettes fabriquées ailleurs. L’Afrique ne peut pas continuer comme ça. Elle doit s’organiser autrement et créer ses industries ».
Cette série sera exposée à Cotonou en juin, avant qu’il ne termine ce travail au Bénin puis s’attaque aux variantes du même thème dans d’autres capitales africaines. Des marchandes d’arachides à Dakar aux vendeurs de lunettes de soleil contrefaites à Abidjan, de sachets d’eau à Kinshasa ou de plumeaux en plumes d’autruche à Johannesburg, il veut partir à la découverte de populations pour lesquelles chaque centime compte. Son objectif : participer à une prise de conscience, sans céder au misérabilisme.
Repenser le rôle du secteur informel
Lire aussi Sabine Cessou, « Le poids du secteur informel en Afrique », « Afrique, enfer et eldorado », Manière de voir n˚143, octobre - novembre 2015.
Son propos est en phase avec ceux, plus académiques, que tient Felwine Sarr, économiste et écrivain sénégalais, selon lequel le secteur informel doit cesser d’être vu sous un angle négatif : « Au lieu d’examiner cette économie pour ce qu’elle est, on ne cesse de la prendre pour ce qu’elle aurait dû être »…
Il fait la jonction, comme d’autres, entre les nouveaux termes d’un débat tel qu’il est posé par certains artistes, et les réflexions en cours dans les milieux académiques — portées notamment par Ecrire l’Afrique-monde, premiers actes des Ateliers de la pensée organisés en octobre dernier à Dakar par Achille Mbembe et Felwine Sarr, et qui viennent d’être publiés chez Jimsaan et Philippe Rey.
Ancien caricaturiste de presse, Tchif s’est d’abord fait connaître par la puissance poétique de ses toiles, exposées du Brésil et au Nigeria en passant par Dubaï et les États-Unis, sans oublier Paris Art Fair cette année. « Des paysages vus du ciel, des planètes, de nouveaux territoires »… Voilà comment il décrit son travail, un sourire en coin. Soucieux d’aller toujours plus loin, il voit plus grand qu’un marché de l’art contemporain « où l’on croit que les artistes africains sont des analphabètes », dit-il. Regrettant l’absence de toute école des Beaux-Arts au Bénin, il a lancé en 2007 au centre de Cotonou un Espace qui porte son nom. Une entreprise culturelle qu’il conçoit comme une scène indépendante, alternative au Centre culturel français (CCF), un lieu d’apprentissage et d’échanges.