L’abstentionnisme a suscité les gros titres de la presse après les élections législatives de juin 2017. Habituellement, cette première donnée du vote est oubliée aussitôt qu’elle a été énoncée : seuls les suffrages exprimés « comptent ». Il est vrai que cette fois, l’abstentionnisme a passé le seuil symbolique des 50 %, spontanément associé à la démocratie, puis l’a même largement dépassé au second tour, pour atteindre le chiffre record de 57,36 % des inscrits (1). Un chiffre qui s’inscrit pourtant dans un mouvement long de recul de la participation électorale depuis trois décennies. Lequel touche toutes les élections — même si les élections présidentielles sont relativement épargnées — et beaucoup de pays. Sans être autant touchées que les élections locales, les législatives françaises sont particulièrement significatives car elles ont été longtemps les seules élections nationales au suffrage universel (de 1848 à 1965). Depuis la fin des années 1980, l’abstention a progressé d’environ 20 %. La régularité de l’augmentation à chaque scrutin suggère non seulement la continuité mais la profondeur du phénomène. D’autant que ce sont aujourd’hui les nouvelles générations électeurs qui l’amplifient. À ce rythme, la participation électorale sera de 20 % dans un quart de siècle et donc l’abstention de plus de 70 % ! Encore ce chiffre exagère-t-il la participation citoyenne (1) si l’on considère non plus seulement les inscrits mais tous les adultes en âge de voter (selon ce qu’on appelle le taux de mobilisation). Or le mouvement d’éloignement de la participation électorale devrait corrélativement entraîner une montée de la non-inscription et de la mal-inscription. C’était donc déjà une minorité de citoyens qui votait et cette minorité s’amoindrit encore. Tel un dernier réduit.
Lire aussi Evelyne Pieiller, « Pathologies de la démocratie », Le Monde diplomatique, juin 2017.
Il est symptomatique que pour la première fois sans doute, du moins à ce point, la question soit posée de la légitimité d’élections et donc de celle de candidats élus par si peu d’électeurs. Sans doute certaines inquiétudes sont-elles intéressées — dénier son crédit à l’adversaire « mal élu » quand on est soi-même battu —, mais la question de la légitimité ne peut que s’étendre à mesure que l’abstentionnisme monte voire se généralise. La question serait alors : à quel niveau d’abstention la légitimité d’un élu est-elle contestable, diminuée, voire caduque ? Certes la convention démocratique ne devrait pas s’embarrasser de ce genre de considération : il suffit d’obtenir la majorité des suffrages. Cependant, elle survient inévitablement quand la défaillance participative s’amplifie. À un niveau très faible, la question de la validité des élections est donc posée.
Les campagnes civiques et autres rappels au devoir lancés par les candidats et les autorités politiques n’y suffisent pas. On pourrait à la limite souligner que les sondages, eux au moins, sont représentatifs ! Plus fiables que les élections ! Les sondeurs et commentateurs ne manqueront pas de le signaler un jour. On se demande d’ailleurs parfois si le remplacement n’est pas déjà amorcé. La rétribution des sondés — leur sollicitation gratuite par téléphone ayant montré ses limites — a renoué avec la vieille solution adoptée par les Athéniens du Ve siècle avant notre ère, instituant une indemnité pour convaincre les citoyens de participer aux délibérations sur la Pnyx. À l’échelle de millions d’habitants, une telle mesure serait-elle possible financièrement et convaincante politiquement ?
Avant même d’envisager des mesures, ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur les causes de l’abstention ? Non point pour les stigmatiser comme on le fait si fréquemment mais pour les comprendre seulement. On pourrait commencer par inverser la question habituelle en se demandant non point pourquoi on ne vote pas, mais pourquoi les citoyens se sont mis à voter. Nous l’avions ainsi abordé il y a un quart de siècle en rompant avec l’évidence naturelle de la participation citoyenne (2). Depuis le XIXe siècle en effet, les électeurs se sont rendus aux urnes du fait d’incitations à voter et non par la magie de la démocratie. En constatant que ces incitations avaient changé — les électeurs votaient moins volontiers pour leurs maîtres, moins en fonction de liens d’allégeance voire de cupidité, et davantage par adhésion à des programmes et à des raisons de conviction politique —, on ne pouvait exclure que les nouvelles raisons du vote seraient moins opérantes. En somme qu’elles étaient historiquement situées et donc pas éternelles. Nous avions alors évoqué l’apparition d’une participation parcimonieuse, par laquelle l’abstention monterait inégalement, irrégulièrement mais inexorablement. Sans vouloir le dire alors, il s’agissait d’annoncer la fin du suffrage universel. D’une certaine manière, celle-ci était inscrite dans son succès. Au départ, les électeurs voyaient bien l’intérêt de ce statut de citoyens ponctuellement actifs qui les grandissait. La dignité électorale n’était pas un vain mot avec le souvenir récent et souvent concret de la brutalité de la domination de sociétés très inégalitaires. L’élection promettait de plus d’autres bienfaits, par l’intervention de l’État, capable de construire des routes, des voies ferrées et tout autre bien politique indivisible qui faisait des programmes électoraux un marché de promesses souvent tenues. Il y avait donc des raisons bien fondées de se choisir des représentants.
Mais la relation de représentation politique, durablement enchantée — c’est-à-dire revêtue de plus d’émotions que la satisfaction matérielle —, s’est considérablement dégradée. Il est devenu banal de percevoir les candidats comme des concitoyens intéressés par le pouvoir mais certainement pas par le bien public et le service d’autrui. Les affaires de corruption et d’enrichissement ont contribué à nourrir ce cynisme ordinaire des citoyens. Certains pourraient bien essayer de défendre la sincérité démocratique des dirigeants politiques, s’ils ne craignaient pas le ridicule. Ça ne les empêche pas forcément de voter, mais ça ne les y incite pas non plus. Sans doute partagent-ils de plus en plus la célèbre formule de Jean Jacques Rousseau sur les électeurs anglais qui traçaient la voie pour leurs voisins :
« Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement. Sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » Du contrat social, III, 15
Du point de vue des citoyens, le désenchantement de la relation démocratique aurait donc deux faces dont les effets convergeraient : le vote serait un sous-investissement pour des opinions politiques trop importantes pour être confiées à un seul bulletin de vote ; d’autre part, ce serait trop demander aux électeurs que de confier leur représentation à d’autres qu’eux, un sur-investissement en somme.
D’ailleurs, ces candidats, qu’ont-ils à offrir ? La relation démocratique est là aussi minée par les soupçons de l’insincérité ou de l’utilitarisme. Les programmes s’avèrent douteux — surtout s’ils promettent de réduire les prérogatives d’un État qui servaient à convaincre de voter… —, les écarts sociaux entre les candidats et des électeurs de plus en plus diplômés se sont réduits ; les écarts politiques distinctifs se sont eux-mêmes effacés — en croyance au moins puisqu’on peut invoquer à nouveau le refus du clivage droite-gauche —, et enfin la professionnalisation politique n’est pas totalement nouvelle mais nettement plus visible et plus sensible. Sans clore la liste, il faut encore évoquer les transformations sociales qui diminuent la participation électorale, depuis le déclin des campagnes — traditionnellement les zones les plus participationnistes — jusqu’à la relève de jeunes générations à la sociabilité orientée par les nouvelles formes de communication et fort éloignée des formes d’action collective classiques, à commencer par le vote. Si la politique est manifestement un métier, comme s’identifier à ceux qui le font quand on ne le fait pas soi-même ?
Lire aussi Perry Anderson, « Bouillonnement antisystème en Europe et aux États-Unis », Le Monde diplomatique, mars 2017.
Les dernières décennies ont vu se manifester les expressions d’une défiance grandissante au point de devenir banale. Moins clairement, il n’est pas sûr que les cibles de cette défiance puissent facilement respecter, et même plus utilement flatter les électeurs, si ceux-ci deviennent réticents à voter. Les élections législatives de l’année 2017 ont peut-être libéré la parole de certains candidats, pourtant bien arrimés au politiquement correct, en amenant certains d’entre eux, battus et amers — rares à l’exprimer (encore) en public mais moins en privé car cela commence toujours ainsi —, à blâmer des électeurs « à vomir » ou « fainéants ». Les échecs répétés, les engagements reniés, les turpitudes ont accusé le fossé entre entrepreneurs professionnels et citoyens cyniques sans pouvoir occulter que cette différenciation est fondamentalement structurale. Pas de quoi céder au catastrophisme même si les solutions avancées, depuis l’appel à la morale jusqu’aux utopies techniciennes, laissent perplexe. Il ne faut pas en effet réduire la démocratie à l’élection, ou d’ailleurs à toute autre forme de consultation (du référendum à la rue), comme la pensée politique ordinaire le fait avec une constance aveugle. Ce qui suppose de laisser la porte ouverte à l’imagination.