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Retour de bâton pour la Silicon Valley

par Evgeny Morozov, 7 septembre 2017
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« Dislike. But understand. »

Il y a une dizaine d’années, la Silicon Valley se targuait d’être l’habile ambassadeur d’une toute nouvelle forme de capitalisme, plus « cool » et plus humain. Elle n’a pas tardé à devenir le chouchou des élites, des médias du monde entier et de cette tribu mythique et omnisciente qu’est la « génération numérique ». D’aucuns se risquaient à exprimer leur inquiétude concernant son manque de respect pour la vie privée ou sa froideur de geek à la limite de l’autisme, mais leurs critiques étaient balayées sous prétexte d’être formulées par des néo-luddites. En revanche, l’opinion publique se rangeait résolument du côté des entreprises technologiques.

Lire aussi Dan Schiller, « Internet enfante les géants de l’après-crise », Le Monde diplomatique, décembre 2009.

La Silicon Valley représentait ce que l’Amérique avait de mieux à offrir : ses entreprises occupaient et occupent encore régulièrement les premières places dans les classements des marques les plus admirées. Et il y avait de quoi : un secteur très dynamique et novateur qui a trouvé le moyen de transformer des clics et des « likes » en de nobles idéaux politiques, aidant à exporter la liberté, la démocratie et les droits de l’homme au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Qui se doutait que le seul obstacle à une révolution démocratique mondiale fût l’incapacité du capitalisme à saisir et monétiser l’attention des étrangers ?

Comme les choses ont changé. Un secteur autrefois salué pour sa contribution au printemps arabe se retrouve désormais accusé de complicité avec l’État islamique. Un secteur qui se faisait fort de sa diversité et sa tolérance apparaît régulièrement dans les journaux pour des cas de harcèlement sexuel ou pour les opinions controversées de ses salariés sur des sujets comme l’égalité hommes-femmes. Un secteur qui s’est fait une réputation en nous offrant des objets et services gratuits est jugé responsable de la hausse des prix dans d’autres domaines, en particulier le logement.

La Silicon Valley fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition. En ce moment, on ne peut pas ouvrir un journal, pas même ces torchons communistes que sont The Financial Times et The Economist, sans tomber sur des appels enflammés à endiguer le pouvoir des « Big Tech », en donnant aux plates-formes numériques le statut d’entreprises d’utilité publique, voire à les nationaliser.

Par ailleurs, le fait que les données générées par les utilisateurs des plates-formes numériques excèdent souvent la valeur des services rendus n’est plus un secret pour personne. Les réseaux sociaux gratuits, c’est bien beau, mais voulez-vous vraiment renoncer à votre vie privée pour que Mark Zuckerberg puisse diriger une fondation qui prétend libérer le monde des problèmes auxquels son entreprise contribue ? Pas sûr.

Pour une grande part, ce tollé a pris la Silicon Valley par surprise. Ses idées, comme les technologies de rupture à la demande, la transparence radicale, toute une économie à la tâche (en anglais, la gig economy) restent hégémoniques. Cependant, cette suprématie intellectuelle repose sur des fondations instables : elle puise ses racines davantage dans l’esprit volontariste post-politique des conférences TED que dans les rapports bancals des think tanks ou des lobbies.

Non pas que ces entreprises s’abstiennent de faire du lobbying. En cela Alphabet vaut bien Goldman Sachs. Elles influencent même les recherches universitaires, à tel point qu’en matière de nouvelles technologies, on aurait peine à trouver un chercheur qui n’ait pas reçu de financement des entreprises concernées. Les récalcitrants se trouvent dans des situations plutôt précaires, ainsi que l’a révélé le triste sort de du programme portant sur les marchés libres de la fondation New America, un think tank influent basé à Washington : sa position fermement hostile aux monopoles semble avoir déplu à Eric Schmidt, directeur et principal donateur de la fondation, qui est aussi président du conseil d’administration de Google. Par conséquent, il a retiré ses fonds du think tank.

Cependant, l’influence politique des géants de la technologie n’atteint pas le même niveau que Wall Street ou les grandes compagnies pétrolières. On ne peut pas dire qu’Alphabet pèse autant dans la réglementation mondiale des nouvelles technologies que Goldman Sachs dans le domaine des finances et de l’économie. Pour l’instant, des politiciens influents comme José Manuel Barroso, l’ancien président de la Commission européenne, préfèrent finir leur carrière non pas à Alphabet mais à Goldman Sachs, la seule des deux institutions à recruter des cadres supérieurs à Washington.

Cela ne devrait pas tarder à changer. De toute évidence, les moulins à paroles qui interviennent lors des conférences TED ne contribuent plus tellement à légitimer les nouvelles technologies — heureusement la bêtise humaine a ses limites. Les grandes plates-formes numériques chercheront donc à acquérir plus de poids politique, suivant le modèle des géants du tabac, du pétrole et des finances.

Deux autres facteurs permettent de comprendre les conséquences possibles de l’hostilité actuelle envers les géants de la technologie. Premièrement, à moins d’un grand accident qui porterait atteinte à la vie privée, les plates-formes numériques demeureront les marques qui inspirent le plus d’admiration et de confiance, notamment parce qu’elles offrent un contraste agréable avec l’opérateur téléphonique ou la compagnie aérienne classiques (aussi avides soient elles, les entreprises technologiques n’ont pas coutume d’expulser leurs clients hors de l’avion).

Et ce sont les entreprises technologiques, américaines mais aussi chinoises, qui donnent l’impression fallacieuse que l’économie mondiale s’est rétablie et que tout est revenu à la normale. Depuis janvier, les estimations des quatre grands groupes Alphabet, Amazon, Facebook, et Microsoft ont augmenté d’un montant supérieur au PIB de la riche Norvège. Qui a intérêt à voir cette bulle éclater ? Personne. Au contraire, les tenants du pouvoir préféreraient la voir enfler davantage.

Pour saisir l’étendue du pouvoir culturel de la Silicon Valley, il suffit de constater qu’aucun homme politique sensé n’ose aller à Wall Street pour une séance photo, alors que tous vont à Palo Alto pour annoncer leurs dernières mesures favorables à l’innovation. Emmanuel Macron veut faire de la France une start-up, non pas un fonds d’investissement. Aucun autre discours n’a cette capacité à rendre les politiques centristes néolibérales à la fois attrayantes et inévitables. Les politiciens, malgré leurs protestations face au monopole de la Silicon Valley, n’offrent pas d’alternative. Et M. Macron n’est pas le seul : de Matteo Renzi en Italie à Justin Trudeau au Canada, tous les hommes politiques de premier plan qui prétendent rompre avec le passé scellent un pacte implicite avec les géants de la technologie, ou du moins leurs idées.

Deuxièmement, en tant que quartier général des sociétés de capital-risque, la Silicon Valley sait assez vite repérer les tendances mondiales. Ses esprits brillants avaient senti le vent tourner avant nous tous. Ils ont également bien compris que le mécontentement ne serait pas apaisé avec des rapports bancals de think tanks, et que d’autres problèmes, de l’inégalité croissante au malaise provoqué par la mondialisation, finiraient par être attribués à des secteurs qui n’y sont pas pour grand-chose.

Ces mêmes esprits brillants de la Silicon Valley se sont rendu compte qu’il leur faudrait des propositions radicales, comme le revenu minimum universel, la taxe sur les robots, ou les expériences avec des villes entièrement privatisées gérées par des entreprises technologiques qui échappent à la juridiction du gouvernement, pour semer le doute dans l’esprit de ceux qui auraient autrement choisi la législation traditionnelle anti-monopole. Si les entreprises technologiques peuvent jouer un rôle constructif dans le financement du revenu minimum universel, si Alphabet ou Amazon peuvent gérer Detroit ou New-York de manière aussi efficace que leurs plates-formes, si Microsoft peut déceler des signes de cancer d’après nos recherches en ligne, alors devrions-nous vraiment leur faire obstacle ?

Avec ses vagues projets héroïques de sauver le capitalisme, la Silicon Valley pourrait bien ringardiser les conférences TED. Mais, même si elles parviennent à retarder d’une décennie la colère populaire et qu’elles permettent de gagner beaucoup d’argent à court terme, ces tentatives pourraient bien ne pas aboutir. Et ce, pour la simple et bonne raison que des entreprises axées sur le profit et des modèles commerciaux féodaux ne peuvent pas ressusciter le capitalisme mondial tout en établissant un New Deal qui limiterait l’avidité des capitalistes — lesquels représentent une bonne part des investisseurs de ces grands groupes.

La manne des données semble intarissable, mais ce n’est pas une raison pour croire que les énormes profits qu’on en tire suffiraient à effacer les multiples contradictions du système économique actuel. Auto-proclamé défenseur du capitalisme mondial, la Silicon Valley risque bien plutôt d’en devenir le fossoyeur.

Evgeny Morozov

Auteur de Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Les Prairies ordinaires, Paris, 2015 et Pour tout résoudre, cliquez ici, FYP, Limoges, 2014.

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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