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Une stratégie européenne pour la gauche

par Frédéric Lordon, 6 novembre 2017
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Perdre le Nord au Sud

Avec l’admirable conscience professionnelle des boussoles qui indiquent le Sud, Jean Quatremer et ses semblables n’ont pas manqué de décréter la question de l’euro définitivement « tranchée » par l’élection de Macron (1). Mais, à la fin des fins, qu’une boussole indique le Sud n’est pas un problème, pourvu qu’elle l’indique avec constance — ce qui est assurément le cas en l’occurrence. Il n’y a plus qu’à regarder dans la direction opposée pour s’orienter avec sûreté. La prédiction australe posée, nous savons donc maintenant avec certitude que « la question européenne » est tout sauf close, et qu’elle ne manquera pas de revenir. Pour une bonne et simple raison d’ailleurs : c’est que, par paraphrase inversée du Manifeste du parti communiste, un spectre hante la gauche — l’Europe. Si la dernière élection a confirmé quelque chose, c’est bien que l’euro est l’hypothèque posée sur toute stratégie de conquête du pouvoir à gauche. Même les débris de la social-démocratie ont fini par s’en apercevoir, un peu tard cependant, et, mettant les bouchées doubles pour rattraper un si long silence, pensent avoir trouvé avec le « parlement de l’euro » de quoi racheter vingt-cinq ans d’errements. C’est que, si plus personne ne croit, ni même ne peut entendre, la promesse devenue outrageante de « l’Europe sociale », celle de « l’Europe démocratique » a pris le relais — en apparence plus fraîche, mais en réalité aussi résolument creuse.

Pathétique « parlement de l’euro »

Lire aussi Dieter Grimm, « Quand le juge dissout l’électeur », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

Et comme toujours portée par la passion des intellectuels sociaux-démocrates, à qui les rudiments d’une éducation matérialiste font décidément défaut, passion pour les abstractions de papier, les vœux sans moyen, les projets sans force, littéralement : les jeux de mots. Et aussi la transfiguration des queues de cerises. Ainsi de celle qui a conduit pendant la campagne les conseillers de Benoît Hamon à se griser d’un « Traité de démocratisation pour l’Europe » (2) dont la lecture donne rapidement la mesure de ce qu’il ambitionne de démocratiser, à savoir à peu près rien. Car on sait très bien où se situe la négation démocratique de l’Union monétaire européenne : dans les traités de l’Union. Cela même que les auteurs déclarent n’avoir aucun projet de toucher. Si bien que la question se ramène à deux simplissimes équations (en fait une seule et même) : traités inchangés = anti-démocratie persistante ; démocratisation réelle = traités réécrits.

Évidemment, pour échapper à cette rude vérité, le mieux est encore d’ignorer froidement toute définition minimale de la « démocratie », dont il faut expliquer à ces braves gens que le mot « parlement » n’y suffit pas. Car c’est très beau un parlement, mais c’est encore mieux si l’on sait de quoi il aura à connaître – et surtout de quoi il n’aura pas. C’est qu’en principe la réponse à la question du périmètre des prérogatives est : tout. Et en effet, personne n’imaginerait communauté politique assez tordue pour s’interdire à elle-même de décider en matière de monnaie, de budget, de dette, ou de circulation des capitaux, c’est-à-dire pour s’amputer volontairement des politiques qui pèsent le plus lourdement sur la situation matérielle des populations. Personne n’imaginerait, donc… sauf, au contraire, projet à peine caché de sanctuariser un certain type de politiques économiques, favorables à un certain type d’intérêts, avec en prime, pour verrouiller l’édifice, l’investissement névrotique spécial d’un pays qui se raconte depuis plus d’un demi-siècle que l’orthodoxie monétaire et budgétaire est le seul rempart contre le nazisme…

Il y a deux choses à faire des bâtons tordus : les détordre ou les repeindre avec de jolies couleurs. Sans grande surprise, le « parlement de l’euro » imaginé par les castors juniors a choisi l’option Ripolin. De quoi la belle assemblée aura-t-elle le droit ? Essentiellement de « se prononcer », de « participer à des échanges de vues », d’entrer dans des « dialogues de gouvernance », de faire des « résolutions », des « recommandations » (3) même ! Elle peut par exemple mettre un tutu pour intervenir tout en beauté dans les procédures de déficit excessif (art. 8). Le commentaire à ce moment précise qu’elle possède également « la capacité d’amender et de modifier les préconisations de l’eurogroupe qui doit tenir compte de ses observations » (art. 8-3, c’est moi qui souligne) – léger moment de rêve éveillé des auteurs car la rédaction de leur propre article lui-même ne souffle pas mot de ce « devoir ».

Soyons justes : à son meilleur, le projet donne au parlement barre sur les memoranda dans les cas d’assistance financière. Et cela, cette fois, il l’écrit pour de bon. Moyennant quoi il décidera souverainement… de la vitesse et des modalités par lesquelles un État-membre doit se conformer aux règles des traités. Dont il va sans dire que, pour leur part, elles demeureront inchangées. Et que les États-membres continueront d’y être indéfiniment assujettis. Donnons un exemple simple : la « démocratisation » restera de marbre face aux rabotages d’APL, aux hausses de CSG, aux coupes budgétaires obtuses, et à l’AP-HP saignée, pour mettre le budget Macron dans les 3 % – on ne parle ici même pas de l’idée folle de restreindre la circulation des capitaux, ou de taxer les importations les plus socialement ou les plus écologiquement scandaleuses.

Aussi illusoire que « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique »…

Au vrai, c’est un sourd sentiment d’échec intériorisé qui transpire du ronflant « traité de démocratisation de l’Europe ». Lequel, anticipant les conditions de sa propre ratification, avertit déjà qu’il est possible d’envisager une entrée en vigueur « sans l’un des grands pays, par exemple l’Allemagne » (4) (op. cit., p. 44). « Par exemple », mais c’est juste un exemple. Donné comme ça. L’idée qu’une non-ratification par l’Allemagne pourrait avoir quelque incidence quant au maintien de son appartenance à l’eurozone ; que, dans ces conditions, l’Allemagne en réalité partie, l’euro aurait peine à continuer de se nommer « euro » ; que, l’Allemagne probablement suivie par d’autres, il s’agirait, eh bien, de l’explosion historique de l’euro ; et qu’en fait on aura remballé vite fait le grandiose projet de « démocratisation » plutôt que de risquer si affreux dénouement, toutes ces idées un peu sombres sont heureusement passées sous silence pour ne pas créer d’inutiles inquiétudes.

C’est qu’en effet, on n’a pas fini de se faire du mouron si on regarde un peu mieux de ce côté-là. Car, entre la simple possibilité de perturber les souverains memoranda de l’eurogroupe et, pire encore, l’immixtion de l’assemblée dans les affaires de la BCE (notamment ses objectifs d’inflation), fut-ce par de simples « résolutions » (art. 10), il faut le dire tout net aux auteurs, qui en ont d’ailleurs vaguement l’intuition : ils peuvent toujours se fouiller pour faire avaler ça à l’Allemagne.

La déroute en rase campagne à laquelle se trouverait d’avance promise jusqu’à cette inoffensive bluette, par ailleurs entièrement dépourvue de la moindre stratégie de construction d’un rapport de force, a au moins la vertu de rappeler avec netteté les termes réels de l’équation européenne à gauche :

1. Il n’est pas de politique progressiste qui ne verrait ses dispositions les plus centrales interdites par les traités européens.

2. Soustraire les contenus substantiels de certaines des plus importantes politiques publiques aux délibérations d’une assemblée ordinaire, pour les sanctuariser dans des traités ne répondant qu’à des procédures de révision extraordinaires, est une anomalie qui disqualifie radicalement toute prétention démocratique.

3. Seule une révision des traités propre à instituer un véritable parlement, auquel serait rendue l’intégralité des domaines de décision actuellement hors d’atteinte de toute redélibération souveraine, est à la hauteur du projet de rendre l’Europe démocratique.

4. En l’état actuel des choses, une telle révision fera l’objet d’un refus catégorique de l’Allemagne qui, serait-elle mise en minorité dans le débat européen, préférerait l’intégrité de ses principes à l’appartenance à l’Union.

Que ce soit sous l’espèce d’un parlement pantomime, en fait privé de toute voix au chapitre sur les questions fondamentales et réduit à la figuration résiduelle, ou bien, a fortiori, sous toute proposition qui envisagerait d’aller plus loin, l’Allemagne (sans doute accompagnée) dira non. On peut donc si l’on veut persister dans l’erreur ou la cécité volontaire un certain temps, mais pas trop quand même. Comme jadis « l’Europe sociale », « l’Europe démocratique » n’aura pas lieu (5). Il s’ensuit que, si elle reste accrochée à l’illusion d’un « autre euro », c’est la gauche au pouvoir qui n’aura pas lieu non plus.

Le dilemme européen de la gauche

C’est en cet inévitable point de décision que se forme pour elle un dilemme stratégique, dont la tension interne est suffisamment vive… pour mettre en désaccord les deux co-auteurs de L’Illusion du bloc bourgeois (6) ! Pour Stefano Palombarini (7), la perspective de sortie de l’euro ne saurait s’envisager dans le cadre du bloc électoral de gauche actuellement constitué, certaines de ses fractions hurlant au « repli national » à l’énoncé de cette seule idée. D’un certain point de vue, il a raison. Le débat à gauche sur l’euro depuis 2010 a suffisamment montré de quelles divisions il était parcouru. Et c’est bien de ce réflexe épidermique que témoigne la persistante chimère de « l’autre Europe » à laquelle le désastre grec n’a pas suffi à tordre le cou – et dont les errements obstinés à la recherche du « parlement de l’euro » sont l’expression la plus pathétique. S’il est un seul obstacle qui ait fait opposition au retrait de Hamon pour Mélenchon, jusqu’à lui faire préférer l’humiliation à une victoire de la gauche, c’est bien la question européenne.

Lire aussi Bruno Amable, « Majorité sociale, minorité politique », Le Monde diplomatique, mars 2017.

Bruno Amable, partisan plus résolu de la sortie, objecte que si vraiment cette question était à ce point déterminante, et si le bloc européiste pesait du poids qu’on lui prête, le président Macron, qui lui donne toute satisfaction en matière de ligne européenne, n’aurait pas dégringolé aussi brutalement dans les sondages. Il n’a pas tort non plus.

Mais comment peut-on donner simultanément raison à deux arguments en apparence aussi contradictoires ? C’est, précisément, qu’ils ne le sont qu’en apparence, en tout cas du point de vue de la « logique politique », à défaut de la logique tout court. Si la production des opinions politiques était une affaire de rationalité pure et parfaite, ça se saurait. En réalité ce qui se sait, c’est que ça ne l’est pas. Il existe par exemple toute une fraction de l’opinion à gauche qui désapprouvant, parfois avec véhémence, les contenus particuliers des politiques européennes, et les contraintes qui s’ensuivent sur la conduite des politiques nationales, ne se cabre pas moins à l’idée générale, pourtant conséquente, de rompre avec l’euro. Ceux-là tribuneront à répétition contre l’« Europe austéritaire », mais sitôt qu’on leur posera la question d’en sortir répondront « surtout pas ! ».

Ce sont là les asymétries, et les claudications, dont est coutumière la fabrication des idées politiques, individuelles et collectives. Inutile de s’en affliger trop longtemps, c’est ainsi : la politique est aussi une affaire d’affects. S’il est d’ailleurs une « réussite » à mettre au compte de l’entreprise européenne, c’est bien d’avoir lié l’idée de toute dissolution de l’Union à des affects de peur, peut-être même faudrait-il dire de terreur, en tout cas d’une intensité sans pareille, au point d’écraser tout ce que fait naître par ailleurs de dissentiments bien-fondés le détail des politiques européennes concrètes. De ce point de vue, le cas de la Grèce en offre peut-être l’illustration la plus tragique, qui, au fin fond du martyre européen et voyant pourtant la porte de la cage s’ouvrir, aura encore préféré rester auprès de son bourreau. Le cas le plus impressionnant demeurant celui de Varoufakis qui, tabassé de première et mieux placé que quiconque pour savoir ce qu’il en est vraiment, n’en continue pas moins de rêver d’y retourner – pourvu qu’on mette des rideaux à fleurettes aux barreaux ?

Le verrou de la classe éduquée

Il faut prendre la situation passionnelle de la question européenne comme elle est, et plutôt que de la déplorer se demander ce qu’on peut en faire. À cet égard, c’est bien la classe éduquée qui est le lieu névralgique de cette situation. Se croyant la pointe avancée de la rationalité dans la société, elle en est en fait le point d’incohérence par excellence : car c’est bien elle qui, plus que tout autre, est en proie aux affects de peur, sublimés en humanisme européen et en postures internationalistes abstraites lui permettant, croit-elle, de tenir le haut du pavé moral – quel qu’en soit le prix économique et social. C’est bien elle, partant, qui n’en finit pas de chercher dans « l’autre Europe » ou dans « le parlement de l’euro » un refuge imaginaire, une résolution fantasmatique à ses contradictions intimes. Et c’est donc avec elle, comme le note Palombarini, que, pour son malheur, une stratégie politique à gauche doit compter.

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

Comment alors tenir un arc de forces qui aille des classes populaires, expérimentant elles de première main le dégât des politiques européennes et par là moins en proie aux scrupules précieux de l’européisme, jusqu’à la bourgeoisie éduquée de gauche à qui sa sensibilité écorchée fait de toute idée de rompre avec l’Europe un motif de crise hystérique. Il est absolument hors de doute qu’aux premières il faudra donner la sortie de l’euro car, elles, vivent la chose dans le concret. C’est à la seconde qu’il faut réserver un traitement spécial – c’est-à-dire trouver quelque chose à lui accorder. En réalité il y a matière.

C’est qu’on peut au moins lui reconnaître d’exprimer, fut-ce dans l’incohérence ou le mépris pour ceux qui, de l’Europe, payent vraiment le prix, une préoccupation légitime : oui, défaire un arrangement international, si désastreux soit-il, emporte la possibilité de la régression nationaliste, et s’il y a plusieurs façons de sortir de l’euro, toutes sont loin d’être également bonnes. C’est bien pourquoi la stratégie de l’« union de tous les souverainismes » est le commencement de la perdition (8). Et c’est pourquoi, pareillement, il n’est pas de sortie par la gauche qui n’affirme ses caractères propres. Les premiers d’entre eux tenant bien sûr à la nature des objectifs qu’on y poursuit, en l’occurrence la réduction drastique des marges de manœuvre du capital, et le rebasculement du rapport de force, tel qu’il se trouvera déterminé par le nouvel état des structures, en faveur du travail. Mais les « caractères propres » s’affirment aussi dans la nature des nouveaux rapports internationaux dont on envisage la reconstruction post-exit.

Une perspective historique de rechange

Il est bien sûr de la dernière imbécillité de prétendre qu’un pays sortant de l’euro, de l’UE, ou de toute autre organisation internationale, par-là même se coupe du monde. Il faudrait par exemple avoir l’angoisse du « repli » en roue libre pour soutenir que le Brexit, pourtant prototype d’une sortie par la droite, à forts relents nationalistes même, va néanmoins transformer la Grande-Bretagne en royaume-ermite… Cependant une ligne de gauche se reconnaît, précisément, à ce qu’elle ne se contente pas de ce minimum syndical. C’est ici que l’internationalisme réel trouve avantageusement à se substituer à l’internationalisme imaginaire (9) – qui, pour satisfaire ses aspirations posturales, finit par défendre la monnaie de Francfort, les traités de libre-échange, et la libre circulation des capitaux.

En quoi consisterait alors la contribution de l’internationalisme réel à la résolution du dilemme européen pour la gauche ? À ne pas laisser la classe éduquée orpheline d’Europe, et à lui donner une perspective historique européenne de rechange. C’est-à-dire à la convaincre que déposer son objet transitionnel, l’euro, ne la prive pas de tout, lui permet encore de croire à ce qu’elle aime croire, et à quoi d’un certain point de vue elle a raison de croire, à savoir : en toute généralité l’effort de décentrer les peuples nationaux, de les rapprocher autant que se peut, en commençant logiquement par l’échelle européenne. Mais pas non plus de n’importe quelle manière, ni à n’importe prix (le plus souvent payé par d’autres…), c’est-à-dire en cessant de couler inconsidérément ce désir internationaliste bien-fondé dans les pires propositions, les propositions de l’économisme néolibéral – l’internationalisme de la monnaie, du commerce et de la finance.

Sans relâcher l’effort de la convaincre qu’il n’y aura pas d’« autre euro », que l’« euro de gauche » n’existe pas, il faut donc dire à la classe éduquée qui, pour une bonne part en effet, tient le sort d’une hégémonie de gauche entre ses mains, qu’elle n’a pas à renoncer pour autant à l’européisme générique qui lui tient à cœur. Et donc lui faire une nouvelle proposition en cette matière. Une proposition suffisamment forte pour se substituer à la promesse déchue de l’euro à laquelle la bourgeoisie de gauche continue pourtant de s’accrocher parce qu’elle a trop peur du vide. La promesse d’une sorte de « nouveau projet européen », auquel il s’agit de donner la consistance d’une perspective historique.

Pour un « Nouveau projet européen »

C’est qu’il est possible de rapprocher les peuples européens par de tout autres voies que celles de l’économie. On prête à Saint Jean Monnet (dont il faudra bien un jour déboulonner la statue (10)) d’avoir exprimé le regret que l’Europe ne se soit pas faite « par la culture », plutôt que « par le marché ». La phrase, dit-on, serait apocryphe. Quand on laisse de côté l’histoire sainte pour se renseigner a minima sur l’itinéraire de Monnet, c’est bien possible en effet… Peu importe : vraie ou fausse, la maxime est offerte à ré-emploi, mais cette fois-ci sans faux-semblants ni hypocrisies. Et moyennant toutes les généralisations dont elle est capable. Recherche, études universitaires et pourquoi pas lycéennes, arts, chantiers systématiques de traductions croisées, historiographies dénationalisées, tout est bon pour être intensément « européanisé » — et par-là « européanisant ».

On n’est cependant pas obligé d’en rester au registre des interventions en direction de l’« Europe de la culture », dont on sait assez quelles classes sociales en sont les principales bénéficiaires. En réalité, l’Europe a un fameux passif à éponger auprès des classes populaires. Elle aurait grandement intérêt à s’en souvenir, non pas tant d’ailleurs au nom d’une économie du pardon ou du rachat, mais parce qu’il y va décisivement de son propre intérêt politique d’avoir ces classes-là avec elle – leur hostilité, parfaitement fondée disons-le, n’aura-t-elle pas été sa plaie lancinante depuis le traité de Maastricht ? Si donc cette nouvelle Europe, débarrassée de l’euro, veut renouer quelque lien avec ces classes, elle a intérêt à s’adresser très directement à elles – et d’abord dans le langage qui sera le sien : celui, concret, de l’intervention financière. Il n’est pas de moyen plus simple pour elle de se rendre désirable que de venir se substituer aux États défaillants, d’ailleurs rendus tels par elle tout au long du règne de la monnaie unique : vastes programmes de réhabilitation des banlieues, plans de désenclavement numérique, fonds de réindustrialisation, financement de réseaux d’éducation populaire, soutien aux tissus associatifs, ce ne sont pas les idées qui manquent où l’Europe trouverait à sérieusement se refaire une « image de marque » !

Et comme ce ne sont pas les idées qui manquent, les moyens ne doivent pas non plus. Au vrai, c’est ici que se joue la différence entre des paroles en l’air et la consistance d’un projet politique. Dont l’ambition se mesurera très exactement aux ressources qu’il se donne. Évaluées très simplement d’après un objectif quantitatif global, indiquant une trajectoire de moyen terme vers une cible budgétaire de 3 %, puis, pourquoi pas, de 5 % de PIB européen – en lieu et place du ridicule 1 % d’aujourd’hui.

Ça n’est pas qu’il y ait à partir du néant et qu’aucune de ces choses n’existent déjà – Erasmus, Feder, etc. Mais qu’il faut en étendre considérablement le champ, les adresses aussi, notamment vers des classes de destinataires jusqu’ici parfaitement délaissées, donner à toutes ces actions une ampleur inédite, les assembler dans un discours à portée historique, et pour mieux donner crédit à celui-ci, leur prévoir de nouvelles expressions institutionnelles visibles. Des expressions nécessaires d’ailleurs, car il faudra bien qu’une instance décide des domaines et des volumes des interventions. Quelle peut-elle être sinon une assemblée ? Pour le coup tout autre chose que l’introuvable « parlement de l’euro », faux-semblant démocratique voué à recouvrir l’irrémédiable non-démocratie de l’union monétaire. Une assemblée qui ne saurait revendiquer le plein titre de parlement, puisqu’elle ne jouira d’aucune prérogative législative – entièrement récupérées par les États –, et qu’elle ne délibérera que de l’allocation d’une ressource financière, dont d’ailleurs il pourrait lui appartenir tout aussi bien de fixer les prélèvements correspondants (et quoique on puisse aussi laisser aux États de décider souverainement de leurs clés de prélèvement pour s’acquitter de leurs contributions au budget européen, ou bien envisager toute formule de partage entre le niveau national et le niveau européen).

Il est assez clair que s’il s’agit simplement d’allouer une ressource, les égoïsmes nationaux risquent de reprendre le dessus toutes les fois où certains projets avantageront préférentiellement certains d’entre eux seulement – si l’on peut faire un programme de mobilité des lycéens ou des chercheurs pour toute l’Europe, c’est bien quelque part qu’on installe tel ou tel grand équipement, a fortiori telle ou telle infrastructure. On peut donc envisager un partage de la décision (ou toute forme de coopération) entre l’assemblée pour les projets transversaux, donc dépourvus de rivalités nationales, et une sorte de secrétariat européen pour les projets localisés, un nouvel avatar de la Commission si l’on veut, en charge, selon sa vocation première, d’incarner un intérêt général proprement européen… mais dépouillée de son pouvoir de nuisance législatif et de gardienne des traités libéraux.

Seuls les malentendants, ou bien les hypocrites, donneront pour équivalents d’en finir avec cette Commission-là et d’en finir avec « l’Europe ». En réalité, c’est d’être livrée à cette Commission-là, entendre : à ces traités-là, que l’Europe en finit le plus sûrement avec elle-même. Au point où on en est, on peut commencer à espérer que même la bourgeoisie éduquée, qui se croit première en intelligence quand elle est le plus souvent d’un confondant aveuglement politique, puisse comprendre qu’il est urgent de sauver l’Europe d’elle-même, et que ceci ne se fera qu’au prix d’un radical déplacement. Non pas cependant de la monnaie unique, congénitalement et pour longtemps encore néolibérale, mais, précisément, par son abandon même. L’Europe ne regagnera les faveurs des peuples qu’en les rendant à tout ce dont elle les a interdits jusqu’ici. Et notamment au droit démocratique fondamental d’expérimenter, d’essayer, de tenter autre chose. La camisole de l’euro ôtée, tout est possible à nouveau, bien sûr selon l’auto-détermination souveraine de chaque corps politique. Et puisqu’il s’agit de penser une stratégie pour la gauche : arraisonnement de la finance de marché, socialisation des banques, mise au pas du pouvoir actionnarial, propriété sociale des moyens de production…

Car, quel que soit son degré de plausibilité présent, rien de tout ça n’est l’affaire de l’Europe, non-communauté politique qui dicte sa loi aux communautés politiques. C’est qu’on ne s’improvise pas communauté politique par décret – à supposer d’ailleurs qu’on en ait vraiment le désir plutôt que celui d’organiser le vide de souveraineté et la confiscation oligarchique. Mais si on l’a, il y faut un ou deux prérequis… Dont aucun n’a jamais été constitué. L’Europe présente n’a donc le choix que de mourir ou de végéter dans l’illégitimité.

Ou de se réinventer en totalité, en commençant cette fois par le commencement. C’est pourquoi dans l’idée d’un « nouveau projet européen », ce qui compte avant tout, plus peut-être que la créativité institutionnelle et même que les moyens financiers, c’est le discours politique qui lui donne sens. Un sens historique, c’est-à-dire du souffle, suffisamment puissant pour faire oublier l’euro, recréer un horizon européen tout en ayant restauré la souveraineté législative là où elle peut l’être, pour l’heure donc au niveau des communautés politiques nationales, puisqu’il est acquis que la chose ne se fera pas à celui de l’eurozone.

Au demeurant cette nouvelle proposition européenne vaut tout aussi bien pour le dehors que pour le dedans : les forces de gauches des autres pays européens ne rencontrent-elles pas en fait le même problème ? – qu’on pense simplement aux impasses dans lesquelles se sont enfermées Syriza ou Podemos. On ne les en tirera, elles et les autres, qu’en leur faisant faire un pas de côté hors de l’insoluble problème de l’euro – et non pas à s’engager derrière Varoufakis qui se propose de nous faire perdre dix années de plus à la poursuite de l’introuvable « euro démocratique ». Sauf passion pour les impasses stratégiques, et refus de tout apprentissage, c’est bien autour d’une tout autre idée qu’il faut recoordonner les gauches européennes. Au vrai, c’est même une condition logique de ce « nouveau projet européen » que d’être ainsi rallié par les forces de gauche du continent, puisqu’il trouve un début d’accomplissement du simple fait de prendre la consistance d’une proposition politique transeuropéenne.

Une proposition qui d’ailleurs dessine son propre long terme. Car il est très possible d’expliquer aux plus inquiets que, si persister dans la voie de l’euro sera le tombeau de toute espérance à gauche, l’idée d’une communauté politique européenne ne demande pas pour autant à être sortie du paysage, qu’elle pourrait bien même être sauvée pourvu qu’on consente cette fois à lui offrir ses conditions de possibilité historique, comme couronnement d’un long rapprochement, mais cette fois-ci réellement « toujours plus étroit » entre les peuples du continent, auquel le « nouveau projet européen », désintoxiqué du poison libéral de l’actuelle union, donnera enfin son temps, ses moyens et sa chance.

Frédéric Lordon

(1Jean Quatremer, « L’élection de Macron tranche la question européenne », Libération, 9 mai 2017.

(2Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Seuil, 2017.

(3Pour un traité de démocratisation de l’Europe, op. cit., pp. 67-71.

(4Possibilité formellement cohérente avec les conditions de ratification envisagées par le traité, qui demandent la moitié des États-membres représentant au moins 70 % de la population de la zone (l’Allemagne n’en représente que 24 %).

(5François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Raisons d’agir, 2009.

(6Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir, 20017.

(7Stefano Palombarini, « Face à Macron, la gauche ou le populisme ? », Mediapart, 10 juillet 2017.

(8« Clarté », 26 août 2015.

(10Voir François Denord et Antoine Schwartz, op. cit. ; Annie Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen (1900-1960), Editions Delga, 2016 ; Yanis Varoufakis, Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ?, Les Liens qui Libèrent, 2016 ; François Ruffin, Faut-il faire sauter Bruxelles ?, Editions Fakir, 2014.

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