Le capitalisme numérique moderne, avec sa promesse de communication instantanée et permanente, n’a pas fait grand-chose pour nous débarrasser de l’aliénation (1). Nos interlocuteurs sont nombreux, notre divertissement illimité, la pornographie se télécharge vite et en haute définition. Pourtant, notre quête d’authenticité et de sentiment d’appartenance, aussi dévoyée soit elle, persiste bel et bien.
Au-delà des remèdes accessibles et évidents à notre crise d’aliénation : plus de bouddhisme, plus de méditation, plus de camps de désintoxication Internet, l’avant-garde numérique du capitalisme contemporain a envisagé deux solutions, respectivement inspirées de John Ruskin et d’Alexis de Tocqueville.
La première consistait à étendre la philosophie du mouvement Arts & Crafts, en célébrant la conception artisanale et romantique de John Ruskin, William Morris et leurs associés, au point de les introduire dans le royaume des imprimantes 3D, des graveurs laser, et des fraiseuses numériques.
Les fab labs et autres ateliers de fabrication numérique (de l’anglais makerspace) étaient censés fournir un refuge loin de l’aliénation du travail de bureau moderne, tout en rendant les moyens de production aux travailleurs. « Il y a quelque chose d’unique à fabriquer des objets, médite Mark Hatch, le PDG de TechShop dans son Maker Movement Manifesto, publié en 2013. « Ce sont comme des petits morceaux de nous-mêmes qui semblent incarner des parties de notre âme. »
Lire aussi Johan Söderberg, « Illusoire émancipation par la technologie », Le Monde diplomatique, janvier 2013.
L’approche tocquevillienne consistait à utiliser des outils numériques pour faciliter les réunions de groupe dans le monde réel, de manière à inverser les tendances décrites par Robert Putnam dans son best-seller Bowling Alone. L’idée était que les réseaux sociaux permettraient aux gens de trouver des enthousiastes qui leur ressemblent, de former des groupes propices à l’avènement d’une société civile dynamique, selon l’idéal d’Alexis de Tocqueville.
Meetup.com, une plate-forme numérique créée au début des années 2000 pour faciliter les rencontres en chair et en os, en est un bon exemple. « Nous subvertissons la hiérarchie », proclamaient ses fondateurs, déclarant que même les membres d’organisations formelles ne devraient pas avoir besoin de l’approbation de leur direction pour se retrouver et discuter. S’inspirant de Bowling Alone, ils ont lancé un site qui a joué un rôle important dans le mouvement de soutien au candidat démocrate Howard Dean pendant les élections présidentielles américaines de 2004. Meetup.com a également contribué à l’émergence du Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle, M5S) en Italie. Aujourd’hui devenu parti politique, ce mouvement populiste n’était il y a dix ans qu’un petit groupe de citoyens en colère en quête d’outils de mobilisation sociale.
Que sont devenues ces deux approches ? Celle de John Ruskin a rencontré quelques difficultés, car de nos jours la distinction entre l’artisanat et la gentrification est assez floue. Les ateliers de fabrication numérique ont été très utiles à certains employés du capitalisme cognitif épuisés par leur travail de bureau abrutissant, mais ils ont aussi suscité la colère de ceux qui n’avaient pas la chance d’occuper des postes si enviables.
Prenons l’exemple de la Casemate, un fab lab basé à Grenoble, qui a récemment été brûlée et saccagée. Dans un communiqué publié sur le site Internet Indymedia, un collectif anarchiste revendique l’acte de sabotage en fustigeant les gestionnaires des villes qui ne pensent qu’à attirer les « start-ups avides de fric » et les geeks. La grande révolution des « makers » (« faiseurs » en français), prédite il y a quelques années par le Techshop de Mark Hatch, a déjà commencé à dévorer ses propres enfants : le 15 novembre dernier, Techshop a déposé le bilan.
La solution Tocquevillienne, quant à elle, se trouve dans une situation plus complexe. Fin novembre, le réseau social Meetup.com annonçait son rachat par WeWork, une start-up à 20 milliards de dollars qui conjugue la gestion de données personnelles et de biens immobiliers pour offrir, selon ses propres termes, « de l’espace à la demande », la dernière variante en date des classiques de la technologie moderne comme les « logiciels à la demande » ou des « infrastructures à la demande ».
Forte d’investisseurs comme Goldman Sachs ou la multinationale japonaise SoftBank — qui lui a versé 4,4 milliards de dollars en août dernier —, WeWork est bien plus qu’un simple réseau de 170 bâtiments répartis dans 56 villes et 17 pays. Non seulement sa valeur excède celle de Boston Properties, le plus grand groupe immobilier commercial coté en bourse, mais elle est plusieurs fois supérieure à celle des groupes qui possèdent bien plus d’espace.
WeWork doit sa réussite à son statut de plate-forme technologique dans la veine d’Uber et Airbnb. La logique est très simple : grâce à son développement rapide, elle peut extraire et analyser des données relatives aux usages directs ou indirects des espaces loués (« les bâtiments sont des ordinateurs géants », peut-on lire sur son blog). Elle peut se servir des données pour proposer aux locataires une grande flexibilité en termes d’espace, de fourniture et de conditions de location.
Cependant, la valeur de WeWork suggère que sa domination ne se limitera pas au secteur de l’immobilier, mais s’étendra à celui des services. Par exemple, en utilisant les données pour aider leurs clients à modifier et gérer leur espace de travail. La jeune start-up parie sur le fait que la gestion de l’espace et de l’immobilier, comme « l’informatique en nuages » naguère, deviendront bientôt un service proposé par une poignée de plates-formes gourmandes en données.
Éperonnée par un récent afflux de liquidités, WeWork se développe tous azimuts. Elle a créé des lieux de vie qui permettent de louer un appartement juste au-dessus de son lieu de travail, ainsi qu’un centre de sport et bien-être avec sauna et salle de yoga. Elle a acheté une école d’informatique qui s’avérera très utile si ses futurs membres doivent apprendre à coder. Elle a aussi annoncé l’ouverture prochaine d’une école élémentaire dans ses locaux de New-York, où les élèves seront traités comme des « entrepreneurs nés », afin que leurs parents débordés voient davantage leurs enfants — sur leur lieu de travail.
Lire aussi Stéphane Haefliger, « La tentation du “loft management” », Le Monde diplomatique, mai 2004.
Sa principale innovation réside cependant dans son image de marque. Rares sont les entreprises de la Silicon Valley qui n’arborent pas d’intentions humanitaires, mais WeWork n’y va pas de main morte. « Notre valeur et notre taille actuelles, a récemment déclaré son co-fondateur Adam Neumann au magazine Forbes, s’expliquent bien plus par notre énergie et notre spiritualité que par le nombre de zéros de notre chiffre d’affaires. »
Cet homme d’affaires d’origine israélienne, qui a grandi dans un kibboutz, souhaite réaliser un projet hors du commun : un kibboutz high-tech qui ne s’encombre pas d’un égalitarisme imprégné de socialisme : « Nous construisons un kibboutz capitaliste », déclarait-il au journal Haaretz en juillet. L’ambition utopique de WeWork vise l’utilisation des big data — et non l’égalitarisme des premiers kibboutz — pour résoudre les problèmes professionnels ainsi que ceux de la vie moderne en général. L’aliénation, dans cette perspective, n’est pas une caractéristique intrinsèque du capitalisme mais un simple bug, que quelques données de plus suffiront à corriger. Et quelle meilleure manière de le faire que de dissoudre les vies hors-travail des individus dans leur vie au-travail ? Le kibboutz capitaliste alimenté en données se chargera de vous accueillir par votre prénom et de vous souhaiter un bon anniversaire.
Dans un entretien récent, Eugen Miropolski, cadre chez WeWork, explique que la start-up se donne pour mission de « créer un monde où les gens travaillent pour vivre, et non simplement pour gagner leur vie ». Alors qu’auparavant « les citadins se rassemblaient dans des mairies, des bars, des cafés et des espaces publics pour débattre des sujets du jour », WeWork aspire à créer « un lieu où les gens puissent se retrouver, parler, échanger des idées nouvelles et innover de manière collaborative. »
Ainsi, conclut Eugen Miropolski, « l’immobilier n’est qu’une plate-forme pour notre communauté ». La priorité, c’est d’optimiser tout le reste (crèches, salles de yoga, etc.), grâce aux génies des données qui travaillent pour WeWork. L’espace public, après avoir été privatisé à vue d’œil au cours des dernières décennies, est enfin rendu aux citoyens. À ceci près qu’il nous revient sous la forme d’un service commercial fourni par une entreprise numérique généreusement financée, non comme un droit fondamental pour tous.
L’approche de Tocqueville semble s’être essoufflée d’elle-même. Les membres de la société civile de Meetup continueront de discuter, mais à l’intérieur des locaux appartenant à WeWork. Et pour lutter contre l’aliénation, il faudra désormais analyser encore plus de données et tourmenter les esprits déjà torturés des travailleurs de l’économie cognitive qui, voulant échapper à leur lieu de travail aliénant, se réfugient dans le confort des ateliers de fabrication numérique et des réunions en face-à-face, pour découvrir que ces nouveaux espaces professionnels ont fini par envahir leur vie personnelle.
Lire aussi Émilie Sauguet, « Le travail à la chaîne est-il mort ? », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
Si Frederick Winslow Taylor a dû déployer des efforts considérables pour extraire le savoir-faire des ouvriers dans les usines, WeWork repose sur une extraction des données omniprésente et permanente qui passerait presque inaperçue, car elle ne fait pas de distinction entre le domaine professionnel et les autres. Tandis qu’à la fin des années 1960, des intellectuels de gauche mettaient en garde contre l’émergence de « l’usine sociale », un monde où le travail et la logique de domination et de surveillance propres à l’usine contamineraient la société en général, WeWork suggère que le phénomène inverse est en train de se produire : la société est ramenée à l’intérieur de l’usine d’aujourd’hui, soit le bureau moderne, mais dans des conditions qui ressemblent à s’y méprendre au paradigme tayloriste.
Ces startups ont beau avoir des allures hippies, les processus sous-jacents n’en restent pas moins tayloristes. Le rachat de Meetup par WeWork initie une nouvelle phase dans la lutte contre l’aliénation : l’approche tocquevillienne a fait place au taylorisme hippie.