Mahamadou Lamine Sagna, économiste sénégalais, spécialiste de la monnaie et ancien professeur des universités du Maryland et de Princeton (États-Unis, 2000-2011), fait certes moins de vagues que Kako Nubukpo.
Ce dernier, économiste togolais attaché à l’Université d’Oxford, a en effet été licencié en décembre avec fracas de son poste d’économiste en chef de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Comme deux ans plus tôt au Togo, où il n’a pas été reconduit en tant que ministre de la prospective, s’étant vu reprocher de ne pas tenir son devoir de réserve en multipliant les attaques dans la presse contre le CFA.
Son tort auprès de l’OIF ? Avoir continué son combat contre la devise postcoloniale, sur laquelle il ne s’est pas contenté de publier un ouvrage collectif, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, à qui profite le franc CFA ? (La Dispute, Paris, 2016). Il s’est aussi exprimé à maintes reprises dans la presse et sans doute dans la tribune de trop, critiquant les propos du président Macron — et du coup, la politique officielle de la France, qui finance largement l’OIF. Ce qui n’a pas manqué de rendre sa position intenable.
« Le Trésor français investit l’argent des pays africains en son propre nom à la Bourse de Paris »
Mahamadou Lamine Sagna, de son côté, n’intervient que rarement sur le franc CFA — malgré la montée médiatique du sujet et sa récupération par les tenants de tout poil d’un certain nationalisme africain. Parmi eux, Kemi Seba, un activiste franco-béninois qui s’est illustré en septembre en brûlant un billet de 5 000 francs CFA à Dakar. Le Sénégal l’a ensuite expulsé. Un geste dont l’impact avait inspiré une tribune à l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr, mais aussi au jeune énarque sénégalais Hamidou Anne, qui avait taxé Kemi Seba « d’afroclown ».
Dans un dossier publié en décembre 2014 par Afrique Méditerranée Business (AMB) sur Faut-il se débarrasser du franc CFA ?, Mahamadou Lamine Sagna posait déjà, de son côté, en termes plutôt dépassionnés, les enjeux du débat :
« Ce n’est pas pour les beaux yeux des Africains que l’on conserve le franc CFA. Ce système oblige les pays de la zone franc à mettre 50 % de leurs réserves de devises étrangères sur le compte du Trésor français. Il y a un plafond sur le crédit accordé à chaque pays membre qui équivaut à 20 % de leurs recettes publiques de l’année précédente. Si les pays ont besoin d’emprunter davantage, tant pis pour eux ! Le dernier mot sur le franc CFA appartient au Trésor public français, qui investit l’argent des pays africains en son propre nom à la Bourse de Paris. C’est un grand avantage pour la France, dont on ne parle pas assez à mon avis. »
Dépasser le cadre de l’État-nation
Aujourd’hui encore, il cherche à faire entendre la voix de la raison, plutôt que de la passion, pour défendre des choix réalistes. À quoi servirait de sortir du franc CFA, si c’était pour voir chaque pays battre sa monnaie de son côté, alors qu’une devise commune est programmée pour 2020 — on fait souvent mine de l’oublier en zone francophone — par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ? Voici l’état actuel de sa réflexion :
« Le franc CFA est un symbole des relations structurelles ambiguës entre la France et ses anciennes colonies, mais sa disparition ne ferait pas disparaître les relations France-Afrique, soutient M. Sagna. Selon certains défenseurs d’une sortie de la zone franc CFA, il s’agit de sortir l’Afrique de la tenaille économique et politique de la France. Pour les défenseurs du statu quo, une sortie amputerait au contraire l’Afrique d’un instrument important de stabilité et de lutte contre l’inflation pour son développement. Parmi eux, certains considèrent la monnaie comme neutre et sans autorité. Bref, un pur instrument au service de la concurrence. Le paradoxe, chez ces grands défenseurs de la neutralité de la monnaie, c’est qu’ils proposent comme l’économiste Milton Friedman de faire voter des lois rigides qui limitent par avance la marge d’initiatives dont peuvent disposer les autorités monétaires…
Or, il se trouve qu’on ne peut soustraire la question de la monnaie de la politique. À moins de chercher à produire un jugement inactif. Détacher la monnaie de la politique, c’est comme dans le théâtre, assigner les populations qu’elle concerne du côté des “spectateurs” et non des acteurs, ni même des auteurs.
Le débat sur la zone franc est un débat sur l’être-en-commun, l’entrecroisement des valeurs et des relations entre des États africains et français. Réfléchir sur les enjeux de la zone franc, c’est réfléchir sur des questions majeures de gouvernance. Or, certains proposent de se limiter à un réaménagement ou une sortie de la zone Franc sans exiger en même temps le renforcement des institutions politiques, économiques. D’autres souhaitent sortir de cette zone pour recouvrer une souveraineté, sans montrer clairement comment les dispositifs, les règles, les systèmes d’information et de contrôle pourraient assurer le bon fonctionnement de la future monnaie.
En résumé, certains cherchent sciemment à évacuer la dimension politique de la question monétaire au nom d’un “objectivisme de leurs analyses” sans poser les questions majeures de gouvernance, alors que d’autres exagèrent la dépendance politique pour se déresponsabiliser. Mais, ces institutions politiques et les régimes politiques sont-ils suffisamment fiables pour rendre viable un système monétaire ?
Sans des institutions démocratiques fortes, il est sûr que la corruption endémique des élites politiques, économiques et intellectuelles ne fera que s’amplifier. Dans la plupart des pays de la zone franc, les peuples se méfient des élites qui n’ont pas le sens de l’intérêt général mais plutôt celui de leur enrichissement personnel. Cette situation se traduit par des crises de confiance récurrentes, des scandales, jusqu’à motiver des replis identitaires et le radicalisme. Toute réflexion sur la souveraineté ne peut exclure une réflexion sur les dispositifs de gestion et de renforcement des institutions démocratiques.
S’il nous paraît nécessaire de sortir de la zone franc, il est important d’œuvrer pour une souveraineté partagée au niveau régional. En d’autres termes, le désir de souveraineté doit s’inscrire dans l’intégration régionale, avec des instances de décision qui doivent pouvoir être contrôlées démocratiquement.
Dans tous les cas, il faut instaurer la confiance entre les peuples d’une part, et d’autre part entre les populations et les instances de gouvernance. C’est la confiance qui détermine les rapports entre les administrés et les représentants de l’institution — et dans une grande mesure, la valeur de la monnaie. Le débat sur le franc CFA porte en réalité sur deux manières de penser l’espace monétaire et deux conceptions du temps. Pour des raisons à la fois opposées et complémentaires, ceux qui proposent des aménagements ou au contraire une rupture chirurgicale s’inscrivent toujours dans l’État-nation. Or, si la sortie nous paraît importante, elle ne doit pas entraîner un repli national mais la création d’une monnaie régionale forte. Sinon, on se trompera de temporalités et d’espaces. »
L’Afrique n’est pas un pays, mais un vaste continent de 54 nations qui sort à peine, un demi-siècle après les indépendances, de l’étau des vues formées à son sujet depuis l’extérieur. Ce blog va vers les principaux intéressés, pour aborder l’actualité qui les concerne.
Sabine Cessou est journaliste indépendante, basée à Paris, ancien reporter pour L’Autre Afrique (1997-98), correspondante de Libération, La Tribune et du site Internet de RFI en Afrique du Sud (1998-2003) puis aux Pays-Bas (2005-09), reporter Afrique au service étranger de Libération (2010-11), collaboratrice régulière du Monde Diplomatique, d’Afrique Magazine et de RFI.
Jean-Christophe Servant est journaliste.
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Votre conclusion me laisse dubitatif quant au sens de votre propos. J’avoue ne pas bien connaitre le sujet, mais les expressions que vous employez me font redouter des biais de cadrage du débat. Vous finissez par :
« si la sortie nous paraît importante, elle ne doit pas entraîner un repli national mais la création d’une monnaie régionale forte. Sinon, on se trompera de temporalités et d’espaces ».
Hormis le phrase finale passablement énigmatique, on entend la même chose, copié/collé, dans le débat dur l’Euro. Avec ces éléments de langage, « repli national », « monnaie forte », on voit bien la connotation dépréciative de la notion de « repli » et mélioratif de la notion de « force ». On comprend bien que le repli national est une régression, alors qu’une monnaie forte est un signe de santé monaitaire, quand bien même la préoccupation exclusive par la BCE autour de la lutte contre l’inflation aurait pu avoir des résultats délétères. Et quand bien même un politique monétaire devrait s’apprécier selon de multiples indicateurs, irréductibles à une quelconque « force » de cette monnaie. Sans même connaitre à fond le débat, on peut donc en déduire que vous avez tendance à rejeter certaines options politiques en dehors du champ du discutable. C’est ainsi que l’éventualité d’un retour au Franc (français) au cas où la folie monétaire de l’euro ne serait pas réformable dans le cadre des traités, est exclue par principe. Dans ce cas, si d’aventure l’euro n’était pas réformable, ou bien pas avant quelques décennies, il en serait ainsi, il n’y aurait pas d’alternative et il ne resterait à ceux qui en payent les conséquence qu’à prendre leur mal en patience. Ou bien à écouter les sirènes identitaires/ethniques pour trouver un réconfort faute de mieux... C’est ainsi qu’on exclus par principe la recherche essentielle de compromis entre les tenants d’une sortie de l’Euro, qui n’y voient qu’une folie économiques, et les tenants d’une réforme de l’euro. Car les deux sont d’accord sur le diagnostique (l’euro est une machine à fabriquer des inégalités dans et entre les pays d’Europe),mais en désaccord sur la solution. En évacuant la solution des premiers (sortir de l’euro et revenir à une monnaie nationale), on s’interdit de penser leur compromis possible avec les seconds (qui veulent réformer l’euro, en le « démocratisant, ou bien passer d’une monnaie unique à une monnaie commune, etc, ...). On évacue alors toute la démarche du Plan A / Plan B, qui résume toute cette problématique de conciliation des alternatives à l’euro. Le même type de biais est à l’œuvre lorsqu’on parle de protectionniste : le débat est refusé face au péril du »repli national".
Emile Piquard
(23 janvier 2018 @15h44)
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Pour finir, je ne dis pas que votre intention est de biaiser le débat, mais dans ce cas la faute est rhétorique, à défaut d’être idéologique. Ou bien nous ne sommes pas d’accord sur le fond, et vous servez les intérêts des dominants. Ou bien nus ne sommes pas d’accords sur la forme, et je vous prierai de reformuler votre conclusion de façon à ne pas fermer certaines discussions essentielles...