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La marine aux prises avec ses « trous capacitaires »

La loi de programmation militaire et ses presque trois cents milliards d’euros, cela peut impressionner, surtout du côté de Bercy. Mais, dans l’immédiat, comment se débrouille une marine qui se prétend parfois « la première d’Europe », qui se dit être la seule à pouvoir coopérer en aéronavale avec l’US Navy, mais qui ne disposera pas de son unique porte-avions avant la fin 2018, et peine à défendre sa souveraineté sur son « premier empire maritime mondial » ? Grâce à des bouts de ficelle…

par Philippe Leymarie, 13 février 2018
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« Modern fountains »

Il n’y a pas pire « trou capacitaire », pour la marine française, que l’indisponibilité pendant dix-huit mois, pour cause de refonte à mi-vie, de son bâtiment-amiral : le porte-avions Charles de Gaulle, avec sa propulsion nucléaire (seul pays au monde en dehors des États-Unis), ses « 42 000 tonnes de diplomatie », sa puissance de frappe dans tous les conflits où la France est engagée (éprouvée récemment encore dans le Golfe, en océan Indien, ou en Méditerranée orientale) (1) Mais donc, une merveille indisponible. Les équipages de l’aéronavale en sont réduits à simuler des atterrissages sur des pistes bétonnées, marquées aux limites du pont du porte-avions. Et à solliciter des stages sur porte-avions américains, pour maintenir leur savoir faire.

Périodiquement, la question d’un second porte-avions se pose, pour garantir qu’un des deux au moins soit à la mer, ou susceptible d’y être envoyé. Sans illusions sur ce point, tant il est conscient de l’impact budgétaire d’un tel investissement, l’amiral Christophe Prazuck se contente de souligner que le débat se rouvre à chaque grand entretien de cet unique bâtiment : « L’équation n’a pas changé depuis 1997, date à laquelle on est passé de deux porte-avions à un seul » (2).

En revanche, le chef d’état-major de la marine en avait profité pour lancer la réflexion sur ce que sera le successeur du Charles de Gaulle, qui a effectué la moitié environ de son parcours, et devra être désarmé en 2040 au plus tard. « Je constate, a-t-il dit à la commission de défense de l’assemblée le 11 octobre dernier, que le porte-avions, aujourd’hui unique en Europe (3) est une capacité qui fait la différence (…), qui peut entraîner nos alliés, notamment nos partenaires européens ». Successeur éventuel, car rien ne dit encore que la réalisation d’un porte-avions national (ou deux ?) soit possible ou souhaitable, même si la loi de programmation militaire (LPM) en cours de préparation, et examinée en conseil des ministres le 8 février, confirme que des études vont bien être lancées dans les cinq ans à venir sur le sujet.

Le président Macron, qui avait promis lors de la présentation de ses vœux aux armées, le 23 janvier 2018, de lancer la modernisation des vecteurs aériens et maritimes de la force de dissuasion, n’avait rien dit du porte-avions du futur, sinon pour écarter à son tour l’idée d’un « sister-ship » pour l’actuel Charles de Gaulle dans les termes suivants : « Je ne suis dupe de rien en la matière, je sais que demain même, malgré ces engagements, des voix s’élèveront pour dire “Il faudrait maintenant tout de suite faire un deuxième porte-avions” par exemple ou des choses de ce genre. On pourrait tout faire ! Qu’on considère ce que nous sommes en train de faire ; nous ferons ce qu’il faut pour être au rendez-vous de notre autonomie stratégique. »

Armée de référence

Il y a peut-être, dans ces propos, une allusion indirecte à son souhait – développé par ailleurs dans ce même discours – de favoriser à l’avenir la coopération et même la mutualisation de certaines capacités à l’échelle de l’Union européenne, s’agissant notamment des équipements les plus lourds et coûteux, comme c’est le cas du porte-avions. On imaginerait bien, alors, une fois franchis les très nombreux obstacles techniques, politiques et financiers qui peuvent faire capoter un tel projet, la mise en commun d’un ou plusieurs de ces bâtiments, pour lesquels pourraient être organisés à l’échelle européenne, d’une manière plus rationnelle et moins coûteuse, des plannings de patrouilles et missions, des enchaînements de périodes d’entretien et d’entraînement, etc.

Emmanuel Macron, qui voit dans l’armée française une « armée de référence européenne », pense que Paris sera en position d’être le moteur de cette européanisation du grand armement, tout en se ménageant les marges d’autonomie nécessaires pour assurer son libre-arbitre et sa souveraineté dans les domaines qui lui paraissent essentiels. Un sacré pari, qu’il n’aura pas forcément le temps de tenir, en tout cas sur un seul quinquennat.

En attendant la remise en service du Charles de Gaulle, prévue pour la fin de cette année (4), les trois bâtiments de commandement et de projection de type Mistral, les BPC, sont mis à contribution. Lancés dans les années 2010, ils donnent toute satisfaction, mais ont un tonnage deux fois moindre que le porte-avions, et une puissance de feu sans commune mesure : ces porte-hélicoptères sont surtout des bâtiments de soutien logistique – transport de troupes et de blindés, base de commandement, hôpital – avec une plate-forme pour « ailes tournantes » et non pour des chasseurs type Rafale.

Les BPC sont surtout des bâtiments-bases pour des opérations côtières, à dominante humanitaire (évacuation de ressortissants, catastrophes naturelles), ou de style commando, ou encore d’interventions amphibies. On reste loin du modèle du groupe aéronaval – une escadre nombreuse autour du porte-avions qui lui ménage une « bulle de protection », sous l’eau ou dans l’espace aérien – avec sa puissance de frappe, son allonge stratégique, son retentissement diplomatique et politique…

Coups de sonde

À l’autre bout de la chaîne, dans les parages ultra-marins, d’autres « trous capacitaires » se font sentir : disposant – grâce à la gentille entourloupe des 200 milles marins, prolongés depuis quelques années au titre du « plateau continental » jusqu’à parfois 350 milles (650 km) – d’un domaine maritime de plus de douze millions de kilomètres carrés, soit le premier du monde, la France peine… à seulement le survoler, pour ne rien dire d’y patrouiller en surface – ce qui est quasi impossible, si ce n’est par coups de sonde aléatoires ou missions très ciblées, tant ces immensités sont hors de portée des moyens aériens ou navals de la marine nationale française. Un rapport du sénat reconnaissait d’ailleurs en 2012 que la surveillance de ces « poussières d’empire » était devenue « une contrainte de moins en moins compatible avec nos finances publiques ».

L’importance de ces possessions avait été réaffirmée dans la revue stratégique de défense et de sécurité nationale parue en octobre dernier : « Les DROM-COM (5) constituent des atouts majeurs en termes de coopération militaire, d’anticipation des crises et d’intégration régionale. Ils hébergent également des bases permettant de participer au contrôle des espaces communs et d’aider les pays frappés par des catastrophes naturelles : elles offrent à la France des plate-formes sûres de projection de puissance partout dans le monde, et la possibilité de se redéployer militairement au gré de l’évolution de la situation stratégique. La France est ainsi présente en océan Indien et en Asie-Pacifique (6) comme un partenaire et un allié crédible », concluent les rédacteurs de cette revue stratégique qui sert de soubassement à la loi de programmation militaire en cours de finalisation.

Vieux patrouilleurs

Depuis les années 1980, le format minimum pour chaque département, région ou collectivité d’outre-mer était, selon l’amiral Prazuck, de quatre bateaux par « théâtre » : deux patrouilleurs, un bâtiment logistique « à tout faire », et une frégate de surveillance. Mais le chef d’état-major de la marine regrettait, devant la commission de la défense de l’assemblée nationale, de ne plus disposer que de quatre vieux patrouilleurs P400 pour l’ensemble de l’outre-mer (au lieu de huit dans le passé), avec la perspective – en raison de leur âge – de ne plus pouvoir en mettre en ligne que deux à partir de 2021 : leurs remplaçants, les « bâtiments de surveillance et d’intervention » (BATSIMAR), se font attendre. Par ailleurs, l’unique navire logistique affecté aux Antilles a été désarmé l’an dernier ; son successeur, un bâtiment multi-missions B2M, ne sera pas disponible avant 2019, et – même s’il est très adapté à des missions de transport et ravitaillement – il n’a pas de capacité de plageage, au contraire des « Batral » de la génération précédente…

Se donnant pour but premier de « combler les ruptures capacitaires actuelles, notamment outre-mer », l’amiral fait valoir que « sans nos patrouilleurs, demain, nous perdrons notre souveraineté sur nos espaces ultramarins ». Le constat est partagé par les auteurs de la Revue stratégique, pour lesquels il convient de disposer de moyens nouveaux « sous peine de renoncer à surveiller certaines zones et ne plus être en mesure d’assumer les responsabilités de l’État, notamment dans les DROM-COM » (7).

Évoquant l’organisation des secours après le passage d’Irma sur Saint-Barthélemy et Saint-Martin, l’an dernier, le chef d’état-major de la marine affirmait accorder personnellement une priorité au programme BATSIMAR « pour doter à nouveau nos territoires ultramarins des moyens permettant de faire face à ce type de catastrophe naturelle ». Il a d’ailleurs reçu le soutien du chef de l’État sur ce point : « Pour ce qui concerne les espaces maritimes, un effort sera conduit via l’accélération du programme des patrouilleurs, sur la surveillance de nos zones économiques exclusives dont la majeure partie se trouve outre-mer », avait indiqué M. Emmanuel Macron, lors de ses vœux aux armées.

De fait, pour anticiper les désarmements des P400, échelonnés à partir de 2018/2019, et sans attendre la livraison des futurs patrouilleurs de haute mer du programme BATSIMAR, successeurs des anciens « avisos », qui ne pouvait intervenir avant 2024, une série de patrouilleurs plus légers – 62 mètres, 700 tonnes –, sur le modèle des patrouilleurs légers guyanais (PLG) (8), ont été commandés en urgence, dans une version à tirant d’eau plus élevé, et avec une plate-forme de mise en œuvre de drone.

Par ailleurs, les quatre bâtiments multi-missions B2M, spécialisés également dans l’outre-mer, dont la construction avait été prévue par la loi de programmation militaire de 2013, ont été mis en service ces derniers mois : adaptés à la fois aux normes civiles et aux exigences militaires, ces bâtiments polyvalents et endurants assurent des missions de souveraineté ou d’assistance, surveillance et sauvetage dans un cadre interministériel, au service des ministères de l’intérieur, de l’économie et des finances, de l’environnement, de l’énergie et de la mer ; et bien sûr des missions militaires d’intervention, avec projection sur des théâtres, appui à la police ou à la gendarmerie etc., grâce à un armement léger, et des embarcations de nouvelle génération pour les interceptions et contrôles en mer.

Îlots de prospérité

Ces divers moyens, qui devraient donc être étoffés lorsque les derniers « trous » seront comblés ces prochaines années, seraient en partie « aveugles » sans le secours des quatre Falcon 50MI (Marine-Intervention) de la flotille 24F, basée à Lann-Bihoué, qui a été doublée entre 2013 et 2016 avec la mise en service de quatre Falcon 50MS (Marine-Surveillance) : les huit appareils de cette escadrille sont régulièrement affectés à des missions outre-mer, pour des périodes de longueur variable. Dans le Pacifique, une flotille 25F, basée à Tahiti avec des bi-réacteurs Gardian, assure l’alerte pour les missions de recherche et sauvetage (SAR) sur l’ensemble de l’archipel polynésien, ainsi que la surveillance des approches maritimes, le transport des autorités et autres missions de service public (comme l’acheminement des bulletins électoraux !).

De manière plus générale, dans un éditorial de sa revue Engagement (no 117, décembre 2017), sous le titre « Ne désarmons pas nos DROM-COM », l’Association de soutien à l’armée française (ASAF) rappelait qu’entre 2008 et 2013, les effectifs de militaires stationnés outre mer ont été réduits de plus d’un cinquième – et cela malgré l’importance des défis actuels, que liste cette revue :

 aux Antilles, la lutte contre les trafics, notamment de stupéfiants ;
 en Guyane, contre l’orpaillage clandestin et pour la protection du centre spatial et des frontières avec le Brésil ou le Surinam ;
 à Mayotte, l’immigration clandestine ;
 dans l’océan indien, la piraterie et la pêche illégale.

L’ASAF fait valoir que des menaces de nature étatique sont toujours possibles, ces territoires étant « des îlots de prospérité au milieu d’ensembles qui le sont moins ». Et qu’il importe d’autant plus de les protéger, comme toute composante du territoire national, qu’ils constituent en outre « des points d’entrée pour la mise en œuvre rapide des moyens adaptés et des plate-formes de projection », en cas de catastrophe ou d’intervention de toute nature.

Les anciens militaires de cette association, qui ne cessent de se plaindre de l’insuffisance des moyens accordés aux forces armées, ont été entendus en ce qui concerne notamment les moyens qui devraient être accordés à la marine sur les cinq ans à venir : la LPM qui sera prochainement adoptée prévoit notamment la commande de dix-neuf patrouilleurs sur les cinq ans à venir, ainsi que de quatre pétroliers-ravitailleurs de nouvelle génération, dont deux livrés d’ici à 2025.

Philippe Leymarie

(1« Le Charles de Gaulle, 15 ans d’opérations », Cols Bleus, no 3053, janvier 2017.

(2Entretien dans Var Matin, 1er décembre 2017.

(3Unique au sens de seul bâtiment européen à propulsion nucléaire, et le seul porte-avions de sa catégorie dans l’Union européenne – surtout depuis le « Brexit ». La Grande-Bretagne disposera à terme de deux porte-avions à propulsion classique qui sont en cours d’armement ; l’Italie met en ligne deux porte-avions de taille plus réduite, dont un moderne ; l’Espagne possède un porte-hélicoptères dont peuvent aussi décoller des chasseurs Harrier

(4Après une refonte à 1,3 milliard d’euros.

(5C’est, depuis une réforme constitutionnelle de 2003, la nouvelle appellation des ex-départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM). Les DROM, à la fois départements et régions (sauf Mayotte), regroupent la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion et Mayotte. Les COM disposent d’une large autonomie : il s’agit de la Polynésie, de Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. La Nouvelle Calédonie est un « pays d’outre-mer » (POM) au sein de la république, en attente du résultat d’un référendum local sur son statut futur. Les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), habitées par des intermittents, sont toujours considérées comme un TOM, géré à partir de la Réunion.

(6Ndlr : ainsi que dans les Caraïbes.

(7Revue stratégique, p. 84.

(8Deux de ces PLG ont été livrés ces dernières années, un troisième a été commandé.

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