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Ce que nous apprennent les « fake news »

par Alain Garrigou, 21 février 2018
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« Fake News »

Les fake news ont fait une entrée tonitruante dans l’actualité politique. Le mot d’abord. En un ou deux ans, l’anglicisme venu d’outre-Atlantique s’est introduit dans toutes les langues. Au point de se substituer à l’ancienne expression de « fausses nouvelles ». Les fake news sont-ils autre chose que ces fausses nouvelles qui émaillent la politique des nations depuis plusieurs siècles ?

On peut penser que l’anglicisme ne fait que donner un coup de jeune à une ancienne notion. Les pouvoirs autoritaires ont chassé les fausses nouvelles depuis fort longtemps en espionnant leurs auteurs. En France, la lieutenance générale de la police parisienne fut instituée en 1667 pour surveiller l’attitude des sujets du roi concernant les affaires publiques. Dans un temps où la vérité était divine, cette surveillance de l’opinion englobait, dans une grande confusion, rumeurs, menaces et publications. Lors de ses vœux à la presse, en janvier 2018, le président Macron a annoncé qu’un projet de loi sur les fausses nouvelles serait bientôt soumis au Parlement (lire Frédéric Lordon, « Macron décodeur-en-chef »).

Démêler le vrai du faux dans les informations, faire la part entre les initiateurs et les colporteurs, relevait autrefois de la gageure. C’est que la contestation du pouvoir ne passait pas seulement par les formes devenues légitimes du débat philosophique ou de la conversation mondaine, mais aussi par la diffusion de libelles scandaleux, accusant la vie débauchée des personnages importants. Rassemblés dans l’enfer de la bibliothèque nationale (1), ces écrits licencieux publiés par des « Rousseau des ruisseaux » ont contribué à délégitimer l’ordre monarchique (2). Combien de calomniateurs embastillés sans autre forme de procès, suite à des dénonciations, mouchards auxiliaires d’une police de l’opinion ?

Dans l’ordre démocratique, les fausses nouvelles auraient pu disparaître devant l’instauration du principe de liberté d’expression et de son corollaire, la lucidité de citoyens capables de faire la part du vrai et du faux. Ce serait oublier que, obéissant à une conception élitiste, les régimes parlementaires n’ont élargi le suffrage que par étapes, faute de croire à la capacité de larges pans du peuple. Même avec l’institution du suffrage universel, la confiance était toute relative. Voyez ces électeurs placés devant l’énormité de leurs responsabilités ! En introduisant des sanctions contre les fausses nouvelles (art. 97), le droit électoral visait à dissuader les manœuvres destinées à fausser l’expression souveraine mais aussi à protéger des électeurs jugés fragiles. En contraste avec un principe légitime de souveraineté populaire, les élites politiques se méfiaient fortement de la crédulité des petites gens, mentionnant fréquemment leur naïveté devant les rumeurs les plus absurdes de guerre, d’augmentation des prix, de complots, de mauvaises mœurs, etc. Exemple parmi la multitude de témoignages, cet étrange hommage de Jules Ferry à la paysannerie — « un dernier trait de cette race excellente, c’est sa crédulité » (3) — et dans les documents d’archives, on trouve par exemple ce maire, se plaignant de la crédulité des électeurs, qui s’en remet au sous-préfet : « Ces fausses nouvelles troublent profondément l’opinion publique » (4).

Après les scrutins, l’instance de contrôle de régularité des élections, aux mains des parlements — ou d’une justice administrative pour les élections locales — enquêtait sur les accusations de fausses nouvelles ayant altéré ce qu’on appelait la sincérité des élections. Encore était-il difficile d’établir les preuves, les accusés répliquant que les fausses nouvelles avaient été lancées par chaque camp et qu’il était donc impossible d’évaluer leur effet sur la sincérité du scrutin. La plupart du temps, les adversaires étaient renvoyés dos à dos. Juger des bonnes et des mauvaises nouvelles risquait de miner la légitimité des élus. Les intérêts bien compris de la classe politique l’inclinaient donc à l’inaction, en se remettant à la compétence politique citoyenne spontanée. Placée devant des évidences contraires, elle s’en remettait généralement à un avenir plus favorable où les progrès de l’éducation amènerait des électeurs plus compétents et moins exposés à la tromperie.

Les gouvernements d’Ancien régime avaient été particulièrement attentifs aux rumeurs sur les subsistances qui pouvaient créer des émeutes. Le fameux complot des farines mêlait à la fois la crainte de pénurie dans une économie agraire peu productive et sensible aux aléas climatiques, mais aussi une compréhension floue des ententes sur les prix par lesquelles les marchands pouvaient augmenter leurs prix par un stockage spéculatif des denrées.

La financiarisation de l’économie n’a pas diminué les dangers des fausses rumeurs, alors que celles-ci peuvent jouer le rôle de prophétie destructrice en jetant le doute sur les résultats d’une société cotée en Bourse. Ainsi le jeudi noir de 1929 a-t-il été imputé aux rumeurs sur l’insolvabilité des banques produisant… leur insolvabilité effective. Les gouvernants ont ainsi dû se doter des outils de calcul économiques qui font autorité dans le monde des affaires, non sans que des agences indépendantes de notation n’aient acquis leur propre crédit. Désormais, les entreprises ont des voies de recours judiciaires face aux attaques (selon le terme consacré) dont elles peuvent faire l’objet.

Comment comprendre ce retour des fausses nouvelles sous le terme de fake news ? Le terme a pointé son nez dans les élections présidentielles américaines pour désigner l’activité de rumeurs sur Internet, où la Russie est notamment mise en cause. L’intervention d’une nouvelle voie de communication a donc réactivé un problème. Par ses caractéristiques techniques, surtout : volume accru des informations, décentralisation de la Toile, anonymat des auteurs. En mettant en cause les services secrets russes, bien des accusateurs croyaient retrouver les anciens procédés des services secrets d’antan visant à intoxiquer les puissances étrangères — on cite souvent la dépêche d’Ems (5), ou l’usage des Protocoles des sages de Sion par la police tsariste, censés étayer la thèse un complot juif. On ne saurait donc minimiser a priori les fake news bien qu’il soit toujours impossible de mesurer leurs effets sur un corps électoral. L’élection de Donald Trump eut-elle eu lieu sans les fake news, nul n’est en capacité de l’affirmer. Il est cependant possible que ces fake news discréditent la compétition politique en jetant le soupçon sur l’honnêteté des adversaires et des élus.

Devant ces risques accrus par les développements techniques de la révolution numérique (lire Evgeny Morozov, « Les vrais responsables des fausses nouvelles »), il est inévitable que des voix s’élèvent. Les grandes compagnies de l’économie numérique ont été appelées fermement à contrôler les flux de communication qu’elles génèrent. S’ils font mine d’agir à la marge, leurs dirigeants, se prévalant des valeurs d’ouverture qui sont le socle même de la « nouvelle » économie, ne changeront pas grand chose au fonctionnement de leurs plateformes. Là où les incitations argumentées ne changent rien, il est fatal que les puissances étatiques évoquent les voies juridiques d’un meilleur contrôle de l’information. Le président français Emmanuel Macron a en l’occurrence évoqué l’hypothèse d’un dispositif légal de sanction des fake news en période de campagne électorale, semblant oublier qu’il existe déjà pour les fausses nouvelles et qu’il est largement inopérant. On a de bonnes raisons de penser que le problème subsisterait. Ce n’est pas une bonne raison de subir le changement numérique en espérant seulement et passivement une autorégulation.

Toutefois, quelque chose a déjà changé avec le retour au soupçon d’incapacité pesant sur les citoyens (à nouveau plus tout à fait insoupçonnables par principe de décider de la valeur des informations). On n’imagine plus guère les élites se lamenter sur l’ignorance des masses — à l’exception de Mme Hillary Clinton, ayant évoqué des citoyens « déplorables » lors de la campagne de 2016 — comme elles le faisaient facilement il y a un siècle, avec les profits d’un sentiment de supériorité, mais aussi dans l’attente d’un progrès humain. Sans pouvoir exprimer publiquement le premier, les nouvelles manières de déplorer l’insuffisance citoyenne ne sont-elles pas une manière oblique de dire l’indicible ? Il est cocasse que la critique des réseaux sociaux ait pu être reprise par les médias dits traditionnels, eux-mêmes longtemps (et d’ailleurs toujours) sur la sellette, qui n’ont pas manqué de souligner les méthodes et procédures de contrôle de leur information qui les différencient des nouveaux médias. Ne ressemblent-ils pas ainsi à des pompiers pyromanes ?

La désignation des fausses nouvelles risque en tout cas de se révéler une tâche redoutable, tant discerner le faux suppose de faire la différence avec le vrai. Bref, il faudrait définir ce que sont les vraies nouvelles. Double défi car il faut à la fois que les événements soient conformes à l’information qui les rapportent et que ces nouvelles ne se rapportent pas à des « non-événements », comme aurait dit Humpty Dumpty, le personnage de Lewis Caroll, ou encore qu’ils ne soient pas des « pseudo-événements », tels que définis par Daniel Boorstin (6) — qui prenait la précaution de préciser que pseudo venait du grec « faux » —, c’est-à-dire des nouvelles produites par les médias pour les médias. Sachant que la presse a multiplié ces fausses nouvelles moins parce qu’elles sont fausses — propriété dérivée — que parce que ce ne sont pas des nouvelles, on peut s’attendre dans les prochaines semaines à des débats d’un rare byzantinisme dans la sphère politico-médiatique.

Alain Garrigou

(1Annie Stora Lamarre, L’enfer de la IIIe République, Censeurs et pornographes (1886-1914), Paris, Imago, 1990.

(2Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution : le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1983 (réédition 2010).

(3Jules Ferry, Discours et Opinions, tome 1, Paris, A. Colin, 1893, p. 51

(4Alain Garrigou, Histoire sociale du suffrage universel, Paris, Seuil, 2002, p. 107.

(5La dépêche d’Ems est un imbroglio diplomatique qui a servi de prétexte pour engager la guerre de 1870 : il s’agit principalement d’un télégramme officiel envoyé le 13 juillet 1870 par le chancelier prussien Otto von Bismarck à toutes les ambassades, en s’inspirant d’un article publié la veille par la Gazette de l’Allemagne du Nord sur un très court dialogue entre le roi de Prusse et l’ambassadeur de France à Berlin.

(6Daniel J. Boorstin, Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique, Montréal, Lux, Montréal (Canada), 2012.

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