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Éléments de langage

par Evelyne Pieiller, 23 février 2018
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« useless »

À quoi ça peut bien servir, l’art ? À rien, bien sûr, comme l’amour, répondait, dans les années 1980, l’homme de théâtre polonais Tadeusz Kantor au général Jaruzelski. Aujourd’hui, on a des réponses autrement fréquentables.

Le Comité Action Publique 2022 (CAP 2022), installé par M. Édouard Philippe, a pour objet « la transformation du service public ». Un classique européen. Pour « améliorer la qualité des services publics », bien sûr, what else, et, pour, admirable formule, « accompagner la baisse des dépenses publiques ». Tous les ministères doivent proposer leurs pistes. Une fuite bienvenue dans les journaux fait connaître celles du ministère de la culture (1).

L’écho n’en est pas tout à fait retentissant, mais enfin, des réactions se font entendre. Or, si on suspend une lecture routinière pour un examen plus attentif, on est étonné. Notamment par les déclarations des défenseurs du « spectacle vivant », secteur naguère fameux pour avoir vaillamment mené et gagné le combat du statut de l’intermittence. On est étonné, parce qu’ils ont comme une tendance marquée à partager le lexique, les envolées, les ambitions de leur ministre, porteuse de ce volet culture (qui s’inscrit par ailleurs dans un ensemble visant la totalité du service public, ce qui est un peu égocentriquement négligé) qu’ils entendent rejeter.

Mais il se passe quoi, qu’est-ce que ça veut dire, quand on se bat contre un adversaire tout en usant des mêmes termes, des mêmes notions, du même cadre de réflexion ?

Quelques exemples de la façon dont se répartissent équitablement entre la ministre et les opposants au CAP 2022 des clichés dont la fréquence évite d’interroger la pertinence, et qui sont autant d’embrayeurs d’équivoque.

Florilège de considérations profondes sur l’art (et la culture, ou inversement) :

La culture, « fondement de notre société », explique la ministre de la culture Françoise Nyssen, qui cite favorablement le propos d’un collégien de 12 ans : la pratique du théâtre à l’école « c’est la meilleure arme contre le terrorisme ». Entretien au Journal du Dimanche, 4 février 2018
« La culture, ce n’est pas un supplément d’âme, c’est vraiment quelque chose qui fonde l’être humain » F. Nyssen, entretien à France Inter, 27 octobre 2010
Les arts, les patrimoines, la presse et la culture sont des « éléments essentiels à l’émancipation individuelle et collective, à la liberté, à l’égalité, à la fraternité, et dont la vitalité contribue à l’épanouissement des populations (…) » L’appel de Montreuil pour les arts et la culture #AppelDeMontreuil, 15 janvier 2018 (2)

Conséquences logiques de ces considérations profondes :

« L’art et la culture doivent être au cœur de la refondation de notre pacte républicain » F. Nyssen, intervention aux Biennales Internationales du Spectacle (BIS), Nantes, 17 janvier 2018
« Nous sommes indéfectiblement attachés à une ambition collective qui doit avoir pour objet de placer la création artistique au cœur de notre projet de société » L’appel de Montreuil

Développement de ces conséquences :

« Dans une société minée par les inégalités sociales, territoriales, culturelles, et abîmées par les replis mortifères, les pouvoirs publics sont convoqués pour garantir à chacune et chacun le droit d’accès à la culture, la diversité culturelle et la cohérence des politiques culturelles mais aussi leur indispensable renouvellement et adaptation aux nouveaux enjeux de la démocratie culturelle. » CGT Culture, « Action Publique 2022, non merci ! »
« Parce que le défi qui nous rassemble appelle les créateurs à être, plus que jamais, au cœur de la Cité. Ce défi, c’est la lutte contre la ségrégation culturelle. Contre les barrières qui excluent des millions de personnes en France de la pratique d’un art, qui les excluent de certaines professions culturelles, de salles fréquentées par d’autres. Des barrières qui sont parfois financières, parfois sociales, parfois géographiques, parfois psychologiques » F. Nyssen, BIS
« Nous œuvrons tous les jours à rendre la culture ouverte, accessible à toutes et à tous et à corriger les inégalités culturelles qui traversent notre société. » « Kiffe la culture ! Ne laissons pas le gouvernement tuer le service public de la culture », SNJ-CGT, CGT-spectacle, CGT-culture

Concrétisation de ces considérations indubitablement convergentes :

Prévoir « un volet adapté pour les populations et territoires les plus fragiles », soutenir « ceux qui vont jouer dans les territoires où les spectacles sont trop rares : dans les zones rurales, dans les quartiers, dans les centre-villes en déshérence. » F. Nyssen, BIS
« Défendre la culture, c’est défendre toute la culture, dans sa diversité. Je suis là pour ça. Pour la rendre accessible. Et pour permettre à chacun d’y jouer sa part : ne pas en être simplement spectateur, mais acteur. »F. Nyssen, discours prononcé à l’occasion des vœux aux acteurs culturels et à la presse, 23 janvier 2018
 « (…) affirmer la nécessité d’une diversité culturelle, esthétique et territoriale, légitimée par l’association des habitants à sa construction. » L’appel de Montreuil.
« Exigeons ensemble une politique culturelle qui favorise le partage, la démocratie, l’émancipation et la diversité. » « Kiffe la culture », CGT Spectacle, SNJ-CGT, CGT Culture

Alors, où est le problème ? Les deux parties ne défendent-elles pas le même idéal ? Les représentants du spectacle vivant s’opposent à l’accent porté dans le document ministériel sur la diffusion, au détriment de la création : « pure logique comptable ». Et ils soulignent qu’il pourrait être dérogé au cadre légal qui fixe les missions d’intérêt général exercées par les structures labellisées (scènes nationales, centres dramatiques nationaux…), à la demande des collectivités territoriales ou « pour mieux répondre aux attentes du public » (L’Appel de Montreuil).

« En d’autres termes, la programmation des théâtres ou des centres d’art labellisés pourrait devoir s’adapter aux desiderata d’élus locaux ou céder aux demandes de tourneurs privés ». Bien sûr, c’est une logique comptable, mais c’est aussi de la logique tout court… À ne pas remettre en cause une survalorisation de l’art (et de la culture), symbole de la démocratie et remèdes à bien des maux, on risque de se retrouver entraîné à accepter sa sous-valorisation implicite : il faut que ça serve de cosmétique social… La pensée libérale a mimé la démarche des progressistes en lui empruntant son discours social : attention, discriminations ! Et les progressistes ne parviennent pas à sortir de leur propre cercle vertueux — attention, discriminations ! —, en omettant de préciser ce qu’ils entendent par « l’émancipation », et de maintenir que ce n’est pas l’art ou la culture qui mettront un terme aux « inégalités » — ah, qu’en termes choisis ces choses-là sont dites… — mais une transformation radicale de la société, économique et politique. À laquelle la création artistique peut, à sa façon, engager. Mais si on n’en dit pas les enjeux, la fonction spécifiques, si on ne formule pas son aspiration à rendre l’humain impatient de développer, seul et collectivement, son incomplète humanité, il devient alors « logique » qu’il soit confondu avec l’animation culturelle et des outils d’épanouissement personnel.

Difficile, quand on se veut au service de la diversité, de ne pas accepter de répondre aux attentes de ce qui va, des deux côtés, être défini comme « les publics », et alors, pourquoi ne pas accepter qu’il n’y ait plus de service public, mais un service des publics ? Et comment refuser l’efficacité d’un financement, certes privé, mais au service d’une grande cause ? L’ opposition au projet limitera peut-être la casse, et ce sera, évidemment, une petite victoire. Mais une petite victoire qui avalise sur le fond des « pré-requis » toxiques, porteur d’autres conflits identiques, sous la grande légitimation de la lutte contre l’inégalité… Ah, prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux…

Connu jusqu’alors comme « Le lac des signes », ce blog change de nom et précise son ambition. Il s’intitule désormais « Contrebande », en hommage au nécessaire irrespect des normes en place. Toutes les archives du « Lac des signes » restent évidemment accessibles sous ce nouvel intitulé.

Evelyne Pieiller

(1Lire le document sur le site de la CGT Culture.

(2Pétition, adressée au président de la République et au premier ministre, rédigée par Alexie Lorca, maire adjointe à la culture de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Parmi les premiers signataires, des syndicats, des élus locaux, des artistes, des responsables de lieux de spectacle, des représentants d’association…

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