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Des pirates sur les planches

par Marina Da Silva, 7 mars 2018
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Toutes les photos du billet sont de Frédéric Desmesure

«Nés dans les années 1980, nous appartenons à une génération qui regarde avec inquiétude le monde qu’elle a reçu en héritage. Un monde “désenchanté”, sans idéologie, un monde sans mythe. De quel mythe avons-nous besoin aujourd’hui ? Par mythe, nous entendons un récit, une histoire capable de bouleverser notre vision du monde et nos pratiques sociales. Loin d’avoir la réponse, c’est en tout cas la question qui nous anime. »

Une question que les jeunes acteurs du collectif OS’O (On s’organise), sortis de l’école du Théâtre national de Bordeaux Aquitaine, posent sur le plateau depuis leur première création Timon/Titus, prix du festival Impatience (1), en 2015. À travers Timon d’Athènes et Titus Andronicus, deux œuvres de Shakespeare croisées avec l’essai de David Graeber, Dette 5 000 ans d’histoire, ils démontaient le mécanisme de la dette. Dans ce nouvel opus, Pavillon noir, en référence au drapeau des pirates des XVIIe et XVIIIe siècles, ils interrogent : Qui sont les pirates aujourd’hui ? Et arrivent tout naturellement aux grandes figures contestataires de la sphère Internet, tels les lanceurs d’alerte Edward Snowden, Aaron Swartz, Chelsea Manning… qui ont contribué selon eux à faire de l’espace cybernétique un véritable territoire d’émancipation politique.

Aspirant à un fonctionnement théâtral coopératif et collaboratif, les sept acteurs (2) ont élaboré ensemble le matériau (dense) d’investigation et la construction (inventive) au plateau. Ils se sont associés à un collectif d’auteurs, le Collectif Traverse (3), dans la perspective de développer une réflexion et une pratique, sans hiérarchie, sur les interactions entre écriture, jeu, mise en scène et technique. Pavillon noir est l’aboutissement de ce processus et s’enrichit des relations dialectiques entre auteurs et comédiens depuis l’écriture du texte jusqu’à sa création. Cette démarche de jeunes acteurs sortis des écoles s’associant pour créer ensemble sans attendre le metteur en scène qui va les sélectionner est de plus en plus revendiquée comme une posture politique : processus de mutualisation des désirs et des savoir-faire de tous, outil pour faire de la pratique théâtrale le lieu de déconstruction des relations de pouvoir ou de hiérarchie.

Aucun d’entre eux n’avait de connaissance particulière dans le domaine du cyberespace, il leur a fallu se familiariser avec le Deep Web (« Web profond »), le Dark Web ou le « Freedom Net », sur lequel ils sont devenus incollables, et il leur est alors apparu évident que les hackers étaient en filiation avec la piraterie atlantique, la première utopie anarchiste selon Markus Rediker (4), qui avait défini un mode d’organisation égalitaire.

Ce qui étonne et conquiert, c’est de voir ici évoqués tous les codes et outils de la génération numérique, dans une mise en scène délibérément dépourvue d’effets technologiques ou d’images vidéo. Tout passe par le corps des acteurs, prodigues en gestes et signes, en connivences et ruptures. Cela commence avec le détournement facétieux de l’inévitable annonce pour éteindre les portables par une comédienne qui embarque le public dans son jeu et, rejointe par un comparse déjanté, se livre à un topo orwellien sur la géolocalisation à laquelle n’échappe plus un fragment de notre vie, ou presque. Le tableau suivant se déroule près de Rennes, dans l’appartement d’un trio de militants zadistes, juste après l’attentat au Bataclan, qui voient débouler la police antiterroriste. Elle fracasse tout sur son passage et les assigne à résidence (pointage trois fois par jour au commissariat distant d’une heure), état d’urgence oblige… Plus loin, des Anonymous, opposés à toute régulation du Web et revendiquant le droit de s’exprimer sans entraves, tentent d’exfiltrer l’une des leurs, poursuivie pour avoir bloqué des sites institutionnels.

Tandis que peu après, deux jeunes youtubeurs se délectent d’expliquer ce que sont les « tutos » et les « métadonnées ». C’est construit comme un polar où plusieurs intrigues sont menées parallèlement par des personnages attachants ou irritants, entrecoupé de séquences très drôles. Depuis les bitcoins jusqu’au hameçonnage numérique, ils abordent des problématiques d’actualité et dénoncent l’usage de la collecte d’informations à des fins marchandes ou sécuritaires. On n’échappera pas à la scène des pirates à l’abordage, dans une parodie inventive et joyeuse où les filles se taillent la part du lion, image de rapports égalitaires à venir et d’une mise en cause du pouvoir. La Syrie enfin est aussi évoquée à travers le personnage d’un activiste, Bassel, utilisant les réseaux sociaux pour organiser la rébellion et diffuser de l’information à l’extérieur du territoire ; il le paiera de sa vie. La référence au militant Bassel Khartabil (5) est sans équivoque et s’inscrit dans l’enchevêtrement de réel et de fiction sur lequel est construit le spectacle.

Avec leurs propres outils, ces jeunes acteurs entendent jouer à leur façon le rôle de lanceurs d’alerte.

C’était au Phénix, scène nationale de Valenciennes.

Le 6 mars, au Théâtre jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson, le 8 mars, Les treize Arches à Brive, et le 13 mars à l’Espace 1789 à Saint-Ouen. Puis tournée jusqu’en mai : www.collectifoso.com

Marina Da Silva

(1Ce festival a pour but de faire connaître de jeunes compagnies de théâtre contemporain auprès du grand public et des professionnels.

(2Jérémy Barbier d’Hiver, Moustafa Benaïbout, Roxane Brumachon, Bess Davies, Mathieu Ehrhard, Marion Lambert et Tom Linton.

(3Adrien Cornaggia, Riad Gahmi, Kevin Keiss, Julie Ménard, Pauline Peyrade, Pauline Ribat et Yann Verburgh.

(4Pirates de tous les pays : L’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726), éd. Libertalia, 2008. Voir aussi, Evelyne Pieiller, « Antigone et les pirates », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

(5Bassel Khartabil, aussi nommé Bassel Safadi, a été arrêté en mars 2012 et exécuté en 2015. Il était spécialisé dans le développement de logiciels open source.

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