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Secret-défense ou l’État de non-droit

Une mini-réforme du secret-défense est en chantier en France, pour complaire aux amis de l’OTAN. Mais il ne s’agit pas d’abandonner un si précieux outil de contrôle de l’information. Et ce n’est pas cela qui fera sortir les nombreux cadavres encore dans les placards. En butte aux refus de l’administration ou aux caviardages des dossiers, le collectif « Secret-défense, un enjeu démocratique » voudrait qu’on cesse de prendre les citoyens, au mieux, pour des Bisounours, au pire pour des espions…

par Philippe Leymarie, 10 mars 2018
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cc Stephanie Craig https://flic.kr/p/6xH2ny

Presque cinq ans que Ghislaine Dupont et Claude Verlon, les deux envoyés spéciaux de Radio France Internationale (RFI), ont été assassinés au Mali : il y a quelques semaines seulement, un juge du pôle antiterroriste français qui instruit l’affaire a pu se rendre pour la première fois à Bamako la capitale (et non là où les journalistes furent enlevés, à Kidal, dans l’extrême-nord, pour des raisons de sécurité). On a promis de lui transmettre bientôt les relevés téléphoniques des suspects présumés, que son prédécesseur, le juge Marc Trévidic, réclamait depuis quatre ans…

En l’absence de documents déclassifiés clairs — car ils sont régulièrement amputés en vertu du secret-défense — on en est toujours réduit à des hypothèses sur les motifs du rapt et de l’assassinat : une vengeance liée au non-versement d’une part de rançon lors de la libération des otages d’Arlit, ou à la non-libération promise de proches des ravisseurs ; ou une opération qui aurait mal tourné, les ravisseurs ayant exécuté les deux journalistes sans préméditation, suite à une panne de véhicule ou à la patrouille inattendue d’un hélicoptère. Mais lequel, pourquoi ? L’insécurité persistante au nord du Mali, l’invocation du secret-défense, ou la déclassification de documents sans intérêt ou incomplets ont empêché jusqu’ici d’en avoir le cœur net, même si l’on sait que — sous le sceau du secret-défense, justement — des éléments des services de renseignements extérieurs ou des forces spéciales de l’armée française ont entrepris de « faire justice » à leur manière.

Carcan de la victimologie

Du coup, l’association des amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon s’est rapprochée du collectif « Secret-défense, un enjeu démocratique » — animé notamment par Elisabeh Borrel, veuve d’un magistrat français assassiné à Djibouti il y a vingt-trois ans, et elle-même magistrate. Le collectif s’est formé à la suite d’une table-ronde sur le secret-défense, quelques semaines avant que le président Emmanuel Macron ne promette, le 28 novembre 2017 à Ouagadougou, de communiquer aux juges burkinabés tous les documents français dans le dossier de l’assassinat de l’ancien président Thomas Sankara (1).

Pour Mme Elisabeth Borrel, venue témoigner lors de la récente assemblée générale des Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, « le droit n’existe pas quand une affaire a une dimension internationale ». Le règne du secret-défense équivaut au contraire à « un état de non-droit », et ramène ceux à qui il est opposé à « un statut d’espion ou de bisounours ». Une constatation douloureusement vécue par la veuve du juge Borrel, dont l’assassinat avait été maquillé en suicide, puis mis sur le compte d’une affaire de pédophilie, son épouse ayant été présentée un temps comme « folle ».

Se défendant de toute naïveté, la magistrate cherche à sortir aujourd’hui du « carcan de la victimologie » et se bat pour empêcher que les « États totalitaires n’imposent leur version » des affaires et trouver les moyens de vérifier que la législation du secret-défense est correctement appliquée.

Le collectif Secret-défense regroupe des familles et proches de victimes d’affaires criminelles, engagés aujourd’hui dans une dizaine de procédures judiciaires dans lesquelles le secret-défense compromet la manifestation de la vérité, ainsi que des historiens et des journalistes confrontés au refus de l’État et de l’administration de communiquer des documents.

Dans les placards

Dans une lettre au président de la République, écrite dans le sillage de l’annonce faite à Ouagadougou, le collectif estime que « la chronologie des affaires à travers l’histoire depuis 1944 au moins, démontre la constance des blocages dans le temps, par la notion de secret-défense, qui est utilisée de façon très large dans notre pays. Aussi, notre collectif souhaite que vous puissiez nous recevoir pour évoquer avec vous, à la fois, les obstacles que nous rencontrons, leurs conséquences et la nécessaire évolution juridique de cette notion de secret-défense et de son contrôle pour la rendre compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme et les nécessités impératives de transparence d’un État démocratique ».

Le collectif rassemble des individus et associations cherchant à établir la vérité dans une série de dossiers, outre celui des envoyés spéciaux de RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon, enlevés et assassinés le 2 novembre 2013 :

 le naufrage du chalutier breton Bugaled Breizh, le 15 janvier 2004 ;
 l’assassinat du magistrat Bernard Borrel à Djibouti le 18 octobre 1995 ;
 le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ;
 l’explosion de la Maison des Têtes à Toulon, le 15 février 1989 ;
 l’assassinat de Thomas Sankara, président du Burkina Faso, et de ses compagnons, le 15 octobre 1987 ;
 la destruction en vol au-dessus d’Ustica, en Italie, d’un avion de ligne, le 27 juin 1980 ;
 l’assassinat de Robert Boulin, ministre en exercice, le 29 octobre 1979 ;
 l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris, le 29 octobre 1965 ;
 les massacres d’Algériens à Sétif, le 8 mai 1945, et à Paris, le 17 octobre 1961 ;
 la « disparition » de l’universitaire Maurice Audin en Algérie en 1957 ;
 le massacre des tirailleurs « sénégalais » au camp de Thiaroye, le 1er décembre 1944.

Ce collectif a d’ailleurs vocation à s’élargir : des contacts ont été pris dans l’affaire des victimes de l’attentat de Karachi, de la Caravelle d’Ajaccio, du bombardement de Bouaké — la liste n’est pas exhaustive. Il y a d’autres affaires dans les placards. Par exemple :

 l’élimination à Genève, le 3 novembre 1960, du nationaliste camerounais Félix Moumié ;
 l’assassinat le 13 janvier 1963 du président togolais Sylvanus Olympio par les putschistes du sergent Gnassingbe Eyadema ;
 l’assassinat du militant internationaliste Henri Curiel, le 4 mai 1978 à Paris ;
 les opérations plus ou moins téléguidées ou « autorisées » du mercenaire Bob Dénard ;
 l’assassinat à Paris le 29 mars 1988 de Dulcie September, la représentante du Congrès national africain (ANC) à Paris, etc.

La plupart de ceux qui ont eu à enquêter sur ce type de dossiers se plaignent de la difficulté à faire lever le secret-défense, et à déclassifier des documents qui, à l’usage, se révèlent souvent sans intérêt, incomplets, ou franchement caviardés. Le juge Trévidic affirme qu’en dix ans d’antiterrorisme, il n’a jamais eu accès qu’à des documents « confidentiel défense », le plus faible degré de classification (derrière le « secret-défense », et le « très secret-défense ») : « Les pièces déclassifiées, c’est la bibliothèque rose », raille le juge (2).

Objet de fantasmes

Au gouvernement, bien sûr, on rappelle l’utilité du secret. « Objet de bien des fantasmes, qui l’assimilent encore parfois aux excès d’une raison d’État oublieuse des droits et libertés, le secret est pourtant un outil essentiel de défense de nos intérêts diplomatiques, économiques, stratégiques et sécuritaires », affirme Louis Gautier, le patron du secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN).

Sous l’autorité conjointe du premier ministre et du ministère de la défense, le SGDSN met en œuvre cette politique du secret d’État dans une optique interministérielle. Contrairement à une image courante, le secret-défense n’est pas seulement d’ordre militaire. Le nucléaire civil est également couvert par le secret, tout comme les sociétés ayant conclu des contrats avec l’État. De manière plus générale, les grandes entreprises industrielles ou commerciales ont intérêt à protéger leurs procédés de fabrication, leurs tarifs et indicateurs économiques, etc.

Le SGDSN évalue à quatre cents mille le nombre de personnes « habilitées au secret », notamment au sein des forces de sécurité, mais aussi dans les secteurs « sensibles » de l’énergie, des transports, etc. Il s’appuie sur un réseau de quatre mille officiers de sécurité , désignés dans les administrations et les entreprises, qui traitent et détiennent des informations et supports classifiés, au nombre –- paraît-il –- de cinq millions d’unités. Près d’un tiers de ces officiers exercent leurs fonctions dans le secteur privé.

Le SGDSN évalue à quatre cents mille le nombre de personnes « habilitées au secret », notamment au sein des forces de sécurité, mais aussi dans les secteurs « sensibles » de l’énergie, des transports, etc.

Sous le président Sarkozy, le domaine du secret-défense avait été étendu non plus seulement à des documents mais à des lieux : une vingtaine d’enceintes considérées comme stratégiques avaient été soustraites à la curiosité des juges et des policiers.

D’ici la fin de l’année prochaine, à l’issue de la concertation interministérielle en cours, la réglementation du secret-défense devrait évoluer en profondeur, assure le SGDSN qui en a détaillé les objectifs dans un rapport récent (PDF), d’une minceur extrême. Il s’agit de :

 faciliter les échanges internationaux qui augmentent de manière exponentielle et aligner avec nos principaux alliés nos niveaux de classification ;
 améliorer la prise en compte de l’information classifiée dématérialisée et la protection des systèmes d’information contenant de telles informations de façon à s’adapter à la menace cyber ;
 protéger l’information tout au long de son cycle de vie, de sa conception à la fin de son exploitation ;
 changer la dénomination des niveaux de classification afin de mettre en évidence la nature interministérielle du secret avec, à l’avenir, deux nouvelles appellations « Secret » et « Très secret » ;
 réviser la procédure d’habilitation pour réduire les délais d’enquêtes ;
 la classification ne pourra dépasser cinquante ans, « sauf dispositions particulières prévues par le code du patrimoine et destinées notamment à lutter contre la prolifération des armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques », les informations restant dans ces cas « incommunicables de façon permanente, conformément à nos engagements internationaux ».

Au total, il convient avec cette réforme, selon le secrétaire général du SGDSN Louis Gautier, « d’éviter une inflation inutile de données classifiées », au moment où les associations de défense des droits de humains, les juges d’instruction, et les chercheurs se plaignent des excès du secret-défense. Mais aussi et peut-être surtout, de permettre des échanges plus harmonisés avec les partenaires de l’UE et de l’OTAN : le SGDSN rappelle que Paris a signé 41 accords généraux de sécurité avec des États étrangers, et que, dans le cadre des exportations d’armement, le volet protection du secret est d’un intérêt majeur.

« Ces différents chantiers témoignent d’une volonté de concilier au mieux le secret de la défense nationale avec les exigences de transparence d’une société démocratique, tout en consolidant les règles et les modalités d’application pour assurer la plus grande sécurité de notre pays et la meilleure protection de ses intérêts fondamentaux », soutient ce rapport officiel qui ne dit rien ou presque de la commission d’accès aux archives du SGDSN, composée notamment de parlementaires, chargée de donner un avis sur la déclassification des documents, et dont la composition et le mode de travail sont régulièrement mis en cause.

Philippe Leymarie

(1La mort de Thomas Sankara, devenue une figure panafricaine, était un sujet tabou pendant les vingt-sept ans de pouvoir de Blaise Compaoré, soupçonné d’avoir commandité l’assassinat. Le dossier a été rouvert après sa chute en 2014.

(2« Les trous noirs de la Françafrique », Jeune Afrique, 10 décembre 2017.

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