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De quelques propositions pour un plan livre pour la France

par Guillaume Basquin, 15 mars 2018
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Le livre se porte relativement bien en France ; la Littérature (avec majuscule, c’est-à-dire celle qui s’intéresse à l’écriture comme musique, ou peinture avec des mots), c’est autre chose : puisque la part des romans « young adults », « fantasy », thrillers (américains ou pas) et autres polars nordiques augmente chaque année, avec la complicité active de la presse « littéraire », sa portion congrue en librairie diminue à vue d’œil humain selon le même rythme. Premiers résultats ? Nombre de maisons d’excellence ou d’expérimentation, petites ou moyennes, font faillite ou arrêtent leurs activités : les éditions de La Différence, Les Doigts dans la prose, Al dante… Les grandes maisons s’adaptent : elles continuent avec les auteurs de leurs fonds (publications incessantes de correspondances), mais refusent le plus souvent de prendre des risques avec des auteurs qui inventent de nouvelles formes. Il n’y a qu’à franchir le seuil du siège historique des éditions Gallimard, puis contempler les portraits photographiques des jeunes élus : un chanteur, un homme politique de droite, un chroniqueur journalistique, etc. Une production labellisée par les médias triomphe, les Freddie von Argos, Delphine don Gnangnan et consorts… On ne voit plus qu’elle sur les tables des librairies… et des bibliothèques !

Lire aussi Olivier Barbarant, « De la guimauve pour la jeunesse », Le Monde diplomatique, novembre 2017.

Autre facteur aggravant : la concentration verticale qui s’est constituée dans le secteur du livre, de la production aux tables des librairies — en passant par la publicité dans les magazines. Un exemple : le groupe Madrigall (anagramme de Gallimard), non content d’avoir racheté parfois depuis longtemps de très nombreux grands et moyens éditeurs qu’on croyait encore indépendants : P.O.L, Verticales, L’Arpenteur, Flammarion, Denoël, La Table ronde, le Mercure de France, etc., a commencé de racheter des librairies prestigieuses, sans changer leurs noms — afin que cela ne se voie pas trop : Le Divan et la Librairie de Paris dans la capitale, la librairie Kléber à Strasbourg… En langage économique, cela s’appelle un trust (vertical qui plus est). Pensez-vous une seconde que les nouveaux dirigeants de ces librairies, qu’on voit souvent rue Gaston Gallimard, vont exposer sur les tables de leurs bazars les madrigaux publiés par la concurrence ?

Les directeurs de bibliothèques, qui pourraient aisément contrer cette tendance naturelle à la concentration capitalistique autour de quelques dizaines d’auteurs (et aider les maisons d’éditions les plus audacieuses et fragiles, fragiles parce qu’audacieuses…), commandent souvent les mêmes livres que les libraires. Il paraît qu’il y a plus de 10 000 bibliothèques en France (certains avancent le chiffre de 15 000) ; une simple contrainte de diversité à l’achat (en langage clair, des quotas), en fonction de la taille des villes et communes concernées, suffirait (peut-être) à faire vivre les maisons d’éditions vraiment indépendantes (soit non liées à un grand groupe médiatique ou éditorial). Or, les appels d’offre favorisent les grossistes, les petits éditeurs en sont absents.

En librairie, le plan pour sauver la Littérature (ou la diversité éditoriale, comme l’on voudra bien l’appeler) est presque entièrement déjà formulé par l’association d’éditeurs indépendants dite « l’autre LIVRE ». On trouvera l’ensemble de ses revendications en suivant ce lien. L’un des points clés porte sur le transport de l’objet-livre, soit le prix du timbre : La Poste est timbrée ! y dit-on avec justesse. Envoyer un livre coûte entre 4 et 5 euros, soit 25 à 30 % du prix moyen du livre (et plus que sa fabrication !) ; les libraires touchent 35 % dudit prix, on comprend alors que, parfois, ils rechignent même à commander des livres qui ne leur arrivent pas directement en cartons des Belles Lettres Diffusion ou de la Sodis — la grande majorité du commerce de la librairie se fait en mode dit « office », c’est-à-dire que les libraires acceptent de recevoir « d’office » les productions de tel ou tel éditeur diffusé par un gros diffuseur. Il faut absolument encourager la libre circulation des idées (et donc des livres), et pour cela même instituer un tarif postal « livre » entre professionnels (de la profession, comme dirait Godard) : 1 ou 2 euros pour un envoi postal entre libraires, bibliothèques et éditeurs (allers et retours). Cela se pratique déjà pour les revues littéraires avec un tarif négocié dit « Publissimo » ; Madame la ministre de la culture, un effort pour devenir LA ministre du plan « Art & Essai » pour le livre !

Lire aussi Thierry Discepolo, « Actes Sud, tout un roman », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

C’est en effet en se basant sur ce qui s’est pratiqué depuis l’après-guerre dans le cinéma en France, avec le succès que l’on sait (la France est devenue l’abri pour tout le cinéma de recherche mondial et a réussi à imposer la notion d’exception culturelle), que l’on pourra tenter de sauver la Littérature de recherche française : imposition de quotas aux librairies qui bénéficient de subventions publiques avec un label bien identifiable. Des Tartuffes rétorqueront que c’est déjà le cas avec le label LIR (pour Librairie de Référence)… Quelle blague ! On y voit ici le dernier Dan Brown, l’auteur de Da Vinci Code ; là les livres « politiques » de la dernière campagne présidentielle… Sans quotas drastiques, c’est toujours la main aveugle du marché (et des lecteurs,qui risquent de ne connaître que les produits soutenus par le marché) qui dicte sa voix. Rien à faire ?… Si ! Comme dans le cinéma, où il est de notoriété publique que les salles « art & essai » n’ont pas accès aux gros films ni même aux « films du milieu », il faut, sous peine de perte des subventions d’État, qu’un lecteur qui entrera dans une librairie de type « Art & Essai » soit sûr de n’y pas trouver les mêmes livres qu’ailleurs ! Solution utopique ? communiste ? fouriériste ? Mais dans le cinéma, c’est ce qui est appliqué toutes les semaines, et depuis des dizaines d’années : avec en plus une taxe sur le prix des billets, qui permet que les gros films contribuent au financement des petits etc. Qui se plaindrait de ce cercle vertueux ?

Dès les années 1930, les grand studios hollywoodiens mettent en place un contrôle vertical de leurs productions : ils achètent ou construisent des centaines de salles pour montrer exclusivement leurs propres films. Pensez-vous une seconde qu’un John Cassavetes ou qu’une Shirley Clarke aurait pu trouver de la place avec un tel système ? Un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, dit « United Sates versus Paramount Pictures » (1948), y mit fin. Le voici synthétisé par Wikipédia : « La cour estima en effet que les pratiques des studios, qui détenaient leurs propres circuits de distribution, leurs propres chaînes de cinéma et négociaient des droits d’exploitation exclusifs, étaient en violation des lois interdisant certaines formes de restrictions verticales. Pour le droit de la concurrence, cette décision fit jurisprudence pour les cas ultérieurs de contestation des formes d’intégration verticale. »

Guillaume Basquin

Écrivain, directeur de la revue Les Cahiers de Tinbad et co-fondateur des éditions Tinbad.

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