Programmées avant le coup de tonnerre de l’annonce de sa disparition, les Traversées africaines du Tarmac drainent artistes et public et permettent de revendiquer haut et fort l’importance de ce lieu voué à la création francophone.
Avec Parfois le vide, un spectacle musical, poétique et politique, conçu et interprété par l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana, avec Géraldine Keller et les musiciens Tao Ravao, au kabosy et à la valiha, et Jean-Christophe Feldlander aux percussions, on est au cœur de ce qui se joue au Tarmac, le refus de la liquidation d’un espace dédié à la circulation des artistes et des œuvres, sacrifié dans une politique néolibérale de désengagement et de réduction des coûts, au prétexte de redéployer la francophonie.
Auteur d’une œuvre prolifique, composée de romans, de recueils de nouvelles, de pièces de théâtre et de poésie, Jean-Luc Raharimanana, a abondamment décrit la corruption et la pauvreté qui gangrènent son pays, et l’histoire violente de la colonisation. De ce nouvel opus, où il est question de la mondialisation (Mondialisation. Monde fait aliénation) et des migrations, il dit qu’il l’a écrit « comme un chemin de pensée et une partition des possibles en ce temps de défaite du sens et de la parole ».
Sur scène, côté jardin, une forêt de micros, métaphore de tous les enfermements, où se meut, Géraldine Keller, magistrale interprète et chanteuse lyrique, comme un insecte pris au piège. Face au public, Jean-Luc Raharimanana, entouré des musiciens, déroule ce récit fleuve et volcan. Il le scande, le profère, le crie, le vit jusqu’à la transe, allant jusqu’à suggérer la tromba, pratique ancestrale de l’invocation des esprits qui continue à irriguer la société malgache.On n’en perd pas un son ni un souffle. Les deux comédiens, aussi stupéfiants l’un que l’autre, se partagent autant le récit que le personnage, dénommé Momo, qui en est le fil rouge, qui n’a plus de place ni sur la terre, ni dans les eaux, ni dans le ciel : « Il va vers, ou peut-être qu’il fuit… on dit qu’il migre. Appartient-il à une terre, à un pays ? Un personnage, entre les eaux et le ciel, parfois rêve, souvent utopie/illusion. Il va vers, ou peut-être qu’il dérive... on dit qu’il envahit. Il converse avec son double noyé dans l’ombre et l’obscur. »
Écrit autant théâtralement que musicalement, le texte joue sur la langue avec ses allitérations et répétitions, entre en fusion avec la musique des instrumentistes, comme pour aller chercher encore plus loin sa force de frappe. Il a la violence d’un orage qui gronde, traversé de la révolte et des images rageuses de l’auteur : « Je suis de la horde des voleurs de songes, je suis de la horde des ripailleurs de voix, je suis de la horde des orpailleurs d’histoire, je ne suis pas, je suis, je ne vis pas, je vis, je n’existe pas, j’existe, je ne vis pas, je vous vise, je n’existe pas, je vous exige (…) »
Une exigence à laquelle on répond totalement.
Huit propositions artistiques sont ainsi offertes dans le cadre de ces Traversées : théâtre, musique, poésie, danse… où l’on attend aussi la création du Fabuleux destin d’Amadou Hampâté Bâ, écrit par Bernard Magnier et mis en scène par Hassane Kassi Kouyaté avec le conteur Habib Dembélé et Tom Diakité (chant, multi-instruments). « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle. » Qui peut mettre un nom et une histoire sur cette citation célébrissime ? La pièce restitue le parcours de l’écrivain malien culte qui interrogeait aussi : « Qu’est-ce que Dieu sinon un potier, et en même temps un casseur de pots » ?
Ambassadeurs du Tarmac, tous ces artistes sont très mobilisés contre cette brutale disparition annoncée qui vise à éjecter une équipe et un projet pour reloger Théâtre Ouvert, quand bien même la ministre de la culture, Mme Françoise Nyssen, prétend déployer autrement la francophonie théâtrale. Issu du long travail d’investigation et de conviction mené par Lucien et Micheline Attoun au Festival d’Avignon, au début des années 1970, afin de faire découvrir et mettre en valeur des auteurs contemporains, Théâtre Ouvert, installé rue Véron en 1981, est devenu Centre National des Dramaturgies Contemporaines en 2011. Aujourd’hui dirigé par Caroline Marcilhac et présidé par Catherine Tasca, ancienne ministre de la culture et ancienne ministre déléguée à la francophonie, son déménagement était programmé, la Société du Moulin-Rouge, propriétaire des lieux, ne souhaitant pas renouveler son bail. Il aura donc semblé tout naturel à l’actuelle ministre de donner le Tarmac à Théâtre Ouvert… le fait du Prince !
L’équipe du Tarmac a appris par voie de presse en janvier l’annonce de sa disparition. Une pétition mise en ligne a aussitôt recueilli des milliers de signatures. Une première soirée de mobilisation rassemblait quelque 600 personnes le 12 février dont Christiane Taubira, Alain Mabanckou, Dany Laferrière et Dieudonné Niangouna… Depuis les tribunes se succèdent pour le soutenir.
Le Tarmac a pris la suite du Théâtre international de langue française, fondé en 1985 par Gabriel Garran, qui après une programmation itinérante s’était installé à la Villette en 1993. Valérie Baran en a repris la direction en 2004, ne ménageant pas sa peine pour accueillir et accompagner des artistes d’Afrique et du Proche-Orient qui affrontent les pires difficultés pour circuler, et labellise le Tarmac de la Villette. Il est ensuite transféré en 2011 au Théâtre de l’Est parisien (TEP) : le ministère remplace alors tout bonnement l’équipe du TEP par celle du Tarmac. Le TEP avait une belle et forte histoire, née d’une troupe installée dans le quartier populaire de Ménilmontant dès les années 1950. Centre Dramatique National depuis 1966, dirigé par Guy Rétoré, il est d’abord rue Malte-Brun, là où le Théâtre de la Colline en 1987 le « remplacera ». Rétoré continuera son travail dans ce qui était au départ une salle de répétition, avant de céder la place à une metteuse en scène et dramaturge, Catherine Anne. Mission : présenter des auteurs vivants, et que la moitié des spectacles soit accessible aux enfants… jusqu’à ce que soit sifflée la fin du jeu.
Selon le dernier communiqué de presse du Tarmac, en date du 22 mars, la situation reste figée. À jouer ainsi un théâtre contre un autre, il n’est pas sûr que le ministère sorte grandi de cette affaire. Pour le moment, Le Tarmac n’est pas prêt à se rendre en silence.
Les Traversées africaines
À voir encore :
• Parfois le vide. Après le Tarmac, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez jusqu’au 31 mars. Au Théâtre Studio Altforville, les 20 et 21 avril.
• Du 3 au 13 avril : Le fabuleux destind’Amadou Hampâté Bâ, texte de Bernard Magnier, mise en scène d’Hassane Kassi Kouyaté
• Du 6 au 7 avril : Africaman original, danseur, chorégraphe Qudus Onikeku
• Du 12 au 13 avril : Un cadavre dans l’œil, texte d’Hakim Bah, direction artistique et mise en scène, Guy Theunissen
Le Tarmac
59, avenue Gambetta - 75020 Paris
Tél. : 01 43 64 80 80Pour suivre la mobilisation pour le Tarmac, rendez-vous sur le blog http://letarmacenresistance.fr, Twitter et Facebook.