Le 6 janvier 2021, les partisans du candidat vaincu Donald Trump envahissaient le Capitole alors que se déroulait la certification des résultats de l’élection présidentielle américaine. Les représentants et sénateurs étaient évacués. Des coups de feu étaient tirés, faisant cinq morts dont deux dans l’enceinte parlementaire. Le président « élu » Joe Biden parlait d’insurrection et intimait à son rival de rappeler à l’ordre ses partisans. Après les avoir clairement encouragé à contester l’élection, celui-ci leur demandait de rentrer chez eux tout en maintenant ses accusations de vol électoral. Cet événement a forcément surpris, comme en témoigne la faiblesse des effectifs de police protégeant le Capitole. Ils surprennent encore. Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, son respect de la démocratie avait été régulièrement mis en doute. De la production de fake news aux propos farfelus, en passant par les gestes intempestifs, l’ignorance de la légalité, le mépris des convenances officielles, les insultes, les violations délibérés des règles légales, l’affinité avec les dictateurs de la planète, la cour faite aux Américains d’extrême droite et autres indices, on se demandait comment le candidat à sa réélection réagirait en cas de défaite. Il l’avait écartée par anticipation en accusant ses adversaires de tricher plusieurs mois avant l’échéance. Ces alarmes servaient généralement à se rassurer, non point vis-à-vis de Trump mais quant à la solidité des institutions démocratiques américaines. Comment un régime établi depuis si longtemps pouvait-il être menacé ? Les spécialistes les plus reconnus rassurèrent donc à profusion. Pourtant, le 6 janvier 2021, l’invasion du Parlement conduisit immédiatement à réviser les certitudes en donnant au régime politique américain un air bien connu ailleurs.
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Ce coup, comme on dit en anglais, fera date, comme on dit dans les livres d’histoire. La France en fut si bien le théâtre qu’elle a donné son terme à la langue anglaise et à bien d’autres. Un coup d’État, raccourci en coup, désigne le renversement par la force d’une assemblée élue. Le 18 brumaire 1799 en fut l’invention à plusieurs titres. Acte inaugural, Napoléon Bonaparte fit dissoudre l’assemblée du Directoire par ses soldats et avec la complicité de son frère Lucien, président de cette même assemblée. Avant de devenir premier consul puis empereur. Un demi-siècle plus tard, le 2 décembre 1852, son neveu Louis Bonaparte réédita le coup avec une révérence non déguisée à son illustre inspirateur. Avant de prendre les titres de prince-président puis d’empereur. Pour parachever l’archétype, Karl Marx écrivit un classique qui fit du coup d’État un genre en soi. Ce qui s’est passé le 6 janvier 2021, outre-Atlantique, a des raisons de s’inscrire dans ces événements qui balisent les chronologies et signifient sans qu’on ait besoin de spécifier de quoi il s’agit.
Les États-Unis ignoraient les coups. Les pères fondateurs avaient pris soin de limiter le pouvoir et d’introduire des checks and balance (poids et contrepoids) afin d’éviter une forme de restauration monarchique alors qu’ils avaient fondé leur pays contre la couronne britannique. Avec une solide croyance dans leurs précautions constitutionnelles. Et une impossibilité d’imaginer que puisse advenir un événement digne d’un pays habitué des révolutions comme la France du XIXe siècle ou d’une république bananière, comme l’écrivit l’ancien président George W. Bush, choqué par le spectacle du 6 janvier. Le pays vient donc de faire l’expérience d’un coup. Avec bien des traits qui reproduisent le modèle classique.
L’invasion du Capitole par des partisans de Donald Trump est intervenue au moment où le Congrès entrait dans l’ultime étape de certification de la victoire de Joe Biden et donc de la défaite de Trump. Cette défaite que le président sortant avait refusée par anticipation et n’avait cessé de dénoncer depuis le scrutin en annonçant qu’il n’accepterait jamais son issue. Louis Bonaparte, président de la Seconde république, élu au suffrage universel masculin en décembre 1848, approchait du terme d’un mandat non renouvelable — une disposition adoptée dans la Constitution et inspirée par l’exemple américain. Censée être un garde-fou contre un pouvoir autocratique, le mandat unique sonna le glas de la République quand le président sortant publia son décret de dissolution de l’Assemblée nationale et fit arrêter puis emprisonner les parlementaires qui avaient voulu lui résister en se réunissant à la mairie du 10e arrondissement. Le vainqueur avait tranché en supprimant l’Assemblée. Au lieu de l’élection présidentielle et des élections législatives prochaines, un plébiscite ratifia le coup avant que, un an après, un autre plébiscite consacra le Second empire. Ce n’était pas tout à fait la situation de Donald Trump. Même si, comme Louis Bonaparte, il avait prêté serment à la Constitution. Signe des temps ? Le premier a porté l’accusation comme une tunique de Nessus, selon son propre mot. Le second n’a guère semblé gêné par une telle accusation. Une analogie partielle sans doute quand l’un avait planifié son coup d’État et l’autre suggéré un coup.
Donald Trump n’acceptait pas le verdict de l’élection qui, selon une logique arbitraire, ne pouvait que lui donner la victoire. Son art intuitif du comptage électoral aurait fait sourire s’il ne semblait avoir convaincu des millions d’électeurs. En outre, à la différence d’une opération secrète fomentée à l’Élysée et baptisée Rubicon, en référence à l’audace de César faisant entrer ses légions dans Rome, Trump a proclamé bien haut sa victoire contre les résultats et ensuite son intention de faire inverser le verdict du scrutin. Jusqu’à ce 6 janvier où il a encouragé ses partisans réunis à Washington à se rendre au Capitole pour faire pression sur les parlementaire de son parti. Certes il ne disposait pas du soutien de l’armée. Trump y avait cependant fait allusion sans pouvoir s’en réclamer. Une déclaration conjointe des anciens secrétaires d’État à la défense a écarté préventivement cette éventualité. Peut-on néanmoins jurer que le désordre civil n’aurait pas de conséquences inédites s’il était porté à l’extrême ? Cette fois, la sédition confuse avorta dans la confusion.
Les coups d'État ne réussissent pas toujours et ne sont pas toujours aussi clairs que les 18 brumaire. À cet égard, le 6 janvier ressemble à un autre coup dont la date suffit à le désigner : le 6 février 1934
Lire aussi Jerome Karabel, « Un trumpisme sans Donald Trump », Le Monde diplomatique, décembre 2020.
Les coups d’État ne réussissent pas toujours et ne sont pas toujours aussi clairs que les 18 brumaire. À cet égard, le 6 janvier ressemble à un autre coup dont la date suffit à le désigner : le 6 février 1934. Ce jour-là à Paris, les manifestants issus de plusieurs horizons politiques, les Croix de feu, mais aussi des communistes, tentèrent d’investir le palais Bourbon. L’émeute fut d’une violence extrême mais la police réussit à barrer l’accès à l’Assemblée dont les parlementaires observaient l’émeute place de la Concorde. Au prix de plusieurs morts. Il reste difficile pour les historiens de caractériser une journée confuse par son déroulement, sans chef, sans objectif clair sinon l’invasion d’une assemblée élue. Les conséquences en furent plus lisibles avec la création du Front populaire pour réagir à la prise de conscience d’une menace fasciste. À cet égard aussi, le 6 janvier pourrait bien servir de modèle. Il n’est pas le seul si ni en France ni a fortiori si l’on porte le regard vers l’étranger comme avec le coup initié par Boris Eltsine contre le Parlement russe en 1993.
Donald Trump n’a pas franchi le Rubicon comme César, Louis Bonaparte et bien d’autres mais le soupçon est indélébile. Il suffit d’entendre ses propos au meeting rassemblé le même jour quand, dans une harangue décousue, il engageait ses partisans à marcher sur le Capitole, promettant même de les accompagner. Ce qu’il ne fit pas. L’addition de sous-entendus, d’accusations, de suggestions et d’encouragements à la sédition aura émaillé son mandat jusqu’au bout. Elle peut paraître très irrationnelle dans la foulée des jugements accablants qui ont accompagné le mandat. À y regarder de plus près, la mixture peut au contraire paraître étonnamment rationnelle : comme stratégie du chaos. Si cela marche, on acceptera le pouvoir ; si cela ne marche pas, on pourra éviter d’en subir les conséquences en faisant valoir qu’on a été mal compris. À moins que, face à des ennuis judiciaires, l’accusé puisse plaider la sénilité dont il a toujours été soupçonné. Il y a chez les apprentis tyrans d’aujourd’hui un certain souci d’assurer leurs arrières et de ne pas risquer trop comme ces anciens aventuriers de la politique qui jouaient le tout pour le tout — alea jacta est, avait lancé César — c’est-à-dire leur vie.
Une nouvelle figure du coup tenté à demi-mots, et probablement pas en pleine conscience ni volonté délibérée. On sait aujourd’hui que les humains n’ont pas toujours des desseins bien assurés, soigneusement calculés et rationalisés. Pour autant on ne saurait dire qu’ils n’ont rien calculé, rien imaginé ni rien voulu. Dans une sorte de semi coup d’État ou de simili coup, est-il rassurant que la tentative n’ait pas réussi ? En politique, il n’y a guère de coup pour rien. Un exemple, on n’ose dire un modèle, a été donné le 6 janvier. Est-il possible de corriger la défaillance des protections démocratiques ? Malgré le dogmatisme constitutionnel américain qui empêche de réformer des règles considérées comme sacrées, il apparaîtra peut-être enfin qu’elles sont autant de pousse-au-crime. Elles subsistent comme des sortes de buttes témoins d’un passé révolu ou encore des corrobories, ces survivances qui ont perdu leurs fonctions. À ranger au dépôt d’un vieux théâtre désaffecté, ces curiosités constitutionnelles : le collège électoral, héritage d’un temps où le vote était indirect ; un délai entre l’élection et la prise de fonctions qui perpétue le temps des diligences — lorsque ses membres devaient venir de tous les coins des États-Unis pour composer une assemblée délibérative concrète. On n’oserait imaginer de repenser l’ensemble du droit électoral.
Lire aussi Daniel Lazare, « Aux États-Unis, une Cour trop suprême », Le Monde diplomatique, novembre 2005.
Quel que soit l’avenir du modèle de coup fondé sur l’excitation de ses partisans, une journée confuse a terni le crédit d’un pays qui croyait incarner les valeurs démocratiques et qui, sous le choc, n’hésite plus à parler de « honte ». On n’a pas besoin de nommer les États et les dirigeants politiques qui, raisonnant publiquement en termes de modèles pour célébrer leur propre règne, se sont réjouis de voir cette foule composée de citoyens autoproclamés « patriotes » donner une image calamiteuse de leur pays. Une leçon politique coûteuse assurément. Une leçon pour tous y compris pour ceux s’en sont réjouis : nul n’est à l’abri.