«Entrez libre ». L’épigraphe choisi par le Channel résume sa philosophie et son combat. Issu de la transformation, en 1991, de l’ancien Centre de développement culturel de Calais en Scène nationale, sans lieu fixe, le Channel se déploie aujourd’hui sur près de 14 000 m2, dans les anciens abattoirs de la ville. C’est en 1994 que son directeur, Francis Peduzzi, et son équipe s’en emparent, à l’occasion de la préparation d’une manifestation culturelle pour l’ouverture du tunnel sous la Manche. Ils vont y installer leurs bureaux, « à la limite du squat, dans un provisoire incertain ». Le théâtre national de l’Odéon leur prête son théâtre mobile, la Cabane, de 1997 à 1999. À partir de 2000, la mairie, communiste à l’époque, entérine le projet dont la réalisation va être subventionnée par l’Europe, l’État, la région et le département à près de 78 %.
Aujourd’hui, lorsqu’on pousse la porte de l’enceinte, on se croirait dans une ruelle de village avec d’étonnants et somptueux bâtiments alignés qui convergent vers un ancien château d’eau entouré d’une structure en acier voisinant avec un chapiteau de cirque aux couleurs acidulées. À l’origine, il y avait là la cheminée qui anéantissait les animaux. Désormais les artistes de toutes les disciplines tutoient le danger les yeux ouverts et le public s’incline devant leur audace. Au total, trois salles de spectacle, dont la halle démontable qui peut accueillir entre 400 et deux mille personnes, quatre espaces de répétition (pour des spectacles de petite jauge et la diffusion de pratiques amateurs), une librairie et un restaurant (délégués à des professionnels du secteur), un bistrot et une tisanerie ouverte toute la journée au personnel et aux lycéens. L’ensemble se singularise par une architecture réalisée avec des matériaux de récupération où le bois et le métal ont fusionné pour créer des formes et des sculptures de toute beauté. C’est l’architecte Patrick Bouchain, qui a également conçu, entre autres, l’Académie nationale de cirque Fratellini à Saint-Denis et le théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers, et François Delarozière, directeur artistique de la compagnie La Machine, célèbre pour ses animaux de métal gigantesques, qui ont été les maîtres d’œuvre de ce chantier sorti de terre peu à peu au bout de plusieurs années. Reconverti en pôle culturel, le site est inauguré le 1er décembre 2007. Sa gestion, par voie d’une délégation de service public est confiée au Channel, la commune reste propriétaire du lieu mais ne s’immisce pas dans la programmation. Lorsqu’en 2008, Calais bascule dans l’escarcelle de Natacha Bouchart (Les Républicains) les choses vont changer. L’édile veut se défaire de l’image d’une ville pauvre balafrée par le chômage et surtout de la présence des migrants, elle sera en première ligne dans le processus de destruction de la jungle.
Lire aussi « Camp de réfugiés à vendre : “très beau, pas cher” », Le Monde diplomatique, mai 2017.
Dans sa vision hiérarchique du monde, c’est tout naturellement qu’elle voudrait faire du Channel sa propre vitrine et conçoit difficilement d’avoir à respecter l’autonomie de la scène nationale dont elle conteste également la politique tarifaire. En effet, tous les spectacles du Channel sont à 7 euros (ou 3,50 euros pour les scolaires). Une ligne de conduite qui fait partie intégrante du projet artistique et culturel du Channel, qui malgré ce faible tarif, mais avec un taux de remplissage des salles exceptionnel, reste dans la moyenne des recettes propres des scènes nationales. Il refuse aussi toute politique de mécénat et les divers accommodements déraisonnables qui vont avec.
Il invente à côté d’une programmation de saison libre et défricheuse, des événements et des rencontres régulières et poétiques : Feux d’hiver, La saveur de l’autre, Liberté de séjours… et prochainement, en juin 2020, Dunes de miel, des imprégnations artistiques en divers endroits sauvages de la Côte d’Opale. Feux d’hiver, après une interruption de huit ans faute de moyens, a repris en 2017 et cette année, grâce à l’intervention et au soutien de Xavier Bertrand, président de la région des Hauts-de-France, qui lui a su voir l’importance et la singularité de cet espace culturel.
On n’a jamais rien vu d’aussi beau.
Feux d’hiver, qui se déroule du 27 au 31 décembre, a une nouvelle fois fait la preuve de sa nécessité : 180 artistes réunis pour 35 spectacles lors de 150 représentations sur cinq jours qui se déclinent de 7h30 du matin jusqu’a minuit et au-delà : cirque, théâtre, concerts, lectures de BD scénarisées, danse… et un public qui répond en raflant tous les billets. Qu’ils soient payants ou gratuits (un bon tiers), le taux d’occupation des espaces est partout dépassé, du rarement vu. On s’arrêtera sur le dispositif de fête grandiose de l’événement, l’habillement par la compagnie Carabosse de tout l’espace qu’elle met en feu et en musique à la tombée de la nuit dans une procession ritualisée. Des installations avec des pots d’où vont surgir les flammes, des boules de dentelle métalliques ajourées qui abritent les braises, des bancs chauffants… Puis à 19h, chaque soir, un feu d’artifice orchestré par le Groupe F, passé maître au niveau international de la création pyrotechnique. Les artificiers composent une chorégraphie exceptionnelle en s’emparant du château d’eau. On n’a jamais rien vu d’aussi beau.
Inventer et renouveler l’expérience de l’étonnement et de la beauté, c’est la ligne artistique du Channel. Si on retrouve dans la programmation de ces Feux d’hiver 2019 Mohamed El Khatib en artiste invité avec son spectacle-culte Moi, Corinne Dadat mais aussi une conversation entre le metteur en scène et Alain Cavalier ou la lecture théâtralisée Duras et Platini par Anne Brochet et Jacques Bonnaffé, les danseurs-jongleurs de la compagnie anglaise Gandini Juggling qui rendent un hommage irrévérencieux à Pina Bausch dans Smashed, un spectacle qui tourne depuis dix ans, on y repère aussi une petite forme insolite et drôle Roucoule Liverpool, de la Compagnie On Off, qui initie à la relaxation et offre le café. Ou encore, à découvrir absolument, Frituur, un Girls Band belge formidable qui autour de la célébration des frites piétine le machisme et toutes les formes de domination avec un humour ravageur.
Si pour Francis Peduzzi, « programmer, c’est faire une offrande au public », on est avec ces Feux d’hiver dans un tout autre registre que celui de l’animation du Dragon de Calais, « à vocation touristique et commerciale » qui a défrayé l’actualité début novembre. Une opération marketing de « 27 millions d’euros payés par la ville et la communauté d’agglomération en majorité mais aussi l’État, le conseil régional, peut-être le conseil départemental du Pas-de-Calais, sur huit ans » selon France 3, pour redorer l’image de la ville, dont 3,2 millions d’euros pour la réalisation de ce dragon de 78 tonnes, et 3,4 millions d’euros pour sa halle de maintenance et d’abri, conçus par François Delarozière, l’ancien compagnon de route du Channel, avec qui les ponts sont désormais rompus.
Pour Francis Peduzzi ce projet est à mille lieux de ses préoccupations et de sa mission. À plus forte raison lorsqu’on sait, comme le soulignait Laurent Carpentier dans Le Monde du 4 novembre 2019, que Natacha Bouchart avait promulgué pour la circonstance un arrêté municipal interdisant aux associations la distribution de nourriture aux migrants dans le centre-ville : « les familles et touristes sont attendus en masse et les troubles générés par la présence de migrants risquent de fragiliser la bonne organisation de ces événements et surtout de porter atteinte à la sécurité de ces familles. » Et il ajoutait que « la découverte, le jour même de l’inauguration, d’un migrant asphyxié dans sa tente a achevé de ternir le tableau. »
Entre la vision de la maire de Calais qui met l’éradication des migrants au programme du nouveau visage de la ville — deuxième port européen de voyageurs — et celle du directeur du Channel qui élabore un lieu de vie artistique en invention permanente avec des valeurs humanistes, il y a tout un monde.
Le Channel, scène nationale de Calais
173, boulevard Gambetta
www.lechannel.fr
03 21 46 77 00