Au début des années 2000, on traversait toujours le pont d’Oshodi avec un peu de nervosité, que l’on soit Lagotien ou étranger en route vers l’aéroport international de la capitale économique du Nigeria, qui compte 16 millions d’habitants. Le pont enjambait l’une des plus importantes gares routières à ciel ouvert du pays, d’où partaient, parmi les étals de marchands, le racolage des rabatteurs, et la fumée des moteurs, prés de 5000 Molue, les emblématiques bus jaunes de Lagos, qui transportent quelque 200 000 passagers par jour.
Avec plus d’1 million de passants transitant quotidiennement par le quartier, il n’était pas rare que cette fiévreuse activité ne déborde jusqu’au pont, figeant sa circulation dans un bouchon où se déclinait alors l’abécédaire de la survie caractéristique d’Eko (Lagos en langue yoruba) : jeunes gens vendant ventilateurs et téléphones à clapets, journaux et sachets d’eau potable et parfois, aussi, de jeunes désœuvrés (« area boys ») guettant les automobilistes infortunés ayant eu le malheur de laisser leurs affaires à portée de regard. À cela se rajoutaient les guerres de quartiers qui, à Oshodi, pouvaient aussi déborder sur le pont. Le Nigeria venait de connaître en 1999 ses premières élections démocratiques libres depuis le putsch militaire de 1993. Et l’État de Lagos, gouverné par M. Bola Tinubu, qui vient d’être élu à la présidence de la fédération nigériane, était alors une cocotte minute dont le couvercle des revendications ethno-sociales venait d’exploser, en premier lieu celles de sa population yoruba.
À Oshodi, parmi les « area boys » et les « vigilante yoruba » de l’Oodua People’s Congress (OPC) tenant le quartier, le gang le plus craint de l’époque était celui des 36 Kiniun (les 36 Lions). Le groupe était mené par un ancien agbero (rabatteur de passagers de bus en yoruba), M. Musiliu Akinsanya, alias Mc Oluomo, dont la notoriété commençait à dépasser le quartier pour s’étendre sur l’ensemble de la partie continentale et insulaire de la mégapole lagunaire : « À l’époque, en raison des affrontements fréquents entre gangs à Oshodi, souligne un contact bien informé de Lagos, des personnalités influentes de l’État ont demandé à MC Oluomo de ramener la paix, au risque de perdre leur soutien. Il a donc appelé les autres dirigeants de gangs à une réunion où ils ont convenu d’avoir un groupe unique, nommé Oshodi One. MC Oluomo est alors devenu le Olori (président en yoruba) de tous les gangs ».
Vingt ans après son aggiornamento sur Oshodi, Mc Oluomo règne désormais sur la centaine de gare routières et parkings de Lagos dont les nouveaux terminaux, flambants neufs, de son quartier. L’ensemble de ces zones d’embarquement et de débarquement des passagers est sous la coupe de la nouvelle organisation que l’État de Lagos l’a chargé de diriger — le Parks Management Committee (Comité des parcs de Lagos) — après la dissolution de la précédente organisation qui les contrôlait — la branche locale du NURTW, le Syndicat national des travailleurs du transport routier. MC Olumo venait d’en être exclu pour « insubordination et incitation à la violence ».
Dimes astronomiques
Jusqu’a son éviction du NURTW, retrace l’historien et politiste français Laurent Fourchard dans une publication consacrée à ce syndicat, MC Oluomo, devenu « un acteur majeur des jeunes chômeurs du quartier », avait grimpé tous les échelons de sa branche lagotienne : d’abord chef de section sur Oshodi, puis trésorier, avant d’être finalement élu, en 2019, a sa tête. La NURTW, note Laurent Fourchard, est une organisation qui aura accru sous le règne de MC Oluomo « le pouvoir et la richesse de ses dirigeants grâce à la privatisation des moyens de transport ». Jusqu’à son éviction, rappelle le chercheur, la NURTW réglementait ainsi les parcs automobiles non « pas dans le but d’organiser une zone de marché libre, mais pour accumuler des revenus à redistribuer aux membres des syndicats, aux responsables des gouvernements locaux et à la police ». Une enquête menée par les journalistes nigérians de l’International Centre for investigatrice reporting (ICIR) dévoilait en 2021 le montant astronomique des dimes (« owo » en yoruba) extorquées annuellement par la branche lagotienne de la NURTW auprès des 75 000 chauffeurs de bus commerciaux, des 37 000 motos -taxi (« okada »), et conducteurs des 50 000 Keke Marwa (tuk tuk) recensés par l’Etat de Lagos : 123 078 milliards de nairas (250 millions d’euros), soit environ 29,4 % du chiffre d’affaires généré en interne par l’État de Lagos. Une manne, poursuit Laurent Fourchard, qui « permettait au syndicat de partager des intérêts communs, même s’ils sont contradictoires, avec différentes institutions étatiques ». MC Oluomo, « l’agbero le plus riche du pays », comme on le surnomme, a ainsi soutenu le yoruba Bola Tinubu, durant ses deux mandats à la tête de l’État entre 1999 et 2007, et n’a cessé depuis de « supporter le parti au pouvoir, fournissant mini bus et soldats lors des campagnes politiques », précise l’historien.
Dans la foulée des présidentielles, les élections de 28 des 36 gouverneurs des États de la fédération, dont celui de Lagos, ainsi que des assemblées locales, seront organisées ce 18 mars (après un report d’une semaine décidée par l’INEC, la commission électorale nigériane). Dans la mégapole, elles opposeront le gouverneur sortant, M. Babajide Sanwo-Olu, du parti au pouvoir, le All Progressives Congress (APC), à M. Abdul-Azeez Adediran, du People’s Democratic Party (PDP), et à Gbadebo Rhodes-Vivour, du Labour Party (LP). Durant la campagne des présidentielles, MC Oluomo a tenté de peser sur les résultats dans l’État. Il a abord suggéré — en vain — à l’INEC d’employer son Comité des parcs pour transporter le matériel électoral vers les bureaux de vote le jour des élections. Puis il a émis des menaces à l’adresse de l’électorat ibo. Dans une vidéo devenue virale, relatent les correspondants de RFI au Nigeria, on voit ainsi le manager du Comité des parcs en train d’intimider activement des électeurs qui ne soutiendraient pas le parti majoritaire.
Ces menaces n’auront pas empêché un camouflet électoral. Défait aux élections présidentielles, M. Peter Obi, le candidat ibo du LP qui portait l’espoir d’une jeunesse urbaine marquée par la meurtrière répression des manifestations antiSars de 2020 (voir aussi ci-dessous), s’est ainsi imposé sur le « City boy », Bola Tinubu, dans son fief lagotien. L’avance des « obidients » (les partisans de M. Obi) aurait sans doute été encore plus élevée si la crainte de violences n’avait pas refroidi une partie de l’électorat nigérian : avec seulement trois votants sur dix inscrits, ces élections présidentielles ont en effet connu le plus faible taux de participation (29 %) depuis la fin de la dictature militaire (1)
Ces derniers jours, un léger vent de panique a commencé à saisir l’équipe du gouverneur sortant (2). Si les derniers sondages placent M. Babajide Sanwo-Olu en tête des intentions de vote, la performance du Labour Party aux présidentielles inquiète ses partisans. Pour assurer la réélection de son poulain, MC Oluomo s’est adressé en yoruba aux Lagotiens sur le réseau Tik Tok, s’excusant pour son comportement et priant ses abonnés de faire le bon choix. « La réélection du gouverneur sortant, souligne notre source, permettrait bien sur à MC Oluomo de continuer à régner sur les gares routières de Lagos ». Mais aussi sur les nuits lagotiennes… Patron de la scène musicale fuji, la musique tradimoderne yoruba des quartiers populaires de la mégapole, et proche de plusieurs figures de Nollywood, MC Oluomo aime en effet manifester sa dispendieuse générosité…
S’il se retrouve au chômage, ce dont on peut douter, MC Oluomo pourra enfin livrer son grand œuvre. Voilà plusieurs années qu’il a promis d’écrire son autobiographie, dont le titre, déjà annoncé, atteste d’un ego démesuré à la taille d’Eko : Au service de l’humanité… On en sourirait presque si cette joviale et débonnaire figure de Lagos, qui compte parmi ses connaissances le gouverneur républicain de l’État américain de Georgie, M. Brain Kemp (3), n’était pas aussi toxique pour ses habitants, leur vie politique et leurs transports publics…
Dans la tête des étudiants nigérians
Présenté à Paris ce 26 mars, en avant-première, au Centre Pompidou de Paris, dans le cadre du festival du Cinéma du réel, Coconut Head Generation, réalisé par le franco-congolais Alain Kassanda, est une radiographie bienvenue, enthousiasmante et exceptionnelle du quotidien et de la psyché d’un groupe de jeunes étudiants nigérians. Tous les jeudi soirs, dans une salle du campus de l’université d’Ibadan, Tobi, Adeyosola, Leye, Deyo, Obayomi, Aderemi, Temitope et plusieurs autres jeunes gens et jeunes femmes, se retrouvent pour visionner des films et réagir aux thématiques qu’ils abordent.
De Chef, du camerounais Jean-Marie Teno, à West Indies, du défunt franco-mauritanien Med Hondo, chaque séance hebdomadaire est l’occasion de rappeler que loin d’être des « têtes de noix de coco » apathiques vissées sur leur téléphone portable, la jeunesse de l’université d’Ibadan pense, réfléchit, et agit, qu’il soit question d’aborder le patriarcat ou d’interroger l’identité de son pays. Comme dans cette scène particulièrement émouvante ou un jeune homme résume sa condition : « La Grande-Bretagne a donné à sa fille l’indépendance, mais ne lui a pas appris comment être indépendante. Et donc le Nigeria ne nous a jamais appris a être nigérians ».
En plantant sa caméra en 2019 sur le sol de l’une des plus prestigieuses universités publiques du pays, le réalisateur n’imaginait pas se retrouver confronté, un an plus tard, à un épisode historique qui va sceller le destin de cette génération : la meurtrière répression de la jeunesse urbaine manifestant, sous le hashtag #EndSars, contre l’impunité policière. Film de lutte, de survie, et d’espoir, Coconut Head Generation est un document d’utilité publique, tant pour la jeunesse estudiantine africaine, que celle du vieux continent…