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Admins de l’unique vérité

par Evgeny Morozov, 31 octobre 2019
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Pierre Paul Rubens. — « Victoire de la Vérité sur l’Hérésie », vers 1625.

Trois ans après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, la panique morale suscitée par les « fausses nouvelles » et la « post-vérité » n’a pas reculé d’un iota. Elle s’est même muée en guerre culturelle opposant les conservateurs — qui prétendent que leurs opinions sont régulièrement censurées par les plateformes numériques —, aux progressistes — qui accusent Facebook et Twitter de ne pas en faire assez pour lutter contre les discours haineux et la manipulation des élections par des puissances étrangères.

Lire aussi Jean-Louis Rocca, « Maquiller une guerre commerciale en choc des civilisations », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

Lors de sa récente audition devant le Congrès américain, Mark Zuckerberg n’en menait pas large face à ces politiciens qui se démenaient pour lui infliger le coup rhétorique fatal. Cela n’augure rien de bon pour la Silicon Valley, qui doit son salut non pas à la SoftBank japonaise, mais au Parti communiste chinois. Plus ce dernier se montre belliqueux, mieux elle se porte, car seule une guerre commerciale infinie contre Pékin peut garantir l’absence infinie de règlementation de ce secteur « stratégique ».

Une « stratégie » d’autant plus risquée que la bulle technologique qui menace d’éclater ne fera qu’accentuer la haine généralisée qu’inspire la Silicon Valley. Les humiliations publiques liées aux lourdes pertes accusées par WeWork et Uber, autrefois les chouchous des investisseurs technophiles, indiquent un essoufflement de la tolérance pour les plateformes (et en particulier leurs dirigeants). On peut donc s’attendre à de nouvelles règlementations, qui viseraient en priorité à limiter le flux de « fausses nouvelles ».

Encore faut-il connaître la puissance de ce flux. Car on n’a pas encore analysé, ni dans le débat public ni dans les nombreuses discussions universitaires sur la « post-vérité », le présupposé selon lequel nous vivons dans une époque post-moderne dopée aux stéroïdes, une époque où aucune vérité solide ne tient et où aucun récit ne peut résister à l’assaut d’épistémès concurrents ancrés dans différentes expériences matérielles, culturelles et raciales.

Il serait hypocrite de nier ce phénomène, favorisé par les modèles commerciaux des plateformes numériques, leurs influences algorithmiques et les bulles de filtre (1) qui en résultent. Mais la fragmentation de la vérité n’est qu’un aspect de la chose, et probablement pas le plus important.

En effet, la phénoménologie de notre expérience numérique passe non seulement par la quête de « post-vérité », mais aussi par la quête d’une sorte d’hyper-vérité émanant de la bureaucratie. D’un côté, nous assistons à la multiplication des récits et des perspectives ; et inversement à un effort pour faire converger tous ces récits vers une vérité unique et objective à l’aide de robots, de registres et d’algorithmes.

La première phase de cette « objectivation » a commencé avec Wikipédia. Bien que la technologie permette d’apporter de multiples interprétations d’un même phénomène, l’encyclopédie participative en ligne a décidé qu’une « communauté » de relecteurs et de rédacteurs, armés de sources fiables, convergerait vers une interprétation unique de l’histoire.

Si les détracteurs de Wikipédia se sont focalisés sur le fait qu’en donnant à tous la possibilité de contribuer, le site permet de démocratiser le savoir de manière radicale, ils sont passés à côté d’un aspect fondamentalement conservateur du projet. Beaucoup de sujets controversés ont nourri de longs et houleux débats parmi les rédacteurs, mais la présentation ne donnait bien souvent aucun signe explicite de ces polémiques. Les désaccords restent donc en grande partie invisibles aux yeux de la plupart des utilisateurs.

La prolifération des règles concernant l’édition et les citations sur Wikipédia a au contraire permis que ces règles déterminent davantage le contenu d’une page que les informations apportées par le sujet même de l’entrée. D’où les nombreux cas étranges de personnes se plaignant que Wikipédia donne des informations fausses à leur sujet, sans pouvoir les modifier, car ils ne sont pas considérés comme des sources « autorisées » sur eux-mêmes. Cette adhésion à la rationalité et aux règles, caractéristique de la véritable modernité de Wikipédia, a plongé nombre de ses observateurs dans la confusion.

La deuxième phase de l’objectivation des discours a commencé avec la rapide explosion de la technologie des blockchains (« chaînes de blocs »), qui a créé l’illusion que tout pouvait s’exprimer en chiffres pour être finalement inscrit dans le grand livre des comptes, telle une vérité immuable et intouchable, gravée dans la pierre.

Appliqué au petit monde des transactions commerciales et des événements numériques, ce principe semble inoffensif. Mais transposé dans d’autres domaines, comme la politique, les arts, ou le journalisme, le positivisme fondamentaliste qu’évoque cette « épistémologie de la blockchain » peut mener à la conclusion perverse selon laquelle ce qui ne pourrait se formuler de manière compatible avec la blockchain serait corrompu par la subjectivité, la vénalité ou la partialité.

Là est l’ironie du monde de la post-vérité : la démocratisation du savoir irait de pair avec l’intensification des normes bureaucratiques, à cela près que ce modèle présenté comme archaïque et ringard serait remplacé par des algorithmes et des registres « objectifs ». La dimension utopique de cette situation — en cours de réalisation à Singapour ou en Estonie — réside dans un système bureaucratique parfaitement automatisé, qui permet une application prussienne des règles.

La combinaison de positions aussi contradictoires produit un étrange hybride. Comme on pouvait s’y attendre, elle génère précisément le genre de dissonance cognitive qui nourrit « la droite alternative » (alt-right). D’une part, suivant une logique « populiste » qui rappelle Wikipédia, cette culture se passe d’experts, puisque tous les êtres humains sont censés être égaux entre eux, comme les « nœuds » du réseau des blockchains (encore un mythe). D’autre part, elle renforce la foi moderniste dans les règles et la possibilité de trouver, par des moyens quantitatifs, l’unique vérité, laquelle peut ensuite être mise à la disposition de tous, sans la médiation de forces autres que celles de la technologie. Une idéologie que l’on pourrait baptiser « le modernisme populiste ».

Les contradictions inhérentes à ce drôle de cocktail idéologique sautent aux yeux : les experts sont remplacés par la foi dans la technologie et le progrès. Mais étant donné que ces énoncés n’ont pas fait l’objet de débats dignes de ce nom sur la politique économique de la technologie (sans parler de la notion de progrès), ils n’ont aucun moyen d’expliquer les changements historiques. Après tout, qu’est-ce qui anime et façonne toute la technologie qui nous entoure ?

Lire aussi Cédric Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

Dans ces discours, la « technologie » n’est qu’un euphémisme désignant un groupe de technologues et scientifiques surhumains qui sauvent le monde en inventant de nouvelles applications et de nouveaux produits. Les experts reviennent donc par la fenêtre, mais sans que cela soit formellement reconnu (et sans possibilité de contestation démocratique) : qu’il s’agisse des rédacteurs de Wikipédia qui appliquent les règles ou des ingénieurs qui mettent en place les registres, ils sont présentés comme de simples appendices de la force de la technologie et du progrès, alors qu’en fait, ce sont eux qui la dirigent de l’intérieur.

Des fondements aussi instables et peu fiables ne peuvent guère permettre aux cultures démocratiques de prospérer. C’est une chose de célébrer les connaissances situées et les épistémès multiples dans un élan postmoderne. C’en est une autre de le faire en construisant un système qui instaure, au moyen d’algorithmes, des vérités issues de l’application zélée de règles bureaucratiques qui ferait passer Otto von Bismarck pour un bricoleur du dimanche.

Ce dilemme est parfaitement représenté par Facebook, qui est bâti sur le principe populiste selon lequel la communication horizontale entre les utilisateurs empêche les experts de s’adonner à leurs prédications verticales : malgré son populisme, la plateforme doit maintenant s’atteler à la tâche peu enviable consistant à lutter contre les « fausses nouvelles » au moyen d’algorithmes. Cela ne peut cependant pas se faire sans accepter les vertus de l’expertise et sans axer son approche sur un épistémè singulier et cohérent.

Mais Facebook n’est même pas conscient de ce problème, et poursuivra donc probablement ses efforts schizophrènes pour bâtir à tâtons une bureaucratie d’experts semblable à celle qu’il prétendait détruire.

Cette tentative n’apportera rien de bon, mais elle a le mérite de mettre en lumière une vérité fondamentale qui semble oubliée : les « fausses nouvelles » et leur contraire, à savoir la quête d’hyper-rationalisation, sont les conséquences et non les causes de nos problèmes. Non, le postmodernisme n’est pas né dans la chambre d’étudiant de Mark Zuckerberg.

Evgeny Morozov

(1Bulle de filtres ou bulle de filtrage : de l’anglais filter bubble, qui désigne à la fois les informations personnalisées qui sont présentées à un internaute par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux à partir de données collectées à son sujet ; et l’état d’isolement intellectuel et culturel dans lequel il se retrouve quand les informations qu’il recherche sur Internet résultent d’une personnalisation mise en place à son insu. Source : Office québécois de la langue française et Wikipédia.

Traduction depuis l’anglais : Métissa André.

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