Chaque scrutin, depuis l’avènement de la démocratie en 1994, paraît plus « historique » que l’autre en Afrique du Sud, la plus jeune des démocraties d’Afrique, libérée des lois de l’apartheid en 1991. Toutes les élections générales (législatives et provinciales) qui se sont tenues depuis ont confirmé l’hégémonie du Congrès national africain (ANC). L’ancien mouvement de libération nationale a toujours été crédité de plus de 60 % des voix (62,15 % en 2014).
Toutes, sauf celles du 9 mai dernier, qui marquent un grand tournant, 25 ans après l’élection de Nelson Mandela à la présidence. L’ANC chute de cinq points de pourcentage, à 57,5 % des voix. Pour le politologue sud-africain William Gumede, auteur de nombreux livres, dont le best-seller Thabo Mbeki and the struggle for the soul of the ANC, cinq grandes leçons sont à retenir de ces élections.
Sans Ramaphosa, l’ANC aurait perdu sa majorité
Même Fikile Mbalula, ancien ministre de la police et directeur de campagne de l’ANC, l’a reconnu : sans la présence de Cyril Ramaphosa à la présidence du parti, l’ANC n’aurait fait qu’entre 40 % et 44 % des voix. Son score de 58 % est largement dû à son candidat, ancien leader syndical devenu capitaine d’industrie. Celui que Mandela aurait aimé voir lui succéder en 1999 — mais qui a été évincé par Thabo Mbeki — inspire confiance, après les scandales à répétition et la dégringolade du rand, la devise nationale, sous l’ère Jacob Zuma (2009-2018).
Selon les sondages commandés avant le scrutin par l’ANC, Cyril Ramaphosa a été crédité de 60 % d’opinions positives, contre 44 % seulement pour l’ANC, qui a perdu la confiance de sa base. Le parti au pouvoir ne fait que 50,19 % des voix dans la province stratégique de Gauteng (Johannesburg et Pretoria), et perd 10 % des voix partout, jusque dans les provinces rurales qui votaient à 70 % pour lui auparavant. Le Parlement reste dominé par l’ANC, qui passe de 249 à 230 sièges sur 400.
« Ce coup de semonce, explique William Gumede, met Cyril Ramaphosa sous pression. Les cinq ans dont il dispose sont en quelque sorte empruntés. C’est sa dernière chance de redresser la barre pour le pays, mais aussi pour le parti. L’ANC est plus divisé que jamais, entre l’aile modérée que Ramaphosa représente et les « populistes » du clan Zuma, encore bien présent et très dynamique (1). Les résultats auraient dû ramener les ténors de l’ANC à un peu d’humilité, or, il n’en est rien. Nous voyons encore des personnalités proches de Jacob Zuma se montrer très arrogantes ». Les tensions sont réelles : certains ténors du clan Zuma, durant la campagne, ont demandé aux électeurs de voter ANC au niveau provincial, mais pas national.
La « montée des populismes », noir comme blanc
Lire aussi Sabine Cessou, « L’ANC, aux origines d’un parti-État », Le Monde diplomatique, mars 2018.
Le parti fondé en 2013 par Julius Malema, dissident de l’ANC, dénommé Economic Freedom Fighters (Combattants de la liberté économique - EFF), est le premier parti créé après 1994 à améliorer son score dans la durée (10,77 % des voix contre 6,35 % en 2014, passant de 25 à 44 députés).
« La montée du populisme noir de gauche s’appuie sur le ressentiment à l’égard de l’ANC, mais aussi sur le travail de mobilisation abattu sur le terrain par l’EFF, qui s’est doté de branches locales », souligne William Gumede. Ses thèmes de prédilection porte sur la restitution des terres et la nationalisation des mines, entre autres. La réponse se traduit par une montée du populisme blanc de droite, avec le parti marginal ultra-conservateur Freedom Front Plus (FFP) qui a doublé son score (2,38 % des voix, passant de 4 à 10 députés) (2).
Une opposition plus fragmentée
Pour la première fois depuis 1994, le principal parti d’opposition, l’Alliance démocratique (DA), perd des voix et cinq sièges au Parlement (84 sur 400). Son score ne dépasse pas 20,77 % sous la direction de son nouveau leader noir Mmusi Maimane, contre 22,23 % en 2014. Ce déclin s’explique par deux facteurs, selon William Gumede : « Le DA, parti d’opposition blanc et métis, est devenu un parti noir avec succès. Il a désormais plus d’électeurs noirs que blancs. Cela implique un changement de culture dans le parti, dont l’aile blanche et conservatrice a reporté ses voix sur le FFP. Le DA a aussi perdu des électeurs noirs, parmi la classe moyenne qui s’est reportée sur Cyril Ramaphosa ».
Six millions de jeunes n’ont pas voté, soit la moitié de la classe d’âge des 18-30 ans, non inscrite sur les listes électorales. À ce phénomène s’ajoute celui de l’abstention, plus forte cette année (35,5 % des électeurs inscrits, contre 27 % en 2014). « La majorité a laissé tomber les partis classiques, en conclut William Gumede. Il y a plus de non votants que de votants pour la première fois dans notre histoire, un fait triste pour une démocratie si jeune. Si l’on tient compte de tous les citoyens en âge de voter, inscrits ou non, l’ANC n’a été élu qu’avec 25 % des voix. » Cette désaffection représente un lourd camouflet, mais la situation n’a rien de définitif. « C’est encore gérable pour Cyril Ramaphosa, car le pays dispose de bien plus de ressources matérielles et humaines que tout autre pays d’Afrique. Tout va dépendre de la façon dont il va s’y prendre pour apporter du sang neuf dans la gestion des affaires et du parti ».
Un besoin vital de sang neuf
Comme tous les anciens mouvements de libération nationale, l’ANC traverse une phase d’essoufflement. « Plus ces partis restent au pouvoir, comme en Algérie ou au Zimbabwe, plus les élites gouvernantes se restreignent autour d’un noyau dur. Plus le groupe dirigeant s’amenuise, plus les échecs s’accumulent. Au final, trop de gens se sentent exclus : les électeurs, confrontés à la pauvreté, mais aussi les élites, qu’elles soient politiques, économiques ou intellectuelles. D’où l’effondrement de la Zanu-PF de Robert Mugabe au Zimbabwe ».
Pour l’instant, Cyril Ramphosa envoie des signaux mitigés : s’il multiplie les appels du pied au monde des affaires blanc, il ne montre pas d’intention de construire une nouvelle classe de dirigeants au sein de l’ANC. Permettre à la vieille garde de l’ère Thabo Mbeki de reprendre du service ne suffit plus. « Voir encore Trevor Manuel et Tito Mboweni, anciens ministres des finances, ou Popo Molefe, président de la compagnie nationale de transports Transnet, irrite la nouvelle génération dans un pays qui a beaucoup changé », souligne William Gumede.
Pour conclure, les défis à venir pour Cyril Ramaphosa consistent à obtenir des résultats économiques et sociaux tout en se battant contre la « bande à Zuma » à l’intérieur du parti, en laissant la justice se charger des responsables les plus corrompus de l’ANC, en apportant du sang neuf dans l’équipe dirigeante, et en contrant les arguments des populistes noirs qui prennent de l’essor.