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Mourir d’ennui ou du Covid-19

Agathe ne regarde plus BFM TV

Comment faire comprendre que, sans accompagnement, le confinement strict des personnes âgées seules ou leur isolement dans la chambre de leur Ehpad (1) peuvent se révéler plus dangereux que le virus lui-même ? Chercheuse, spécialiste du système de santé chinois mais aussi membre du conseil scientifique de Santé Publique France, Carine Milcent a imaginé ce voyage dans la tête d’Agathe... et écrit cette nouvelle.

par Carine Milcent, 21 avril 2020
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Louise De Hem. — « Femme âgée », 1888.

Agathe regarde BFM TV à peine réveillée. La télécommande est sous son oreiller. Il lui suffit de la saisir, les yeux encore mis clos. Comment sera journée ? Seule face à son écran plat (un cadeau de ses enfants et petits enfants pour ses 80 ans) ou bien, entre coup de téléphone et télévision ?

Lire aussi « Covid-19, et la vie bascula », Le Monde diplomatique, avril 2020.

Elle n’a pas voulu aller en maison de repos. C’est un sujet redondant car depuis quelques mois sa mémoire immédiate montre des signes de fatigue. Elle s’accroche, elle tient bon. Non, elle préfère toujours et encore son domicile. Maintenant, avec le confinement, elle se demande si elle a fait le bon choix. Les journées sont longues. Certains jours, petits comme grands semblent bien trop occupés pour passer du temps avec elle, même à distance. Qu’est-ce que le confinement a vraiment changé ? Avec sa famille, sûrement plus d’intérêt, d’attention pour elle. Ils l’appellent plus souvent et s’inquiètent davantage. Leurs questions sont moins automatiques. Quand elle les teste, elle se rend compte qu’elle est vraiment écoutée. Ça lui fait du bien. Elle ne dit rien pour ne pas faire fuir la magie de ces instants mais elle s’en réjouit… En revanche, plus de visite ! Son kiné ne se déplace plus, son aide ménagère non plus et la gardienne qui venait lui rendre visite et avec qui il y avait partage de ragots de l’immeuble, ne vient plus. Pourtant, il y aurait à raconter… entre les insultes hurlées puis les cris, les pleurs des voisins du dessus et les discussions corsées de ses voisines d’à côté par balcons interposés, elle en apprend des choses sur la vie de chacun. Elle se demande si elle ne pourrait pas écrire tout ça pour s’en souvenir pour quand tout redeviendrait normal. Non ! Se lever, s’asseoir à une table pour écrire, vraiment le courage lui manque. Une lassitude l’envahit, chaque jour un peu plus grande. Elle l’enveloppe et la maintient dans un état cotonneux — état de plus en plus confortable. Comme une impression qui vous saisit d’abord, qui s’installe en vous et qui devient votre quotidien.

Les jumeaux sont partis, probablement dans leur maison de campagne. Ils manquent à Agathe. Ces petits coquins n’ont peur de rien. Ils bravent tous les interdits. Au début du confinement, ils s’invitaient chez elle et jacassaient en touchant à tout, comme toujours. Ces jumeaux l’agaçaient souvent. Maintenant, elle y repense avec tendresse et donnerait beaucoup pour sentir leur présence et leur papotage ne réclamant aucune réponse de sa part. Ils sont les deux derniers d’une fratrie de quatre. Les parents ont craqué et les enfants ont été rejoindre des grands-parents à la campagne. « Tant pis pour le risque ! », comme lui a rapporté l’un des enfants. Aurait-elle aimé vivre avec l’un de ses enfants ? Se faire vilipender comme l’un de ses petits-enfants, par sa fille aînée, à la moindre incartade d’ordre dans la maison ou phrase mal-placée… ou bien encore, vivre dans le capharnaüm de son fils où les enfants font autorité ?… sa pensée divague et par saut, revient soudain aux jumeaux. De ce qu’elle sait, la situation était très tendue : financièrement et psychologiquement. Il faut dire que les jumeaux ne sont pas de tout repos. Tout l’immeuble profite de leur cris, sauts et autres jeux de balle. Ils sont la source ou le point focal des tensions de l’immeuble. Et puis, lui travaille dans le bâtiment et n’a pas voulu lâcher son boulot malgré le confinement. Il venait de se mettre à son compte. Sa femme s’est très vite retrouvée en chômage partiel. Mais, télétravailler tous les matins dans un brouhaha pareil, Agathe ne pouvait pas se le figurer. Leurs voisins d’en dessous comme d’à côté non plus du reste. La tension était très vive. Leur distanciation a souvent été celle d’un bras à quelques centimètres du visage de la mère ! Jusqu’à son départ avec les enfants. « Maman ne veut plus de papa, de tout’ façon », a complété l’un des jumeaux, la veille.

Ce matin, pas d’appel ! Juste le son de BFM TV pour remplir l’espace de la chambre. Agathe se demande depuis combien de temps elle ne s’est pas lavée. Quelle importance ! Personne ne s’en préoccupe. Elle ne se souvient même plus de quand remonte la dernière remarque flatteuse sur son parfum. Agathe, se sent de plus en plus lasse. Une petite faim pointe son nez. Sans petit déjeuner et l’heure de midi sonnant, rien d’étonnant. Pourtant, elle préfère s’assoupir un peu et comme pour se rassurer, elle se susurre : « Un peu de repos avant le grand démarrage. Aujourd’hui, un vrai repas ! »

La porte sonne. Qui cela peut bien être ? Encore ensommeillée, elle se demande si elle n’a pas loupé le déconfinement… Quelle absurdité ! Ce n’est pas comme une guerre. Des chars alliés ne vont pas débarquer pour libérer la ville ! L’ennemi est invisible, sournois et les mesures prises nous aliènent encore davantage. Petit à petit, on nous grignote toutes nos libertés. On nous enferme dans nos appartements tels des boîtes à chaussures. Bientôt, notre boîte à chaussures se dotera de roues et deviendra portative. Nous aurons à nouveau le droit de nous déplacer, mais tracés. Ainsi, nous pourrons redevenir productifs tout en restant dans notre boîte. Mais tout ça pour le bien collectif, la santé du collectif ! Notre traçage permettra alors de protéger les autres et nous-même de épidémie. Il sera alors inutile d’atteindre le fameux seuil d’immunité collective.

Lire aussi Théo Bourgeron, « Immunité collective, la tentation de l’inéluctable », Le Monde diplomatique, avril 2020.

On sonne de nouveau à la porte. L’esprit d’Agathe est embrumé. Elle était dans une semi-conscience. Elle a du mal à s’en extirper. Elle doit trouver le courage de se lever. Depuis quelques jours, même aller aux toilettes lui demande un effort. Elle est lasse, si lasse… Elle se dit qu’elle va laisser courir. Ce ne peut être vraiment pour elle. Ce doit être une erreur.

La sonnerie se fait très, très insistante. Soit le type s’est évanoui, debout, le doigt sur la sonnette ; soit il n’est pas bien net ! Agathe se décide à se lever. Son dos lui fait mal. Étirer sa jambe vers son chausson est devenu douloureux. Elle est maintenant assise au bord du lit et doit trouver l’énergie pour être portée pas ces jambes. La sonnerie s’est arrêtée. En fait, elle va pouvoir regarder un peu BFM TV avant de se mettre debout. Ah non ! le type a remis ça en alternant, sur un rythme frénétique, un on/off infernal. Agathe se décide, titube pas mal mais la machine repart. Elle marche à petits pas vers la porte. Son regard croise son reflet dans le miroir. Quelle mine défaite elle présente ! Il y a encore une semaine, elle aurait eu honte d’elle. Désormais, elle a un léger haussement d’épaule comme pour tirer la langue à celle qu’elle a été.

La porte s’ouvre sur « la vilaine » (c’est le surnom qu’Agathe lui a donné), la voisine du premier. Ça sent toujours un peu mauvais devant sa porte. Il faut dire qu’elle vit bien drôlement. Il paraît qu’elle préfère travailler la nuit. Elle est aide-soignante à l’hôpital, en service de gériatrie. Elle ne sait ni se peigner, ni s’apprêter. On ne lui connaît pas de compagnon. La gardienne l’a confirmé. Agathe l’a toujours trouvé in-fré-quen-table. Voilà que « la vilaine » se présente à sa porte. Quelle est époque où plus rien d’attendu ne se passe ? Agathe n’aime pas ces situations où ses repères deviennent fluctuants. Elle se sent glisser. Toute situation est trop imprévisible pour elle…

« La vilaine » lui parle maintenant comme à une enfant en abusant du mot « dame ». Agathe déteste la voir là, sur son séant, tentant de garder une distance comme si elle puait... ce qui est sûrement vrai, d’ailleurs. Agathe reprend alors : « vous disiez qu’entre voisins, vous pensiez que moi, la dame du troisième, avais peut-être besoin que l’on fasse mes courses ? ». « La vilaine » rougit. Agathe réalise que son ton était épouvantable, genre « l’acariâtre de service ». Que lui arrive-t-il ? Elle qui, même avec les jumeaux qui l’horripilaient parfois, gardait un calme qui incitait les enfants à revenir… Elle se reprend. Depuis les brumes de son esprit, une faible éclaircie pointe lentement. Elle est une partie intégrante de cet immeuble ; tel un objet, elle appartient à cet immeuble en tant qu’être vivant et de surcroît, un être dont on se soucie. Les larmes lui montent aux yeux mais elle ne sait plus si c’est lié à un souvenir qui vient de la traverser ou aux mots prononcés par « la vilaine ». Agathe fixe sa voisine qui semble lui poser une question mais elle est à nouveau repartie dans ses pensées. C’est épuisant ce contact social. Cela fait combien de temps qu’Agathe n’a pas eu à faire ce type d’effort ? Ce type d’effort ne se compare ni aux conversations par téléphone où il est toujours possible de mettre fin à la discussion par une excuse bidon, ni au rendez-vous « café » avec une vieille connaissance quand les questions sont prévisibles et les réponses automatiques. 

Agathe doit se concentrer à nouveau. Elle voit alors un panier, les gants en caoutchouc de la voisine… Pourquoi nettoie-t-elle avec un panier ? Est-elle en manque de produit d’entretien ? Ce serait une bonne nouvelle ! « La vilaine » semble s’agacer. Elle ouvre grand la bouche et lui articule lentement comme un film au ralenti : « votre numéro de téléphone pour vous faire les courses ? ». Agathe réagit et répond. Le même numéro depuis trente ans, c’est facile ! Puis, la jeune fille sort une assiette sous cellophane de son panier et la tend à Agathe qui comprend, dans un semi-bourdonnement « micro-onde » et « volume télé ». La dessus, « la vilaine » plante Agathe avec une assiette entre les mains et repart, toujours aussi mal fagotée et le dos semblant plus courbé qu’à l’accoutumée. Soudain, Agathe entr’aperçoit les portes de ses voisins ouvertes et leur tête dehors.

Les larmes maintenant ne cessent de couler et Agathe se fait réchauffer le plat. Elle a honte de l’état de sa cuisine. Le plat est divin mais le manger est difficile. Elle s’y prend bien. Elle sait que cela fait trop longtemps qu’elle n’a pas pris un vrai plat alors son estomac a un peu de mal. Tout en mangeant, Agathe réalise qu’elle est face à un choix : vivre seule à en perdre la tête et s’éviter la contamination au virus, au moins à court terme, ou bien vivre avec le danger de contracter la maladie et de ne pas en réchapper mais en étant entourée non pas de ses voisins mais de sa famille. Si son Maurice était encore là, elle ne serait pas si seule. Encore que Maurice 24 heures sur 24, ça n’aurait pas été facile. Ils s’aimaient, ça pour sûr, avec un côté irréel, un côté désuet, sans excès sans soubresaut, à l’inverse des amours des pages de magazines, comme un état de fait. Toutefois, ils étaient différents : Agathe avait toujours eu besoin de relation sociale pour se sentir équilibrée tandis que son Maurice se contentait de son fauteuil, en alternant journal du jour et livre du moment. Parfois, quand elle se mettait à imaginer ce confinement avec Maurice, elle se disait qu’une telle autarcie n’aurait pu tenir que quelques semaines, un ou deux mois tout au plus. Ensuite, leur amour en aurait souffert comme cela n’avait jamais été le cas. Quelque chose se serait brisé… un peu comme dans Belle du seigneur où la vie à deux en s’isolant du monde devient insupportable.

Lire aussi Jérôme Pellissier, « À quel âge devient-on vieux ? », Le Monde diplomatique, juin 2013.

Le son de BFM TV la gène pour réfléchir sereinement. Toutefois, elle sent qu’il est devenu totalement pressant qu’elle se décide avant que la société lui dicte sa décision. Elle ne veut pas qu’elle lui échappe. Elle est assez âgée, d’après elle, pour qu’on ne lui impose pas ce choix ultime. Elle pense alors à Lisette, également toute seule dans sa maison. Lisette habite en Auvergne, en contrebas d’un petit village. Les maisons autour sont habitées par des femmes âgées et pour la plupart, également veuves. Toutefois, personne ne se parle, une retenue, une gène qui empêche les premiers pas de la socialisation. Lorsque Agathe a eu Lisette en ligne, il y a quelques jours, leur discussion s’est envenimée. Lisette revendiquait sa solitude comme une armure contre le virus. Elle se vantait d’être capable de combler l’ensemble des journées, d’être disciplinée et ordonnée. Elle s’était fait un planning qu’elle suivait à la lettre. L’une de ses petites filles lui faisaient les courses tous les quinze jours, ça lui suffisait. Lisette disait ne vouloir courir aucun risque. La peur de la contamination, la peur de la mort. Préférer s’isoler plutôt que courir le risque d’être contaminée et peut-être, sûrement à son âge, d’en mourir. Elles ne se comprenaient plus et elles n’étaient pas parvenues à trouver les clés de leur désaccord. Ce fut l’une des rares fois où elles ne parvinrent pas à rationaliser leur différend. La question de la mort était trop sensible, trop à fleur de peau. Leur vécu, leurs différences culturelles, sociales se condensaient sur question.

Agathe conçoit la vie à 360 degrés et la fermeture de cet angle lui pèse : ses problèmes physiques, cognitifs l’ennuient. Elle a conscience que ce faisceau se restreint avec le temps. Toutefois, ce confinement l’a brutalement et drastiquement rétréci. Son besoin de vivre chaque instant prend le pas sur la peur de la mort. Qu’est-ce qu’une vie sans autrui ? Agathe réalise soudain que l’« autrui » ne se résume pas à une voix et une image, même mouvante. Pour la première fois, c’est Agathe qui appuie sur l’icône d’un de ses petits-enfants et lance l’appel. Combien de fois lui ont-ils montré comment utiliser WhatsApp et combien de fois s’était-elle promis de faire l’idiote ? À cet instant précis et sans vraiment savoir pourquoi, une fierté s’empare d’elle.

Elle a choisi de se déconfiner

Plusieurs semaines qu’elle est en famille, avec ses hauts et ses bas. Toutefois, elle ne regrette rien. Son déconfinement a commencé, elle se sent utile. Elle fait grandement semblant d’aider pour les devoirs. C’est comme un tour de magie. Ils viennent la voir en clamant « je n’ai rien compris ». Agathe leur demande de lui lire la question, parfois elle le leur demande plusieurs fois et clic, ils savent. Bon parfois, les choses s’enveniment et ça se finit en conseil de guerre avec chacun des enfants prenant part à la réponse. Quand les cris sont trop forts, il a été dit que la réponse devrait attendre le soir. Agathe sait bien qu’en fait, les enfants font appel à leurs amis. Toutefois, elle se sent vivre, elle se sent utile, aussi factice que certains peuvent le juger. Elle est admise comme la figure adulte dans ce monde d’enfants qui sont bien mieux capables qu’elle de survivre.

Les problèmes respiratoires d’Agathe nécessitent désormais son hospitalisation. Agathe, de son écriture tremblante, a eu le temps de remercier chacun pour les moments précieux qu’elle a vécus, loin de ses principes mais tant pis. Elle ne regrette pas son choix car ce fut son choix. Personne ne sait le tournant que prendra l’état de santé d’Agathe, pourtant elle leur sourit, elle s’en moque.

Carine Milcent

Chercheuse, spécialiste du système de santé chinois, présidente adjointe du conseil scientifique de l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH) et membre du conseil scientifique de Santé Publique France.

(1Lire Philippe Baqué, « Vieillesse en détresse dans les Ehpad », Le Monde diplomatique, mars 2019.

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