En Algérie, la contestation populaire est souvent louée par le régime qu’elle entend pourtant déboulonner. Le président de la République, son chef de gouvernement, ses ministres et quelques officiers supérieurs rivalisent pour dire tout le bien qu’il pensent du Hirak. Ce mouvement populaire pacifique est né le 22 février 2019, pour s’opposer à un cinquième mandat de M. Abdelaziz Bouteflika, mais il continue aujourd’hui de réclamer un changement politique profond et le démantèlement du « système » en place depuis l’indépendance en 1962 (1). Une revendication que feint d’ignorer M. Abdelmadjid Tebboune, membre du sérail élu en décembre avec 58,13 % des suffrages mais un taux de participation officiel de 39,88 %. Pour lui, le Hirak est « moubarak » (« béni »). Le 13 décembre 2019, jour de son installation au Palais d’El-Mouradia à Alger, il se voulait conciliant : « « Je m’adresse directement au Hirak, que j’ai à maintes reprises qualifié de béni, pour lui tendre la main afin d’amorcer un dialogue sérieux au service de l’Algérie et seulement de l’Algérie ». Il promettait également une réforme constitutionnelle implicitement destinée à solder les années Bouteflika et leur dérive autoritaire.
Lire aussi Hicham Alaoui, « De l’Algérie au Soudan, les répliques du “printemps arabe” », Le Monde diplomatique, mars 2020.
Les manifestants ayant la tête dure, ces bonnes dispositions n’eurent guère d’effet, d’autant que les prisonniers d’opinion demeuraient incarcérés et que les « mesures d’apaisement » annoncées par la presse proche du régime ressemblaient à l’arlésienne. En janvier 2020, le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) indiquait que plus de mille trois cent personnes étaient concernées par des procédures judiciaires liées à leur engagement dans le Hirak. Le régime ne cherchant ni à dialoguer ni à tendre la main, les marches du vendredi reprirent donc de plus belle avec trois slogans majeurs : « yetnahaw gaâ ! » (« qu’ils dégagent tous ! »), « maranach habssin, maranach saktine ! » (« on ne s’arrêtera pas, on ne se taira pas ! ») et « dawla madaniya machi ‘askariya » (« un État civil et pas militaire ») (2). Pour la majorité des « hirakistes », les militants et sympathisants du mouvement, rien n’avait changé.
Le 16 février 2020, s’adressant aux walis (préfet), le président Tebboune réitéra son propos rassembleur en louant la « volonté, invincible, du peuple, car émanant de la volonté d’Allah ». Une volonté divine qui n’empêche pas le pouvoir de poursuivre en justice et d’arrêter à tour de bras tous ceux qui se réclament du Hirak, aussi béni soit-il. Au printemps, le confinement de la population imposé par l’épidémie de Covid-19 a offert au pouvoir une occasion inespérée de faire le ménage. Alors que les contestataires acceptaient à regret de suspendre les manifestations à partir du 20 mars, il en profitait pour durcir la répression. Depuis, selon le CNLD, une soixantaine de militants connus mais aussi des anonymes sont en détention, parfois pour un simple message posté sur les réseaux sociaux. Arrêté en mars, M. Khaled Drareni, journaliste respecté et très suivi par les internautes pour sa couverture du Hirak, a été condamné, le 15 septembre, à deux ans de prison pour « incitation à attroupement non armé » et « atteinte à l’intégrité du territoire national ». En le qualifiant, sans le nommer, de « khbardji » — c’est-à-dire d’indicateur ou de mouchard —, et en laissant entendre publiquement qu’il se serait aussi rendu coupable d’intelligence avec une ambassade étrangère — comprendre l’ambassade de France — le président Tebboune pensait convaincre les Algériens du bien-fondé de cet emprisonnement. En vain. M. Drareni est désormais le symbole d’un verrouillage médiatique qui confine à la paranoïa.
Pour avoir dressé un bilan sévère des cent premiers jours du président (3), le journal en ligne Maghreb émergent est bloqué par les autorités. D’autres titres comme Tout sur l’Algérie, Radio M, et Interlignes subissent eux aussi des mesures de rétorsion et de censure. En juillet, Le quotidien francophone Liberté critiquait durement la gestion gouvernementale de la pandémie de Covid-19 (4). En réponse, dans un communiqué publié par l’agence de presse officielle Agence presse service (APS), le ministère de la communication accusait le titre de jouer « les oiseaux de mauvais augure en surdramatisant la situation » avec un « ton alarmiste et catastrophique ». Le ministère estimait aussi cet article susceptible de tomber « sous le coup de la loi » et pouvant valoir cinq années de prison à ses auteurs.
Quant aux médias étrangers, ils sont avertis : pas question d’exprimer la moindre critique sinon gare
La répression vise aussi les militants. Âgé de 26 ans, M. Mohamed Tadjadit, surnommé le « poète du Hirak » et déjà condamné à dix-huit mois de prison en décembre 2019, est retourné quant à lui en prison à la fin du mois d’août après avoir participé à un rassemblement de protestation dans la Casbah d’Alger. Ses avocats ont indiqué qu’il faudra attendre plusieurs semaines d’instruction pour que l’on sache exactement ce qui lui est reproché. Il est vraisemblable que l’accusation piochera dans le large répertoire de griefs régulièrement retenus contre d’autres mis en cause : « publications ayant pour but de porter atteinte à l’unité nationale », « atteinte au président de la République », « incitation à un attroupement non armé » ou encore « outrage à corps constitué. » L’incertitude concerne aussi M. Walid Kechida, concepteur d’une page humoristique sur le réseau Facebook ce qui a conduit à son arrestation en avril dernier. Depuis, sa détention provisoire est régulièrement prolongée, sa défense évoquant une possible mise en cause pour, entre autres, « outrage à l’entité divine » c’est-à-dire pour blasphème. Quant à M. Brahim Laalami qui s’était illustré en 2019 en manifestant contre le cinquième mandat de M. Bouteflika avant même la naissance du Hirak, il vient d’être condamné à trois ans de prison ferme quelques semaines à peine après avoir été libéré de la cellule où il purgeait une peine elle aussi liée à son engagement protestataire.
Quant aux médias étrangers, ils sont avertis : pas question d’exprimer la moindre critique sinon gare. Pour avoir diffusé un documentaire intitulé « Algérie, le pays de toutes les révoltes » (5), la chaîne de télévision française M6 est désormais interdite d’opérer sur le territoire algérien et les autorités ont même annoncé le dépôt d’une plainte contre elle en raison du « regard biaisé » du documentaire sur le Hirak. Pour M. Ammar Belhimer, ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, la campagne de solidarité internationale qui s’organise peu à peu en faveur de M. Drareni constituerait même « une ingérence intolérable » dans les affaires de l’Algérie. Pour cet universitaire, que l’on a connu très critique à l’égard du régime avant sa nomination, il n’existe pas de prisonniers d’opinion dans son pays. Ce n’est pas l’avis d’Amnesty International, pour qui cette campagne de « répression implacable » risque de remettre en cause le processus de réforme constitutionnelle engagé par le président algérien (6). Dans un document de dix pages adressées aux autorités, l’organisation de défense des droits humains exprime sa « préoccupation » à propos de nouvelles dispositions limitant « les droits à la liberté d’expression et de réunion ». « Tandis que des militant.e.s politiques et des membres de la société civile non violents, ainsi que des journalistes, croupissent derrière les barreaux, l’avant-projet de Constitution vient nous rappeler que les promesses des autorités d’écouter le mouvement de contestation sont loin de se traduire par des faits », déplore Mme Heba Morayef, sa directrice pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Lire aussi Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
Le Hirak est-il « béni ou honni » ? s’interroge le quotidien El Watan (7). Une expression résume la situation : « el-mad’h wal qallouze » : côté face, les louanges (et les caresses) ; côté pile, la matraque ou le gourdin. Cette contradiction n’est pas nouvelle. Elle trahit une stratégie mise en place dès le mois d’avril 2019 par feu le général et chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, alors à la manœuvre, pour empêcher un effondrement du régime. Après avoir compris qu’il était vain de menacer les manifestants pour les obliger à rentrer chez eux, il prit sur lui d’endosser le rôle d’accompagnateur et de protecteur du Hirak contre, non pas le régime, mais la içaba (la « bande »), comprendre le clan d’affairistes réuni autour de M. Abdelaziz Bouteflika et son frère Saïd (8).
Dans le discours officiel, le « Hirak béni » est donc celui qui s’est soulevé contre M. Bouteflika et ses proches mais pas celui qui entend prolonger la mobilisation. Pour le pouvoir, il faut absolument imposer l’idée que l’Algérie est entrée dans l’ère du changement. D’où une médiatisation à outrance des procès et des peines infligées à ses membres parmi lesquels deux anciens premiers ministres poursuivis et condamnés pour des affaires de corruption, de détournements et de passe-droits. M. Tebboune ne dit pas autre chose quand il évoque le « vrai » Hirak qui, selon lui, aurait atteint ses objectifs. M. Abdelaziz Bouteflika ? Il n’aura pas accompli de cinquième mandat. Son frère Saïd, surnommé le régent ? Il est en prison. Les hommes d’affaires, un peu trop vite qualifiés « d’oligarques » et dont la seule expertise en matière d’affaires s’avère être une capacité sans égale à bénéficier de trafics d’influence et à piller les ressources publiques ? En prison eux aussi et pas prêts d’en sortir tout comme quelques élus accusés de prévarication. Conclusion, ceux qui continuent de réclamer un changement de système seraient, par conséquent, des fauteurs de troubles, une horde de « zouaves » comme les appelait le général Gaïd Salah, détournant le « Hirak authentique » de ses objectifs initiaux.
Dans le discours officiel, le « Hirak béni » est donc celui qui s’est soulevé contre M. Bouteflika et ses proches mais pas celui qui entend prolonger la mobilisation.
Cette argumentaire autour du « vrai » Hirak tente aussi de faire oublier que le pays demeure dirigé par des gens qui appartiennent au système et qui l’ont aussi fidèlement servi que les hauts responsables aujourd’hui embastillés. Vu son âge, 75 ans, et son parcours au sein de l’appareil d’état, M. Abdelmadjid Tebboune, ne peut prétendre incarner cette « Algérie nouvelle » qu’il ne cesse de proclamer. Pour se donner une légitimité que la forte abstention ne lui a pas procurée, il doit revendiquer sa convergence avec la protestation populaire mais pas au-delà d’une certaine limite. Pour lui, il n’est pas question d’engager une transition politique pas plus qu’il ne faut laisser les partis d’opposition prendre la moindre initiative susceptible de remettre en cause la mainmise du régime sur les affaires du pays.
« Béni », le Hirak l’est surtout pour M. Tebboune puisque la colère populaire a créé le contexte politique permettant l’élimination de plusieurs clans du pouvoir. Des places inespérées étaient à prendre ; le successeur de M. Bouteflika et ses alliés en ont profité. Mais pour que la fête soit complète, il faut maintenant que l’histoire se fige et que le symbole du Hirak soit neutralisé par la dialectique officielle. Au lendemain de l’indépendance, le régime emprisonnait ou tuait d’authentiques maquisards ou militants politiques mais célébrait le culte d’une révolution menée « par le peuple et pour le peuple ». Aujourd’hui, il entend statufier le Hirak tout en pourchassant ses militants pour les empêcher de relancer le mouvement dans la rue une fois que les conditions sanitaires s’amélioreront. Le 1er novembre, date anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance, les Algériens sont appelés à voter pour une énième modification de la Constitution, déjà adoptée par des députés trop heureux d’avoir échappé au « mendjel », la faux ayant décapité le clan Bouteflika. La répression en cours vise donc aussi à empêcher que le scrutin ne subisse un nouveau boycottage massif car cela décrédibiliserait les incantations sur « l’Algérie nouvelle ». Le texte ne concède aucun changement politique majeur et on voit mal comment il pourrait ouvrir la voie à une vraie transition politique mais le président Tebboune est formel : cette révision constitutionnelle « répond aux revendications du Hirak populaire authentique béni. »