Amar a quitté Dakar à onze ans. Jeté par sa mère vers l’Europe pour qu’il ait une vie meilleure dans une famille d’accueil en France. De son père, il ne sait rien. Sauf que sa mère l’a cherché jusqu’à l’épuisement, en allant dans toutes les administrations, flétrissant sa jeunesse d’angoisse et de chagrin. Une angoisse qu’elle lui a transmise et qui zèbre ses cauchemars. « Le pays d’un autre, n’est pas ton pays. Tout homme doit chercher sa terre ». C’est la seule phrase que connaît Amar en bambara et qu’il répète comme un mantra, l’adressant à Nina, sa compagne, exilée roumaine. Elle, est née en février 1943 et a été élevée par un Juif roumain rescapé de la guerre qui a pardonné l’adultère de sa femme avec un soldat allemand juste avant le renversement d’alliance de la Roumanie avec l’Allemagne. Vingt ans plus tard, devenue dissidente malgré elle, elle change d’identité et se réfugie en France. Elle a autant renoncé à chercher son père qu’Amar s’entête à retrouver le sien. Un raccourci existentiel de leur impossibilité à vivre leur amour. « On ne peut pas aimer dans un sens divergent à notre existence. On aime comme on pense le monde ». Et duquel va cependant naître Biram, qui se construit dans cet empêchement à se réaliser, étouffé par tous ses secrets de famille.
Il y a encore Nora et Régis. Nora est journaliste pour la radio. Après la disparition d’un ami très cher, elle hérite de l’enquête qu’il voulait réaliser sur le massacre méconnu de Thiaroye.
Thiaroye, dans les faubourgs de Dakar, un nom maudit, une béance de l’histoire. C’est là que des centaines de tirailleurs « sénégalais » (en réalité venus de toutes les colonies françaises d’Afrique), démobilisés après avoir été faits prisonniers dans la guerre contre l’Allemagne nazie, rentrent en conflit avec l’administration coloniale pour réclamer la solde de captivité qui leur avait été promise par l’État français. Le 1er décembre 1944, pour faire taire leur revendication, ordre est donné à l’armée de tirer. Le récit officiel fait état de 35 morts et 35 blessés. Un chiffre macabre, selon les historiens très en dessous de la réalité. Exterminés par surprise, dépouillés de leurs maigres biens, leurs corps ont été jetés dans des fosses communes et n’ont pas été rendus à leurs familles. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont pas été identifiés et aucune sépulture ne porte leur nom.
À la mort de son grand-père dont il était très proche, Régis récupère les lettres terribles qu’il lui a adressées. Il faisait partie de ceux qui avaient tiré à Thiaroye. Il avait lui-même identifié le corps du père d’Amar, qu’il connaissait. N’en avait jamais parlé, ne l’avait jamais dénoncé.
Depuis longtemps, Alexandra Badea travaille sur la manière dont l’histoire politique imprègne les individus dans leur intimité et détermine leur existence. Auteure franco-roumaine prolifique de pièces traduites et montées dans le monde entier (1), elle s’est intéressée au mode de production capitaliste, aux rapports Nord-Sud, à la concentration du pouvoir de l’argent. Dans une écriture d’investigation stimulante qui préfère l’enquête à la construction psychologique des personnages ou à l’étalement des sentiments, elle signe un nouvel opus percutant, Points de non-retour (Thiaroye), totalement à l’écoute des changements de société. Une œuvre qui interroge toujours plus ouvertement les rapports de domination de la colonisation — et sa perpétuation —, lesquels se transmettent ici sur trois générations. C’est aussi elle qui la met en scène au Théâtre national de la Colline, dans la belle scénographie de Velica Panduru, avec un travail remarquable de création sonore de Nihil Bordures et vidéo de Sorin Dorian Dragoi (RSC), qui font naître les espaces-temps comme les trajectoires géographiques et donnent son souffle au récit. Ses acteurs sont « pour la plupart binationaux, venus de différents pays à l’image de la France d’aujourd’hui » : Madalina Constantin est roumaine, Sophie Verbeeck franco-belge, Amine Adjina franco-algérien, Kader Lassina Touré ivoirien, Thierry Raynaud français. Ils prêtent leur voix et leur jeu au tissage de cette narration qui court sur plusieurs fils, éclairant chaque situation et conflit.
Lire aussi « Mémoire de la traite négrière », Le Monde diplomatique, novembre 2007.
Tous se sont nourris des travaux d’Elsa Dorlin, Armelle Mabon, Ibrahima Malik Niang et Françoise Vergès (2), pour atteindre la densité de cette histoire. Ils se sont entourés de chercheurs, d’historiens, d’enseignants et de lycéens pour « se demander ensemble quelles sont les parties de notre histoire qu’on ne connaît pas, qu’on ne comprend pas et qu’on n’a pas le courage de nommer ».
Dans une toute autre veine et toute autre forme, en totale résonance, le metteur en scène japonais Satoshi Miyagi, dans Révélation, s’empare du premier acte de Red in blue trilogie, œuvre épique et poétique de la franco-camerounaise Léonora Miano (3) sur la traite transatlantique en Afrique subsaharienne et sa décimation de populations entières vendues par des « rois nègres » qui avaient participé au commerce triangulaire. Pour ce grand maître des arts de la scène, « la vision de la mort — ou ce qu’on pourrait appeler “le monde après la mort” — dans cette pièce est extrêmement proche de l’image que se font en général les Japonais de l’au-delà, ou plutôt de ce que devient l’âme après la mort. Pour eux, qui en ont toujours fait le sujet de leurs récits, les âmes des victimes de mort violente ou injuste ne peuvent rejoindre le paradis et restent bloquées dans notre monde où elles “flottent” jusqu’à ce qu’elles soient soulagées de leur rancœur, de leur ressentiment ou de leur peine. » Une approche philosophique qui éclaire l’enjeu de cette tragédie métaphorique, où les « âmes réprouvées » de ceux qui commirent ce crime contre l’humanité se voient demander des comptes par leurs victimes, les « âmes en peine » et en appellent aux « âmes à naître », qui vont se mettre en grève et refuser de s’incarner. Un récit allégorique dans lequel Myagi cherche des correspondances pour faire face au passé, que ce soit en Afrique, en Europe ou au Japon.
Toutes ces figures mythologiques aux noms fictifs sont convoquées devant Inyi, divinité créatrice de l’univers, le seul personnage à être doublé, jeu et voix, dans la plus pure tradition japonaise, par deux actrices exceptionnelles. Les autres, humaines, divines, végétales ou animales, sont interprétées par seize acteurs, danseurs et musiciens de la compagnie, le Shizuoka Performing Arts Center, qui tous, savent tout faire. On voit ainsi des musiciens s’échapper de la fosse d’orchestre, lâcher percussions et clochettes, pour réciter et s’adresser à l’âme des morts. Ils sont conduits avec virtuosité par Hiroko Tanakawa, chef d’orchestre exceptionnelle et fascinante. Un dispositif magnifiquement chorégraphié et ritualisé, dans un théâtre d’art où la beauté de la scénographie (Sallahdyn Khatir), des costumes (Yumiko Komai) et des lumières (Yukiko Yoshimoto) déplace le regard sur le récit de la traite et de l’esclavage pour mieux rendre compte de sa complexité.
Points de non retour. (Thiaroye)
• Jusqu’au 14 octobre au Théâtre national de la Colline
• Les 18 et 19 octobre à La Filature, Scène nationale — Mulhouse
• Les 29 et 30 novembre au Next Festival — Comédie de BéthuneRévélation — Red in Blue trilogie
• Jusqu’au 20 octobre au Théâtre national de la Colline (en japonais surtitré)
15, rue Malte-Brun, Paris XX
Tél. : 01.44.62.52.52