Que faire quand les choses vont mal ? Des appels bien sûr. Pour demander qu’elles aillent mieux, naturellement. C’est important que les choses aillent mieux. En tout cas c’est important de bien dire qu’on en est préoccupé. Le climat, par exemple, ça va vraiment mal. Les migrants, n’en parlons pas (voir « Appels sans suite (2) »). En même temps, ça permet de faire des appels.
Lire aussi « Comment éviter le chaos climatique ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015.
On peut sans doute tenir pour un signe d’époque que les appels à grand spectacle se multiplient ainsi, signe dans lequel il entre que tous ces appels reçoivent la bénédiction des grands médias, portage direct ou bien relais empressé de Libération ou du Monde, onction des revues de presse audiovisuelles, etc. Signe, ou plutôt symptôme quand on sait en général que l’endos de ces titres est davantage une attestation d’innocuité qu’autre chose. Se peut-il en effet que ces médias se mettent à donner accès à quelque message qui menacerait si peu que ce soit l’ordre des choses ? Il faudrait que le monde ait changé de base. Or, aux dernières nouvelles, il n’a pas. Ce qui en dit peut-être moins sur les lieux qui publient les appels que sur la nature des appels qui y sont publiés. Et la consistance réelle de ceux qui les écrivent.
Dès novembre 2017, Le Monde, conformément à l’idée qu’il se fait de son éminence, avait pris la tête du mouvement en sortant ce qu’il avait de plus gros caractères pour nous avertir à la une que « Bientôt il sera(it) trop tard » (1). Quinze mille scientifiques alignés derrière le tocsin à la fin du monde annoncée dans Le Monde — l’autorité se joignant à l’autorité. Mais, à l’automne 2017, Le Monde contemple avec une légitime satisfaction le fruit de ses efforts à faire élire Macron, aime à croire que la promesse de « make the planet great again » le confirme dans la justesse de son soutien — accessoirement explique au même moment tout le bien qu’il faut penser de la démolition par ordonnances du Code du travail, les entreprises ne créent-elles pas l’emploi et n’ont-elles pas besoin d’agilité pour le créer encore mieux ? Et Le Monde ne voit pas le problème. Le climat c’est important, mais l’agilité c’est nécessaire. Du reste, ne sont-ce pas deux questions tout à fait distinctes et Le Monde n’est-il capable de penser deux choses différentes en même temps ?
Libération aussi en est très capable, et entend bien le faire savoir également. Si c’est ça, nous aurons nos scientifiques nous aussi, évidemment moins nombreux — 700… — mais, attention, servis par une titraille à aussi gros caractères, et un même sens de l’urgence citoyenne (2). Pour Libération également, il fallait faire ce que nous voulions mais voter Macron, un candidat anti-fasciste, anti-autoritaire, pro-migrant (il l’a dit), pro-planète (il l’a dit aussi), et surtout indépendant du capital (il ne l’a pas tout à fait dit, mais, pour peu qu’on soit un peu honnête, on a tout lieu de le penser). Le barrage efficace et Macron élu, on peut retourner au magasin des accessoires, en ressortir sa conscience de citoyen du monde, la rafraîchir d’un coup de polish, ré-enfiler la parure rutilante — et se donner la joie de gagner sur les deux tableaux, la vie n’est pas toujours chienne.
On se demande combien de temps encore il faudra pour que ces appels à sauver la planète deviennent capables d’autre chose que de paroles sans suite
On se demande combien de temps encore il faudra pour que ces appels à sauver la planète deviennent capables d’autre chose que de paroles sans suite, de propos en l’air et de mots qui n’engagent à rien — pas même à articuler le nom de la cause : capitalisme. Il est vrai que, de l’instant même où ils l’articuleraient, ni Laurent Joffrin, ni Le Monde, ni L’Obs, ni aucun de ces lieux qui se sont fait une spécialité de se refaire le plumage à coups d’appels du moment que ce soit pour de rire n’hébergerait quoi que ce soit qui menacerait de dire quoi que ce soit — car depuis maintenant des décennies, tous ces gens et tous ces titres se sont tenus avec la dernière fermeté à une ligne dont aucune force au monde ne pourra les faire dévier : dire rien. Et surtout pas « capitalisme » — sinon pour dire qu’on est tout à fait capable de le dire, et bien sûr de n’en tirer jamais aucune conséquence. À cet égard la catégorie d’« anthropocène » s’est montrée d’une fameuse utilité (3). Car voilà : le changement climatique, c’est la faute de l’« homme ». L’« homme en général », qui ferait bien d’ailleurs de trier ses déchets et de fermer ses robinets. Il faudra encore un peu de temps pour que, selon le vœu d’Andreas Malme (4), on en finisse avec cette ineptie de l’anthropocène et qu’on nomme vraiment les choses : capitalocène. Ce qui détruit la planète, ça n’est pas l’« homme » : c’est le capitalisme.
Lire aussi John Bellamy Foster, « Karl Marx et l’exploitation de la nature », Le Monde diplomatique, juin 2018.
On comprend que de partout, entre niaiserie humaniste des uns et refus catégorique des autres, on peine à se rendre à cette idée qui, si elle était prise au sérieux, serait, en effet, de quelque conséquence. Aussi tout est-il fait pour persévérer dans l’évitement, et faire perdurer quelques trafics mutuellement avantageux, les uns encaissant les profits de « grandes consciences » et les autres les profits de donner la parole à des « grandes consciences », le tout avec la certitude que rien de sensible ne sera modifié.
Avec ce supplément de naïveté qui fait parfois leur charme, les scientifiques des sciences dures, qui ont le plus souvent une conscience politique d’huître (il suffisait d’entendre Cédric Villani parler de politique pour être convaincu d’abandonner l’hypothèse folle d’une sorte de convertibilité automatique des formes d’intelligence entre elles), les scientifiques « durs », donc, se jettent dans la bataille avec pour tout viatique la pensée politique spontanée des savants, c’est-à-dire une sorte de maïzena à base de grands enjeux et d’humanité réconciliée. Au moment précis où les termes du conflit fondamental devraient être aiguisés comme jamais.
Aussi tout est-il fait pour persévérer dans quelques trafics mutuellement avantageux, les uns encaissant les profits de « grandes consciences » et les autres les profits de donner la parole à des « grandes consciences », le tout avec la certitude que rien de sensible ne sera modifié
Ainsi, Aurélien Barrau, astrophysicien et vedette de la cause climatique, d’abord préempté par Le Monde pour une tribune à célébrités suscitée par la démission de Nicolas Hulot — misère sans fond… —, puis rattrapé par Libération qui lui fait livrer sa pensée politique, enfin justement non : tragiquement dénuée de politique, Aurélien Barrau explique qu’il ne faut surtout pas poser le problème dans les termes du capitalisme : trop conflictuel, trop d’inutiles divisions quand est d’abord requise la bonne volonté, la bonne volonté des hommes de bonne volonté, celle qui a le souci de réunir l’« homme », qui « transcende les divergences d’analyse économique » (5) (en effet, c’est tellement au-delà), et aspire à « un partage apaisé des richesses ». Mais bien sûr, apaisons le partage des richesses. D’ailleurs Bernard Arnault nous le disait pas plus tard qu’hier : il faudrait que s’apaise le partage des richesses. Et Jeff Bezos, si on lui posait la question, serait certainement d’accord lui aussi. Ou pas ? C’est qu’un travail de recherche récent prévoit que les industries de la communication pourraient consommer à elles seules 20 % de la production d’électricité mondiale d’ici 2025 et s’attribuer 3,5 % des émissions de carbone (6). Mais le magnat du cloud est un « homme », qui plus est de « bonne volonté », il devrait donc de lui-même, confronté à l’évidence, réorienter aussitôt Amazon dans une stratégie de décroissance responsable.
C’est d’ailleurs là le mot magique : pour ne pas avoir à dire « capitalisme », il suffit de dire « décroissance » ou, si la chose sent encore un peu trop le macramé, « post-croissance ». Avec « post-croissance » en tout cas, on fait aussi des appels dans Libération (7). On peut même tenir des conférences à Bruxelles — car l’appel est le fait d’un groupe d’universitaires « de toute l’Europe », certificat de la qualité de ses intentions. Et comme on est sur place, et même dans la place, à savoir le Parlement européen, lieu de toutes les insurrections mais avec drapeau étoilé, on va pouvoir faire des propositions à tout casser, comme celle de créer « une commission spéciale sur les avenirs post-croissance au niveau du Parlement européen », une riche idée, porteuse de bien des raisons d’espérer, comme d’ailleurs celle de « transformer le pacte de stabilité et de croissance en un pacte de stabilité et de bien-être » — au moins les historiens du futur qui retrouveront ça, s’il en reste d’ailleurs après la carbonisation générale, auront de quoi se tenir les côtes.
C’est qu’il y a de quoi rire longtemps en effet à l’idée que l’Union européenne, franchise régionale de la mondialisation néolibérale, c’est-à-dire, nous pouvons maintenant l’affirmer, de la formation sociale la plus toxique à l’échelle de l’humanité, pourrait d’elle-même se faire l’exact contraire de ce qu’elle est, pourrait déchirer ses traités, renoncer à sa dogmatique de la déréglementation, à sa vocation réelle qui est de pousser tous les feux du capitalisme, comme d’ailleurs, accordons-le lui, tous les dirigeants nationaux de ses États-membres, Macron en tête, fondé de pouvoir du capital, à qui l’idée de décroissance doit faire l’effet d’une énorme blague de fin de banquet arrosé, dont la réalité des intentions en matière de « faire la planète grande again » est maintenant assez bien documentée, au point que même le vendeur de gel douche qui lui a servi de ministre de l’écologie, normalement réputé parfaitement inoffensif, en a jeté l’éponge de dégoût. Heureusement, après un Hulot, il y a toujours un de Rugy — confirmation en personne de ce que « Vert », comme « Durable », sont les noms mêmes de l’escroquerie en matière d’écologie, la bouffonnerie de l’écologie ralliée au capitalisme, soit à peu près l’équivalent d’un presbytérien s’associant aux plans d’un hôtel-casino à Las Vegas sous couleur d’y aménager une chapelle au quatrième sous-sol (et qui ne dit pas non à l’idée d’occuper la suite king size à l’année).
Lire aussi Serge Latouche, « La décroissance ou le sens des limites », Le Monde diplomatique, septembre 2016.
Et plus le déchaînement du capitalisme explose, plus l’inanité appelliste prospère, plus il s’agit de parler haut pour ne rien dire, de titrer gros pour ne rien voir, d’avertir à la fin des temps pour exiger la fin des touillettes. Ou bien d’échapper au réel en se laissant plonger dans le monde enchanté, le monde des songes où l’on est dispensé de poser la question des causes, comme celles des conditions de possibilité de ce qu’on veut : le monde est bien près de finir, mais nous croyons à la fée Marjolaine. Convenablement disposée, il n’y a pas de raison qu’elle ne nous sauve pas. Même si l’accumulation sauvage est la raison d’être du capitalisme, on demandera au capitalisme de se faire apaisé et décroissant. Même si l’Union européenne est la forme continentale de l’hégémonie du capital, on comptera sur l’« Europe » pour arraisonner la dynamique du capital. Même si toutes les élites politiques nationales sont des hommes du capital en transit au sommet de l’État pour le service du capital, on les enjoindra d’enjoindre — les autres hommes du capital.
La réalité c’est que pour agir avec l’urgence qui éviterait de tous griller, il va plutôt falloir passer sur le corps de certains gars
Lire aussi Renaud Lambert & Sylvain Leder, « Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer », Le Monde diplomatique, octobre 2018.
Et pendant ce temps, l’hypocrisie médiatique fait son beurre — son beurre symbolique, s’entend, parce que question tirages… Quand les médias soutiennent toutes les insurrections climatologiques en même temps qu’ils font élire un banquier d’affaire, interdisent de questionner le néolibéralisme essentiel de l’Union européenne, disent l’archaïsme des résistances sociales et la modernité des dérégulations, ou bien ils ne savent pas ce qu’ils font ou bien ils savent ce qu’ils font, et aucun des deux cas n’est à leur avantage. Gageons d’ailleurs que, dans les rédactions, les hypothèses concurrentes de la bêtise ou du cynisme doivent se départager différemment selon les étages, si bien qu’aucune ne devrait être écartée a priori. En tout cas le fait est là : il s’agit de travailler à laisser délié ce qui devrait impérativement être relié. Car, non, on ne peut pas éditorialiser simultanément sur le changement climatique et pour faire avaler les déréglementations de Macron ; on ne peut pas expliquer que la planète est en danger et que les magasins doivent ouvrir le dimanche ; alarmer maintenant tous les quinze jours sur le bord du gouffre et célébrer l’efficacité de la privatisation générale, c’est-à-dire la remise aux logiques de l’accumulation du capital de pans entiers d’activité qui lui échappaient. Et l’on ne peut pas non plus laisser benoîtement penser que la question climatique se règlera sitôt que « tous les gars du monde… ». La réalité c’est que pour agir avec l’urgence qui éviterait de tous griller, il va plutôt falloir passer sur le corps de certains gars. Eux ont voué leur argent, leur pouvoir et finalement le sens de leur existence entière à ce jeu même qui détruit la planète. Et comme ils ne lâcheront pas tout seuls l’affaire de leur vie, il va bien falloir la leur faire lâcher.
Pour l’heure, ils s’y entendent à gagner du temps : croissance verte, voiture électrique, idées variées pour donner le change en polluant non pas moins mais autrement, aucune des solutions pour faire avaler qu’un cercle peut très bien avoir des coins n’est négligée. Ils peuvent compter avec le soutien de fait de tous les appels qui se refusent à les nommer et à les désigner. Il est vrai qu’à ce jeu-là on ne sait pas trop combien des « 200 personnalités » (8) du gotha culturel international demeureraient partantes pour signer ce qui en réalité s’apparenterait à la mise en cause directe d’un mode de production et d’un mode de vie, et dans cette mesure même à une déclaration de guerre à « certains ». En tout cas, nous serons avertis du début d’une possibilité d’échapper au désastre le jour où Le Monde, ou le Guardian, ou le New York Times publieront un appel qui dira que le problème du changement climatique, c’est le capitalisme, en l’accompagnant d’éditoriaux décidés à répéter que le problème du changement climatique, c’est le capitalisme. Scénario qui nous fait mesurer plus exactement nos chances. En tout cas « à froid » — si l’on peut dire…
Deuxième volet : « Migrants et salariés »