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Au Brésil, les vieux habits de l’impérialisme économique

par Julien Dourgnon, 9 mars 2021
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Frans Post. — « Ansicht der Insel Itamaracà in Brasilien » (Vue de l’île d’Itamaracà au Brésil), 1637.

Octobre 2009, le président Luiz Inàcio « Lula » da Silva visite le chantier titanesque qui drainera les eaux du fleuve São Francisco vers les terres du Sertão au nord du Brésil, frappé par une sècheresse chronique. L’année suivante, le Fonds monétaire international (FMI) annonce que le pays est devenu la sixième puissance économique mondiale, devant le Royaume-Uni. Pour les observateurs occidentaux, un géant est né. Un succès qui, dit-on, récompense les efforts d’une société dont le métissage ethnique suscitait l’admiration de l’écrivain autrichien Stefan Zweig : « Semblables aux cailloux roulés par le torrent qui sont d’autant plus lisses qu’ils se sont longtemps frottés les uns aux autres, ces millions d’hommes ont vu, par le mélange permanent et la vie commune, s’effacer jusqu’à devenir invisible l’arête aiguë de leur particularisme originaire, en même temps que grandissait ce qui leur est commun et semblable (1). »

Lire aussi Renaud Lambert, « Icare ou l’impossible démocratie latino-américaine », Le Monde diplomatique, mars 2021.

Onze ans plus tard, en 2020, le président Jair Bolsonaro ironise sur les feux géants qui ravagent l’Amazonie et le Pantanal dans l’État du Mato Grosso : « La forêt est intacte, pas un mètre carré ne manque. Elle est trop humide et ne prend pas feu. (2) » Peu soucieux de la détresse de la population, où le chômage atteint des niveaux records, il laisse filer le prix des aliments de base : + 65 % pour l’huile de soja et 51,7 % pour le riz, bien au-delà d’une inflation contenue à 4,5 %. La même année, les statistiques agrégées des vingt-six États qui composent la fédération du Brésil, révèlent que 2 251 enfants et adolescents de 0 à 19 ans ont été tués par la police, dont 69 % de Noirs, en deux ans.

Pour bien des commentateurs, le Brésil serait passé du rêve au cauchemar : du « bon » « Lula » d’un pays émergent et autocentré, au « méchant » Bolsonaro déterminé à ressusciter un Brésil colonial, blanc, autoritaire, rural, avec le soutien des grands propriétaires terriens, des militaires et des églises évangéliques (3). Cette narration ne résiste guère à l’analyse des structures économiques, sociales et culturelles du Brésil. Lesquelles montre au contraire une certaine invariance au fil des siècles.

Dès la colonisation par le Portugal, au XVIe siècle, le Brésil est pris dans la toile de l’impérialisme économique des puissances occidentales (que le courant économique associé à Samir Amin nommait « du centre » par opposition aux « pays périphériques ») et n’en sortira jamais ou que très partiellement. Les empires portugais (dont la puissance s’effrite rapidement), ainsi qu’hollandais et anglais, asservissent ce qui deviendra le Brésil à l’extraction de la valeur par la terre à travers une monoculture de la canne à sucre servie par la généralisation de l’esclavage. La répartition, par la cour royale portugaise, de grandes « capitaineries héréditaires », territoires de grande envergure cédés à de « grandes » familles, fige pour quatre siècles une répartition foncière dominée par d’immenses propriétés (latifundios) pour conquérir des marchés extérieurs en pleine expansion, laissant pour compte des familles sans terre et marginalisant une agriculture familiale de subsistance.

L’abolition formelle de ces donations lors de la déclaration de l’indépendance, qui transforme en 1822 la colonie en royaume, ne change rien, au contraire. La « loi des terres » de 1850 du roi Dom Pedro II, ouvrant à tous les citoyens le droit de devenir propriétaire terrien contre paiement d’un tribut à la cour, fournit l’occasion à des familles fortunées, issues de la colonisation, de donner naissance à de nouveaux latifundios. Elle permet aux autres d’étendre leurs immenses domaines avec l’appui, notamment dans le sud du pays, d’une main d’œuvre d’origine italienne et allemande. Mieux formés, ces immigrés constituent la première couche de la future classe moyenne brésilienne.

L’analyse des structures économiques, sociales et culturelles du Brésil montre une certaine invariance au fil des siècles

Canne à sucre du Nordeste, minerais du Minas Gerais, latex d’Amazonie, café de Sao Paulo puis, au XXe siècle, maïs, soja et viande : par-delà les cycles successifs, le Brésil ne se défait jamais de son statut de pays périphérique, fournisseur de matières premières à bas coût. Ceci pour le plus grand bénéficie des pays centraux, notamment européens, ainsi que d’une poignée de grandes familles de propriétaires, formant une élite toute puissante alliée de l’étranger et de ses multinationales.

Les deux plans nationaux de réforme foncière de 1985 et de 2003, décidés notamment sous la pression des organisations militantes de paysans nées dans les années 1960 et plus tard du Mouvement des sans terre (MST), ambitieux dans le texte, ne sont que très partiellement mis en œuvre. Sous l’impulsion des deux gouvernements de M. Lula da Silva, l’accroissement des terres cultivables à distribuer bénéficie davantage aux petits producteurs, mais sans affecter la très inégale répartition du foncier cultivable.

L’indice de Gini, qui mesure de 0 à 1 le degré de concentration de la terre, demeure stable des années 1960 à 2010. Il signe un léger regain depuis — synonyme d’une aggravation des inégalités (4). En 2017, « en haut » de cette structure, 0,8 % des propriétaires terriens (environ 40 000) détenaient 42 % de la surface cultivable tandis que tout en bas, 40 % d’entre eux (environ 1 700 000) s’en partageaient 1,4 % (5). Aux premiers, à 82 % blancs, reviennent depuis toujours les grands marchés à l’exportation ; aux seconds, à 65 % noirs ou métis, la production du manioc, de haricots, des fruits et légumes destinées à l’alimentation domestique.

Cette structure agraire incite l’État à aligner sa politique économique sur les intérêts des grands exportateurs (6). Les exemples sont légions. Au XVIIIe siècle, par exemple, le pays subventionne la migration de la main d’œuvre au bénéfice des grands producteurs de latex en Amazonie. À la fin du XIXe, on dévalue la monnaie (le reis) pour rendre artificiellement plus compétitive une industrie cafetière concurrencée sur les marchés mondiaux, mais au prix d’une inflation des produits importés achetés par la population. En 2020, rebelote, la sous-évaluation du real (le nom de la monnaie nationale depuis 1994 (7)), dont l’agrobusiness est la grande bénéficiaire, dope les exportations libellées en dollar. Mais elle provoque également l’envolée des prix de l’huile de soja et de la viande sur le marché domestique. La même année, Brasilia pousse à l’adoption du projet d’accord commercial entre l’Europe et le Mercosur à la satisfaction des producteurs et négociants agricoles qui se voient attribués de nouveaux quotas, cependant que les industriels européens exportateurs bénéficient de droits de douane amputés.

Cette structure d’échanges polarisée approfondit le statut du Brésil comme fournisseur de matières premières et importateur de biens industriels et de services élaborés. En témoignent, les efforts de l’État pour doper les exportations de soja et de viande vers la Chine, devenu le premier importateur des biens primaires brésiliens (8)ainsi que son incapacité à mettre fin à la transformation illégale des forêts en terres agricoles, au prix de gigantesques feux de forêt en Amazonie.

Lire aussi Renaud Lambert, « Main basse sur l’Amazonie », Le Monde diplomatique, octobre 2019.

On comprend mieux pourquoi l’industrialisation fut si tardive au Brésil et principalement centrée sur la transformation des biens agricoles, avec la production de biens alimentaires, les boissons et le textile. En 1939, ces trois filières couvraient 65 % de la production industrielle tandis que les industries de la sidérurgie, des transports, du matériel électrique, étaient encore quasi inexistantes. Les politiques volontaristes de « substitution aux importations » avec l’adoption de mesures protectionnistes, présentées comme l’expression de la volonté d’un développement autocentré, sous la présidence de Gétulio Vargas puis bien plus tard, sous celle de Mme Dilma Rousseff, auront contribué à accélérer et diversifier l’industrie. Mais le développement de celle-ci doit davantage encore à la grande crise de 1929 et à la seconde guerre mondiale. En rendant les importations de biens manufacturés soit impossible, soit trop risquée, soit trop onéreuse, ces évènements facilitent la diversification industrielle nationale, dans la métallurgie, les transports et la construction civile avec notamment la création d’un pôle public industriel de productions d’énergies au début des années 1950.

Soixante-dix ans plus tard, le secteur primaire demeure la force d’entraînement de 25 % de la production nationale des biens et services (9). Des pans de filières entiers — l’agroalimentaire, la logistique, le transport ou les services d’import-export, de commercialisation — restent largement tributaire des cycles, en amont, de la production et des prix des biens primaires notamment agricoles (10). C’est d’ailleurs le « boom » du prix de ces matières, au début des années 2000, associé à une politique d’extension du crédit, entraînant dans son sillage et l’industrie et les services, qui explique le mieux la forte croissance du pays durant les années des gouvernements Lula entre 2003 et 2011 (11).

La relative faiblesse de l’industrie et des services se lit aussi dans l’évolution de la productivité. Comme le précisait Samir Amin : « Dans le modèle capitaliste polarisé, la rémunération du travail dans le secteur exportateur sera aussi basse que les conditions économiques, sociales et politiques le permettent. Quant au niveau de développement des forces productives (niveau de qualification du travail, niveau de l’investissement en capital, etc.) il sera hétérogène, avancé dans le secteur exportateur, arriéré dans le reste de l’économie (12). »

Or, depuis le début des années 1980, l’essentiel des gains de productivité se concentre dans l’agrobusiness, incluant la production de matière premières, le conditionnement et la commercialisation de ces matières. L’industrie, indépendante de l’agrobusiness, connait au contraire un lent déclin puis une stagnation de son efficacité productive, présage, pour certains économistes, d’une « reprimarisation » générale de l’économie (13). Quant au secteur des services, pourtant premier employeur, il n’a jamais été, comme dans les pays du « centre », un secteur d’accumulation du capital, devenu déterminant au fil du temps. Au Brésil, il se compose certes d’un secteur productif organisé (télécommunications, distribution de détail, services financiers, etc.) mais surtout d’un vaste secteur informel absorbant 40 % de la population active occupée. Un tiers secteur composé de travailleurs dépourvus de tout capital, précaires et pauvres, vendeurs de rue ou prestataires de services à la personne (coiffeur, esthéticien, maçon…).

La structure monopolistique du monde agraire caractérise également celle des filières industrielles situées en aval. Historiquement, la concentration du capital s’est conjuguée à la concentration agraire dans les secteurs clés liés à l’agronégoce exportateurs. Ce phénomène se manifeste par le poids persistant des « grandes familles » brésiliennes auxquelles, au fil du temps, se mêlent des investisseurs étrangers ainsi que l’épargne des pays riches avec l’entrée au capital de fonds de pension au sein de holding spécialisées dans le négoce. Le groupe géant brésilien JBS, du nom de son fondateur, José Batista Sobrinho, leader mondial, contrôle 40 % des exportations de viande bovine et 24 % des exportations de poulets du pays. Il est devenu, au gré des fusions et acquisitions, deuxième producteur mondial de viande porcine. De son côté, l’empire agricole de la famille Maggi, administre, via les techniques les plus modernes de l’agriculture intensive, 19 fermes sur plus de 250 000 hectares (soit 2 500 kilomètres carrés) dans le seul État du Mato Grosso. À eux se joignent de grandes multinationales étrangères principalement des pays « du centre », américaines ou européennes, comme la compagnie Louis Dreyfus, l’un des premiers négociants de céréales et d’oléagineux, ou le groupe Lactalis, devenu au fil de ses rachats successifs de coopératives locales, leader de la filière laitière (14).

Lire aussi Agnès Stienne, « Le coût de la viande bon marché », Le Monde diplomatique, avril 2013.

Ce capitalisme monopolistique bien établi, en particulier dans le secteur de l’agrobusiness, trouve son corolaire dans le système financier. Aux côtés des banques d’affaires comme celle de la famille Safra, cinquième banque privée du pays, étroitement liée aux grands exportateurs, se perpétuent de grandes lignées à travers un oligopole bancaire : la famille Aguiar au sein de la holding « Compagnie Cité de Dieu » propriétaire de la Bradesco, troisième banque du pays ; ou les familles Moreira, Setubal et Salles, actionnaires majoritaires d’Itaú, leader au Brésil et plus grande banque d’Amérique Latine.

Familles omnipotentes dans un secteur très lucratif, y compris en temps de crise, leurs profits facilitent l’extension de leur pouvoir dans le secteur exportateur. Actionnaire de référence dans la principale banque du pays, la famille Salles contrôle les principales mines de niobium dans l’État du Minas Gerais et 85 % de la production mondiale de ce minerai devenu stratégique dans l’industrie. Cette élite — qui représente moins de 5 % de la population totale — reçoit le soutien implicite de la classe moyenne supérieure, notamment issue de l’immigration européenne aux XIXe et XXe siècles. Représentant 10 % de la population, cette dernière est majoritairement blanche, diplômée et dispose de revenus au moins huit fois supérieurs au salaire minimum (15) ainsi que d’un patrimoine significatif. Ses enfants peuplent les écoles privées du pays. Cette classe sociale occupe les postes de direction et de gestion du secteur privé (gérants de fermes ou de chaînes de distribution de biens de consommation), les professions libérales de prestige (dentistes, médecins, avocats, notaires…), les postes clés de l’administration fédérale ou au sein de chaque État (juges, directeurs d’administration, recteurs d’université…) ainsi que les postes électifs de maire, député ou sénateur.

Les présidents qui ont eu l’audace de s’attaquer aux intérêts de la minorité dominante l’ont payé cher

Cette alliance de classe ancienne demeure toujours aussi prégnante. Elle explique un système fiscal particulièrement régressif qui exonère les revenus du capital (notamment les dividendes) et taxe faiblement l’héritage, tout en consolidant un marché du crédit à la consommation pratiquant, depuis de décennies, des taux d’intérêt usuriers grevant en moyenne 10 % du revenu des ménages. Cette frange minoritaire de la population, qui par ailleurs nourrit une haine des pauvres, doit sa reproduction à son pouvoir économique mais aussi, et surtout, à son accès privilégié à l’éducation, d’abord dans les meilleurs lycées privés puis les meilleures universités publiques, les plus réputées, dans un pays dont le budget fédéral consacre dix fois plus d’argent au remboursement de ses créanciers privés qu’à l’éducation.

Lire aussi « La dette des pays en développement », « Faut-il payer la dette ? », Manière de voir n˚173, octobre-novembre 2020.

Ce Brésil ruraliste, élitiste, inégalitaire et raciste, qui manifestement avait échappé à Stefan Zweig, n’a donc pas ressuscité avec l’élection de M. Bolsonaro. Présentes depuis la colonisation, ses structures économiques et sociales perdurent. Les présidents qui ont eu l’audace de s’attaquer aux intérêts de la minorité dominante l’ont payé cher : Getúlio Vargas fut poussé au suicide, João Goulart (pour son projet de réforme agraire) et Mme Rousseff (pour sa réforme bancaire), furent destitués. M. Lula da Silva, responsable de la mise en œuvre de quotas d’entrée des Noirs et des élèves de famille modeste dans les universités publiques, a été emprisonné sans preuve. L’adoption d’un système juridique (une constitution, un code civil et pénal) et judiciaire proche des standards des « pays du centre » a certes permis la distribution de droits formels. Les droits réels, eux, restent encore largement empêchés et sans doute le resteront-ils tant que le Brésil sera vêtu des vieux habits de l’impérialisme économique.

Julien Dourgnon

Économiste.

(1Stephan Zweig, Brésil terre d’avenir, Le Livre de Poche, Paris, 2001 [1941 pour la première édition].

(2Vidéoconférence du président Jair Bolsonaro. 2a cúpula presidencial do pacto Leticia pela Amazônia, 11 août 2020.

(3Lire Renaud Lambert, « Le Brésil est-il fasciste », Le Monde diplomatique, novembre 2018.

(4Censo agropecuário, Instituto Brasileiro de Geografia e Estatistica (IBGE), Rio de Janeiro, 2017.

(5Ibidem.

(6Lire Celso Furtado, Formação Econômica do Brasil, Companhia Das Letras, São Paulo, 2020 [1959 pour la première édition].

(7Lire Jean Ziegler, « L’amère médecine du docteur Cardoso », Le Monde diplomatique, décembre 1995.

(8Lire Christophe Ventura, « Pékin, la vache et le lait », Le Monde diplomatique, septembre 2014.

(9« Importância do agronegócio Brasileiro », Serviço Nacional de Aprendizagem Rural, Maranhão, 19 août 2019.

(10Lire Renaud Lambert, « Le Brésil, ce géant entravé », Le Monde diplomatique, juin 2009.

(11Lire Geisa Maria Rocha, « Bourse et favelas plébiscitent “Lula” », Le Monde diplomatique, septembre 2010.

(12Samir Amin « La mondialisation ou l’inégal échange », in « Marx l’incontournable » (coordonné par Julien Dourgnon), Dossier n°13 d’Alternatives Économiques, mars 2018.

(13Luiz Carlos Bresser-Pereira et Nelson Marconi, « Existe doença holandesa no Brasil ? », in Luiz Carlos Bresser-Pereira (sous la direction de), Doença holandesa e indústria, Editora FGV, Rio de Janeiro, 2010.

(14Lire Maëlle Mariette, « La course infernale des producteurs de lait », Le Monde diplomatique, février 2021.

(15Marcelo Neri, As Classes Médias Brasileiras, Fundação Getúlio Vargas (FGV), Rio de Janeiro, 2019.

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