Dans le monde arabe, l’Irak a longtemps eu la réputation d’un paradis culturel, terre de poètes et d’écrivains, lieu d’expérimentations littéraires et de transgressions novatrices. Mais les perceptions ont changé. Ce pays est plus que jamais à l’image du Proche-Orient et de ses déchirements. Depuis 1980, il n’a connu que guerres et violences. La guerre contre les autres : Iraniens (1980-1988) puis Koweïtiens (1990-1991) puis Américains et autres coalisés occidentaux (1991) puis encore contre les mêmes Occidentaux, à l’exception notable des Français (2003). Mais l’Irak a aussi connu la guerre contre soi, ou plutôt entre Irakiens : Contre les Kurdes massacrés au gaz de combats (1988), contre les Kurdes et les chiites (1991), entre chiites et sunnites (2003-2009) sans oublier l’irruption dans la région de l’Organisation de l’État islamique (OEI), dernier avatar du djihadisme qui fit de l’Irak sa base de départ pour une conquête régionale.
Lire aussi Peter Harling, « Irak, colosse à la tête d’argile », Le Monde diplomatique, août 2016.
L’Irak est sanglots et fureurs depuis tant de temps qu’on se demande comment ce pays va réussir à gommer cette image sanglante qui colle à son nom. On pense à cela dès les premiers instants de la pièce de théâtre du metteur en scène irakien Haythem Abderrazak. La Maladie du Machrek (le Levant en langue arabe) est une adaptation libre de Horace, la pièce de Heiner Müller (1). Ici, les Horaces et les Curiaces sont les trois communautés qui se déchirèrent après la chute du régime de Saddam Hussein, au printemps 2003.
Lors de la première en France, donnée au très éclectique festival Passages à Metz, la pièce fut jouée de nuit, place de la République, le mercredi 15 mai 2019. L’air frais, la pénombre, tout cela ne pesait guère face à la tension dégagée d’emblée. Un homme, une femme, une valise, des coups de feu. Le drame. Viennent ensuite les combats des chaises brandies, à la fois armes et boucliers dérisoires. C’est plus qu’une pièce de rue qui se déroule sous les yeux des spectateurs. C’est une chorégraphie de l’absurde qui caractérise tant de guerres civiles. En arrière-plan, les va-et-vient de Haythem Abderrazak sont tels ceux d’un pendule qui règlerait une danse macabre. On court, on se défie, on s’allie, on se divise, on se trahit et, bien sûr, on finit par faire couler le sang.
L’un tue l’autre avant d’être occis par un troisième. L’un est poignardé, l’autre est garroté comme le furent Saddam Hussein et certains de ses proches. L’un tue sa sœur « sans nécessité ». Comment ne pas penser alors aux crimes dits d’honneurs que Saddam Hussein, le « laïc » prit soin de ne jamais interdire. Telles des vagues, les acteurs vont et viennent, leurs mouvements confirmant que la tuerie continue. Il n’y a plus de morale, plus de lois. Comme le dit l’un des personnages : « Le vainqueur est l’assassin. L’assassin est le vainqueur. Ils sont la même personne. Il est impossible de condamner l’un sans honorer l’autre. Et si nous considérons la victoire comme un crime, le vainqueur serait-il l’assassin ? »
Lire aussi Akram Kharief, « Téhéran pourrait-il résister à une attaque américaine ? », Le Monde diplomatique, juin 2019.
Survient soudain un homme avec une darbouka. Il tente en vain de ramener l’ordre, d’apprendre aux belligérants à jouer la même musique. Son échec est patent. On l’aura compris, le prophète en question est l’Oncle Sam qui croyait que les Irakiens accueilleraient ses soldats « libérateurs » avec des fleurs. Quelle que soit la nature de la musique proposée par Washington, les Irakiens s’avèrent incapables de la jouer correctement et ensemble. La démocratie, on peut penser que c’est d’elle qu’il s’agit, ne s’impose pas. Elle ne s’inocule pas. Bien au contraire, l’échec de son implantation signifie le retour à plus de violences et de folies. À l’heure où les tensions s’aggravent entre les États-Unis et l’Iran et que l’on parle d’une nouvelle guerre dans la région, la pièce de Haythem Aberrazak est une bien talentueuse mise en garde. Elle montre aussi, que le théâtre irakien est bel et bien en renaissance. Et c’est une excellente nouvelle.