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Envers de la Silicon Savannah

Au Kenya, le spectre de la dette personnelle

par Jean-Christophe Servant, 5 juin 2020
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Agence M-Pesa à Kibera cc Fiona Graham / WorldRemit

C’était début février, il y a une éternité. Réunis à Nairobi dans le bidonville de Kangemi, à l’initiative de la Ligue des paysans kényans (KPL) et des relais est-africains et marocain du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM), des militantes et militants de la région, mais aussi du Maroc, de l’Afrique du Sud, de l’Inde et de la Pologne, adoptaient la déclaration de Kangemi. Ils y prenaient « note du lien direct entre dettes souveraines et dettes des ménages » et appelaient à « l’annulation de toutes les formes de dette illégitime — publique et privée, y compris la dette de microcrédit, la dette paysanne, la dette étudiante, la dette hypothécaire des ménages et autres ».« Nous rejetons la présentation continue du microcrédit comme une solution pour sortir les gens de la pauvreté, poursuivait cet appel, car il a eu des effets désastreux sur les populations pauvres de la région de l’Afrique de l’Est et du Sud global en général. Avec ses taux d’intérêt et ses conditions abusives, le microcrédit a plongé ces personnes dans un piège de la dette, les forçant à contracter plusieurs prêts pour rembourser les premiers et à faire d’énormes sacrifices pour les rembourser au fil des années et des décennies ».

Lire aussi Milan Rivié, « Jeu de dupes sur la dette des pays pauvres », Le Monde diplomatique, juin 2020.

Un mois plus tard, à la mi mars, le Kenya découvrait le nouveau nombre de nationaux ayant un rapport de solvabilité négatif à la Centrale des risques (CRB) : 3,2 millions (6 % environ de la population), soit 500 000 « blacklistés » de plus qu’en 2019. Une majeure partie de ces Kényans dans l’impossibilité de recontracter un crédit avaient employé une des cinquantaines de plateformes de prêts en ligne disponibles via leur téléphone portable. Les sommes redevables, d’une moyenne d’1,5 à 50 dollars, avaient été obtenues moyennant des taux d’intérêt pouvant atteindre les 32 % par semaine et les 350 % par an.

Au Kenya, rappelle un récent rapport de la banque d’investissement égyptienne EFG, un nombre grandissant de personnes se sont en effet mises à contracter de petites sommes en ligne pour compléter leurs revenus face à la hausse du coût de la vie. 35 % des ces emprunts sont ainsi destinés à répondre aux besoins quotidiens du foyer familial, 20 % pour payer les frais scolaires des enfants, 15 % pour acheter du crédit pour son mobile… Certains usagers n’hésitent pas à jongler entre une dizaine de plates-formes à la fois pour éponger les dettes contractées. Nombre d’entre eux se retrouvent désormais piégés par une « culture de la dette » qui aura largement profité, tels les poissons pilotes cohabitant avec les grands prédateurs marins, de l’écosystème de la Silicon Savanah. Cette crise imminente de surendettement qui guette un nombre grandissant de Kényans est l’un de ses côtés obscurs. Elle « révèle une nouvelle forme numérisée de violence lente qui opère moins à travers les relations sociales négociées et la menace de l’application des lois par l’État qu’à travers l’accumulation de données, la marchandisation de la réputation et l’instrumentalisation de la socialité », souligne The Boston Review. «  Les Kényans, poursuit la revue, sont entraînés dans des circuits de capital financier qui ne reposent pas — comme le voudrait le marketing — sur l’autonomisation, mais sur la rentabilité de la dette perpétuelle. L’explosion du surendettement au Kenya marque l’intersection de la foi dans la finance pour améliorer la vie des pauvres et la reconnaissance par les techno-capitalistes que ces mêmes populations peuvent être la source de profits fugitifs »

Avec ses 200 start-up, ses espaces de travail partagés, ses accélérateurs et incubateurs, et son chantier à plusieurs milliards de dollars de la Konza Technology City (KTC), le Kenya, première puissance économique d’Afrique de l’Est, s’est imposé depuis 2007 comme un hub numérique continental. Avant l’irruption du Covid19, le pays représentait le deuxième marché le plus attractif d’Afrique en termes d’investissement en capital-risque dans les start-up : 26 % des fonds investis, soit 147 millions de dollars, derrière l’Afrique du Sud et devant le Nigéria. L’économie numérique contribuait alors à 12 % du PIB national. Un secteur de la fintech attestait de l’avancée technologique kényane : l’argent mobile. Grace à M-Pesa, service de transfert d’argent et de paiement initié par l’opérateur en téléphonie Safaricom, le Kenya s’est en effet imposé comme un modèle africain de « l’inclusion financière ». Selon les apôtres de la microfinance, « cette technologie permet à des millions de ménages à faible revenu d’organiser leur vie privée et professionnelle aussi efficacement et de manière aussi flexible que les ménages plus aisés. ». Treize ans après le lancement de M-Pesa, le nombre de comptes kényans utilisant la procuration du téléphone mobile pour régler des biens et des services ou transférer de l’argent a ainsi explosé pour passer de 1,3 million à 58,4 millions. 73 % des adultes utilisent aujourd’hui l’argent mobile et 23 % y recourent au moins une fois par jour. Mais les prêts en ligne ont aussi commencé à constituer « une partie importante du modèle commercial de la société mère, Safaricom » soulignent les chercheurs Milford Bateman, Maren Duvendack et Nicholas Loubere dans une étude déconstruisant le modèle.

26 % des Kényans en défaut sur leurs prêts bancaires mobiles ne comprennent pas les termes de leurs contrats

Lire aussi Sabine Cessou, « Fièvre numérique au Kenya », Le Monde diplomatique, décembre 2018.

L’opérateur en téléphonie mobile fut ainsi dès 2012 le premier à offrir des offres de prêts en ligne, grâce à sa plateforme M-Shwari, qui contrôle aujourd’hui les deux tiers de la demande, moyennant un taux d’intérêt annuel de 90 %. Derrière, des sociétés telles que Tala et Branch, toutes deux liées à des start-up californiennes, ont émergé sur les téléphones portables. La fin tech chinoise n’est pas en reste : le moteur de recherche Opera, racheté aux suédois, est derrière 3 applications de renom, dont Okash, élue meilleure plateforme de prêts en ligne en 2019 lors des troisième tech awards kényans. Pourtant, près de deux tiers de ces offres d’argent faciles sont proposées par des prêteurs qui n’ont pas de licence bancaire et qui, en conséquence, ne sont pas censés rendre de comptes aux autorités de régulation du secteur ni à la Banque centrale du Kenya. L’automne dernier, son gouverneur, M. Patrick Njoroge, s’insurgeait ainsi contre certaines plateformes numériques « montrant un comportement semblable à un Shylock tout en se cachant derrière de jolies applications ».

Dans son rapport, la banque égyptienne d’investissement EFG reproche aux prêteurs numériques présents sur le marché kényan de ne pas en faire assez pour éduquer leurs clients sur les clauses induites par l’obtention de prêts. « Étant donné qu’ils n’empruntent que 500 Sh (5 dollars) ou moins pendant un mois, nous nous demandons pourquoi ils doivent payer 15 % par mois à Branch ou Tala par exemple », indique celui-ci. Un an plus tôt, la cinquième enquête nationale FinAccess initiée par la Banque Centrale du Kenya, l’office national des statistique et l’ONG FSD Kenya, soulignait que 26 % des Kényans en défaut sur leurs prêts bancaires mobiles ne comprenaient pas les termes de leurs emprunts. Le chercheur kényan Victor Odundo Owuor note que « le modèle économique du crédit mobile repose sur une invitation constante à emprunter. Les emprunteurs potentiels reçoivent des SMS et des appels téléphoniques non sollicités les encourageant à emprunter à des taux extraordinaires. Certaines plateformes contactent même la famille et les amis des emprunteurs lors de la demande de remboursement ». Plusieurs officines de crédit en ligne sont par ailleurs accusées « d’avoir obligé des emprunteurs à céder à leur insu des parties importantes de leurs données personnelles à des tiers et à renoncer à leurs droits à la dignité ».

Face à l’arrêt brutal de l’économie kényane provoquée par l’irruption du Covid-19, le président du pays, M. Uhuru Kenyatta, a proposé ce printemps une suspension temporaire de la loi exigeant que les emprunteurs défaillants soient inscrits auprès du CRB dans le cadre des mesures visant à protéger les travailleurs et les entreprises des effets du virus. Les prêteurs encourent désormais une amende de 2 millions de shillings pour chaque cas de personne à qui aurait été refusé un prêts après avoir figuré sur la liste du CRB. L’association des prêteurs numériques kényans, qui réunit les dix-sept plus importants opérateurs du pays, a annoncé qu’elle renonçait momentanément aux frais de remboursement tardifs afin, également, de les protéger des effets économiques de la pandémie de Covid-19. Pour autant, celle-ci risque d’accélérer la spirale de l’endettement personnel parmi les 18,1 millions d’actifs officiellement recensés dans ce pays, dont 83,6 % travaillant dans le secteur informel. Des pans entiers de l’économie sont en effet grippés ou à l’arrêt, telle l’industrie floricole, ou le tourisme, qui emploie officiellement 1,1 million de personnes, confrontant les Kényans à des fins de mois encore plus difficiles. Dans ce cas, comment rembourser ses prêts ? Pour le député de Nairobi représentant l’emblématique quartier informel de Mathare, M. Anthony Oluoch, lié à la coalition d’opposition sociale démocrate National Super Alliance (NASA), « L’emprunt numérique est devenu une menace sociale responsable de suicides, de divorces, et de ruptures familiales ». La même bombe à retardement menace d’exploser en Ouganda, en Tanzanie, mais également au Nigeria ou en Afrique du Sud. Comme le rappelaient les participants au forum du CADTM ayant adopté la déclaration de Kangemi, il est encore temps de s’unir « contre les microcrédits et contre les dettes illégitimes ». C’était avant le Covid-19. Une éternité. Mais cet appel n’a jamais été autant d’actualité pour l’Afrique subsaharienne.

Jean-Christophe Servant

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