Reconnaissant sa voiture couleur sable, soldats et policiers le saluent, certains taxis le klaxonnent, des commerçants lui sourient de loin quand d’autres, plus audacieux, s’approchent pour lui serrer la main. À Niamey, capitale du Niger (24 millions d’habitants), Moussa Aksar circule avec l’aura d’une quasi figure officielle. Quant à ceux qui ne sont pas familiarisés avec son visage, la plupart connaissent son nom. À 57 ans, le journaliste nigérien s’amuse de ces marques quotidiennes de soutien. « Je fais juste mon travail, commente-t-il humblement. Mais chacun sait ici que je le fais du mieux possible, avec une exigence morale et un sens aigu de l’intérêt général. C’est cela que les gens apprécient ».
Pourtant, ce fils d’un éleveur touareg est né loin de la capitale, à l’extrême est du pays, dans la grande cité mythique d’Agadès. Des études primaires et secondaires suivies là-bas, loin de ce fleuve Niger qui serpente à l’ouest du pays. Un cycle d’études supérieures à Niamey, bien loin des siens et de son village natal, avec une capacité en droit à l’université, au début des années 1990. « C’était trop long, trop compliqué, et puis j’avais besoin de gagner ma vie », se souvient-il. Rapidement, cet « amoureux de la France et du droit », interrompt son droit et se lance dans le journalisme. Un premier poste d’animateur dans une radio de la capitale : « J’ai très vite senti que ce métier pouvait être une autre façon d’être au service de l’intégrité et de la vérité », raconte-t-il.
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Comme chaque matin à l’aube, Moussa Aksar commence sa journée au siège de son journal, L’Événement : une maison basse bordée d’une terrasse ombragée en bordure d’une des plus grandes artères de la capitale. Fondé en 2002, L’Événement se présente comme un « hebdomadaire nigérien indépendant d’informations générales ». Avec une devise tracée à la peinture noire sur le portail, côté rue : « Il n’y a pas de liberté sans liberté d’informer ». À l’intérieur, dans son bureau saturé de papiers et d’objets, derrière un fauteuil de cuir noir, une grande affiche soigneusement encadrée : la reproduction jaunie et agrandie de la carte professionnelle de presse du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, disparu après avoir été enlevé à Abidjan en avril 2004 dans des circonstances qui demeurent mystérieuses. Dans le couloir adjacent, entre le « service commercial » et la réserve des archives, le texte intégral de la Constitution du Niger, placardée à hauteur d’homme. Juste en face, près de la porte d’entrée, une autre affiche avec ces mots menaçants : « Journalisme d’investigation — Journalistes en danger ».
Afin de consolider et de protéger son travail d’investigation, Aksar a intégré des réseaux de journalistes africains. En 2018, il devient membre du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), puis prend la présidence de la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (CENOZO). Puis le 17 mai 2021, il accepte de prendre la présidence de Médias & Démocratie Sahel, l’antenne au Niger de l’association internationale Médias & Démocratie (M&D). « Au début des années 2000, la question de la démocratie était dans l’air du temps au Niger, comme ailleurs en Afrique de l’Ouest », explique Aksar. En 1990, le discours du président français François Mitterrand prononcé à à La Baule a durablement marqué les esprits. C’est dans cette ambiance d’espoirs que le journaliste fait ses premières armes dans l’investigation. Des articles sur Mouammar Kadhafi et ses velléités militaires au Niger (2007) lui valent ses premières menaces de la part du maître de Tripoli. Beaucoup lui conseillent alors de « laisser tomber ». Mais Aksar tient bon : « Quand on sait tenir la vérité, on a juste pas le droit de baisser les bras, même si c’est dur… ». Puis d’autres thématiques d’enquêtes s’enchaînent : filières de drogues, trafics de médicaments, traite d’être humains, corruption au plus haut niveau de l’État et dans l’armée… Avec notamment cette veste enquête publiée en septembre 2020 sous le titre « Malversations au ministère nigérien de la défense : 71,8 milliards de francs CFA [1,1 million d’euros] captés par des seigneurs du faux ».
Quelques années plus tôt, en 2011 Mahamadou Issoufou a été élu président du Niger, puis réélu en 2016. « Son nom a été associé à une grande vague d’espoir pour la démocratie et la bonne gouvernance au Niger, indique Aksar. Malheureusement, ces espoirs ont été déçus et trahis ». C’est précisément sur le second mandat de Issoufou qu’Aksar travaille. Son enquête porte sur les années 2017-2019, et montre comment de hauts responsables de l’armée et des proches du pouvoir nigérien sont impliqués dans le détournement de fonds liés à l’acquisition de matériels militaires. Grâce aux révélations d’un rapport d’inspection gouvernemental confidentiel — qu’il se procure —, et avec des documents bancaires relatifs à des contrats signés avec des sociétés écrans, Aksar révèle que le Niger a perdu pas moins de 120 millions de dollars (98,4 millions d’euros) lors de contrats falsifiés sur une période de trois ans.
Basée sur des rapports de l’Unité de renseignement du Trésor américain et du Réseau de lutte contre la criminalité financière (FinCEN), ce travail s’inscrit dans une enquête journalistique mondiale dénommée « FinCEN Files » pilotée par l’ICIJ — dont Aksar est membre. Un travail de longue haleine salué par la profession et qui a valu à l’ICIJ de figurer sur la liste des nominés au prix Nobel de la paix 2021. Dès sa publication, toutefois, Aksar fait l’objet d’un véritable harcèlement judicaire : cinq assignations en huit mois pour finir par être condamné, le 7 mai 2021, à des amendes et dommages et intérêts par le tribunal de Niamey. « C’est contraire à nos textes et notre Constitution », s’insurge aussitôt le journaliste. Dans son article 31, la loi fondamentale dispose que « toute personne a le droit d’être informée ». Par ailleurs, l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la République du Niger en 1986, aurait dû conduire la justice de ce pays à prononcer un verdict en faveur de cette liberté.
Or, voilà que la justice de Niamey a choisi de le condamner pour « diffamation » ainsi qu’à une amende et des dommages et intérêts pour un montant total de 1,2 million de francs CFA (environ 1 900 euros). Aksar relève que le plaignant n’est autre qu’un citoyen nigérien, résidant en Belgique, dont le conseil juridique, maître Ismaril Tambo, est l’avocat d’une des personnes incriminées par l’enquête du journaliste… Par ailleurs, le directeur de L’Évènement nous apprend que le procureur qui a requis sa condamnation, un certain Saley Ouali Ibrahim, a été « directeur de la législation » au ministère nigérien de la défense jusqu’en 2019, administration placée au cœur du scandale révélé par Aksar. Comment, dans leur souci de respecter le droit et les procédures, les tribunaux de Niamey peuvent-ils passer outre ces « conflit d’intérêts » ?
« C’est une honte !, s’insurge Abdourahamane Ousmane, 50 ans, journaliste nigérien et ancien président (2010-2018) de la haute autorité de régulation, le Conseil supérieur de la communication (CNC) du Niger. Moussa est un exemple pour nous tous. La rigueur avec laquelle il travaille et tient bon face à la censure est juste un phare dans la nuit ! ». De son côté, le jeune journaliste Sakis Tarnane, 30 ans, salarié de la radio Studiou Kalangou, estime que « le doyen Moussa a toujours été exemplaire dans sa pratique du journalisme. Pour nous, les jeunes, c’est un modèle à suivre si nous voulons que les médias au Niger participent pleinement au processus démocratique ». Pour Aksar, l’enjeu de l’acharnement judicaire dont il est victime va bien au-delà des pressions et menaces sur sa personne. « Avec Mohamed Bazoum, le nouveau président nigérien élu en février 2021, nous espérons tous de vraies ruptures avec le passé. C’est à lui de montrer qu’il entend mettre en œuvre ces changements, notamment sur la “bonne gouvernance” qu’il a appelé de ses vœux », commente le journaliste. Pour attester de la nécessité de telles orientations, Aksar — expert reconnu sur les question de sécurité au Sahel —, nous montre les nombreuses mosquées et autres écoles coraniques qui, depuis quelques années, poussent à Niamey comme des manguiers sauvages. « La corruption et la mauvaise gestion de l’État sont le terreau de la menace terroriste. En gouvernant par le mensonge et l’injustice, nos dirigeants tournent le dos à l’État de droit et font le jeu des djihadistes ».
Lire aussi Cécile Marin, « État de guerre permanent au Sahel », Le Monde diplomatique, février 2021.
Sur la route du Nord qui mène à sa ferme, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, Aksar tempête contre « la misère et le fléau de l’islamisme qui gangrènent » son pays et tout le Sahel. « Je suis musulman et croyant, explique-t-il calmement, mais cela doit rester dans la sphère privée de chacun. Dans la sphère publique, la laïcité et la République doivent être la règle ». Akasar possède une petite ferme le long du fleuve Niger, une dizaine d’hectares de manguiers et de plantations vivrières, avec des vaches (cinq races différentes), des chameaux, des chèvres, des oies, des pintades et même des bassins de pisciculture (carpes). « Tout cela, je l’ai bâti et planté de mes mains depuis 18 ans », raconte-t-il, non sans fierté. Quand il fonde son journal, le journaliste sent déjà que le travail d’investigation peut menacer son économie. « Sans publicité, avec des menaces judiciaires permanentes et des pressions diverses — dont la prison, que j’ai connue à plusieurs reprises —, l’indépendance d’un média est fragile et sans cesse menacée ».
Mais plus prosaïquement, c’est surtout ici, au milieu des mangues et de ses vaches, que le journaliste — marié et père de quatre enfants — compte assurer l’indépendance et la pérennité financière de son titre. « Que ce soit en raison des effets désastreux de la Covid-19, des amendes et dommages ou encore des désabonnements et de la publicité perdue, je fais face en vendant le lait de mes vaches et de mes chameaux et grâce aux récoltes de mangues. C’est la seule façon de continuer à être libre et indépendant. Sinon, j’aurais déjà dû jeter l’éponge », assure-t-il. Basculé intégralement sur Internet depuis mars 2020, coronavirus oblige, L’Événement va bientôt reprendre ses parutions papier. Sans doute avec une nouvelle formule mensuelle. « Mais avec toujours des enquêtes fouillées qui me vaudront encore les foudres de personnes haut placées, prédit-t-il. Et s’il le faut, j’irai une nouvelle fois au marché local, vendre quelques bêtes de mon cheptel… »