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Au Nigeria, le grand dessillement

par Jean-Christophe Servant, 6 novembre 2020
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13 octobre cc0 Tosin James.

Début octobre, la jeunesse d’une douzaine d’États du sud et du centre de la fédération nigériane, présidée par l’ancien général Muhammadu Buhari, s’emparait de la rue. L’objectif était de dénoncer, après un assassinat de trop, les exactions des SARS (Special Anti-Robbery Squad), la brigade spéciale de répression des vols. Formée en 1984, jouissant d’une semi-autonomie, les SARS étaient depuis 2017 l’objet d’une campagne de dénonciation sur les réseaux sociaux, en parallèle de l’appel à « la révolution, maintenant » lancé par le journaliste Omoyele Sowore, directeur du journal en ligne Sahara Reporters.

Lire aussi Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Lutte contre le terrorisme, une aubaine pour les dirigeants nigérians », Le Monde diplomatique, décembre 2019.

La sanglante répression de Lekki été perpétrée à l’entrée de l’un des quartiers les plus riches de la mégapole la plus peuplée d’Afrique subsaharienne : cette fois les victimes ne pouvaient pas être qualifiées de « terroristes ». Le mouvement de contestation du mois d’octobre, relayé en direct par les 24 millions de Nigérians actifs sur les réseaux sociaux, a donc contraint le pouvoir central à démanteler les SARS. Amnesty International Nigeria, qui n’a eu de cesse depuis cinq ans de dénoncer ses exactions, estime que ces unités seraient responsables d’au moins 82 cas de torture, de mauvais traitements et d’exécutions extrajudiciaires survenus entre janvier 2017 et mai 2020 .

Les jeunes Nigérians de la classe moyenne et urbaine, affichant dreads, tatouages et smartphones, étaient particulièrement harcelés par les membres des SARS. Ceux de la rue, confrontés quotidiennement aux exactions policières, ont embrayé derrière elle. La contestation s’est alors élargie à un ensemble de revendications sociales alors que le Nigeria, après 60 ans d’indépendance — dont 22 sous junte militaire —, vient de passer le cap des deux décennies de retour à la démocratie.

Celle-ci vient de rappeler une nouvelle fois qu’elle n’était qu’une façade au Nigeria en matière de respect des droits humains et du droit à manifester pacifiquement. Le mardi 20 octobre, M. Babajide Sanwo-Ou, gouverneur de l’État de Lagos, membre du parti APC (All Progressives Congress) au pouvoir, annonçait que son État serait placé sous couvre-feu à partir de 16 heures. À 18 h 45, les forces de sécurité ont fait leur apparition au péage autoroutier de Lekki, mettant un terme brutal au rassemblement pacifique de près de 1 000 personnes organisé depuis plusieurs jours devant l’entrée de l’autoroute à six voies donnant sur la péninsule de Lekki, à l’est de la mégapole. Une semblable répression s’abattait dans le quartier d’Alausa, au nord de la capitale économique du Nigeria Lagos. Toujours selon Amnesty International, au moins 12 manifestants ont perdu la vie ce jour-là, alors que plusieurs centaines d’autres étaient blessés. Cette semaine sanglante aurait en tout causé la mort d’au moins 69 personnes dans le pays.

Orage de coups de feux

Les images du drame de Lekki, son orage de coups de feux semant confusion et pleurs parmi les drapeaux nigérians a terre, ont été massivement relayées par la diaspora. Plusieurs influenceurs nigérians, allant des artistes de la scène afrobeat tels que Burma Boy et Salz à l’autrice Chimananda Ngozi Adichie, ont contribué à susciter un vaste émoi international sur les réseaux, avant que ne s’abatte sur le Nigeria une pluie de condamnations et réprobations officielles, du président de la commission de l’Union Africaine, M. Moussa Faki Mahamat, à Joe Biden, le candidat démocrate à la Maison Blanche.

Durant cette journée, beaucoup de jeunes nigérians se sont soudainement rappelés ce que leurs parents leur racontaient au sujet du premier Muhammadu Buhari, celui d’avant la « conversion à la démocratie », dirigeant, entre 1983 et 1985, le pays d’une poigne de fer. Le souvenir du musicien contestataire Fela Ransome Kuti, qui fut l’une des bêtes noires du Buhari dictateur, n’aura jamais été aussi présent dans la mémoire des Nigérians depuis le retour de la démocratie, comme le rappelle la revue The Republic, en pointe durant le mouvement de manifestation

Lire aussi Anouk Batard, « La “République pentecôtiste” du Nigeria », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

Avant ce mardi noir, le Nigeria avait déjà connu en 2020 120 exécutions extra-judiciaires de civils par les forces de sécurité, selon l’ONG Global Rights. Lesquelles impliquaient non seulement des membres des SARS mais également d’autres unités de police, tout comme des militaires de la Navy et de l’infanterie nigériane, du Nigeria Security and Civil Defence Corps, ainsi que des fonctionnaires des douanes. Le journal nigérian en ligne The Cable décompte de son côté 92 morts en un an, à l’actif de la seule police fédérale. Depuis l’arrivée en 2015 de M. Buhari à la tête de la fédération nigériane, puis sa réelection en 2019, le Nigeria a également connu un massacre commis par ses forces armées : à Zaria, en décembre 2015, marqué par l’exécution de 350 militants chiites du mouvement islamique du Nigeria (MIN), dirigé par Ibrahim Al-Zakzaky. Ce dernier reste toujours détenu aujourd’hui malgré les demandes de libération et les manifestations quasi hebdomadaires menées par le MIN à Abuja. Trois ans plus tard, en 2018, la garde présidentielle ouvrait le feu sur l’une d’entre elle, tuant au moins 39 manifestants, selon les estimations.

« Il existe de nombreuses similitudes entre les fusillades d’octobre 2018 et celle d’octobre 2020 », souligne pour le site The Conversation le chercheur nigérian Samuel Olamide, spécialisé dans les questions de sécurité à la SOAS University of London :

« Des manifestants pacifiques ont été enfermés dans une nasse, avant que les forces armées ne tirent à balles réelles sur des foules de civils sans discrimination, continuant de le faire alors même que les civils se retiraient (…). Mais les réactions aux deux massacres ont été nettement différentes. Le MIN a été décrit par le gouvernement comme violent, avec des objectifs équivalents à ceux de la secte militante Boko Haram. Le gouvernement a justifié la réponse brutale des forces armées nigérianes à travers un récit racontant qu’il s’agissait d’une guerre menée contre un ennemi lointain, terrible et intransigeant avec l’État. Le gouvernement a contrôlé le flux d’informations concernant l’incident de 2018 et, par conséquent, le récit populaire. Il a ouvert une enquête interne sur l’incident mais n’a pas depuis publié ses conclusions, alors qu’aucun militaire ou policier n’a été tenu pour responsable. Le meurtrière répression de Lekki, en revanche a été perpétrée dans l’un des quartiers les plus riches et les plus densément peuplés du pays. Cette fois, les victimes ne pouvaient pas être qualifiées de “terroristes”. C’étaient de jeunes citadins. Lagos est un centre commercial peuplé d’individus entreprenants et férus de technologie. Il n’est donc pas surprenant que la couverture du massacre générée par les utilisateurs soit sans précédent dans l’histoire du Nigeria ».

Plusieurs éléments troublants, confirmés par Amnesty International, semblent attester que l’intervention des forces de sécurité avait été préparée : « Peu de temps avant les tirs, explique l’ONG internationale de défense des droits humains, les caméras de télésurveillance installées à l’entrée du péage autoroutier de Lekki ont été enlevées par des officiels alors que l’éclairage était coupé, une volonté claire de cacher les preuves ». L’immense panneau publicitaire électronique situé à l’entrée du péage a également été déconnecté avant l’assaut.

En représailles à l’intervention des forces de sécurité, plusieurs bâtiments privés et publics de la capitale économique ont été incendiés, dont le domicile de la mère de l’actuel gouverneur de Lagos, et le siège de la chaine de télévision Continental, propriété de son prédécesseur à la tête de l’État, M. Bola Tinubu (1999-2007). Pour une partie de la rue, l’élite politico-affairiste de Lagos, constatant le blocage de ses affaires et de ses entreprises, aurait en effet une part de responsabilité dans ce bain de sang. Pour RealTambou, une jeune entrepreneuse en produits de beauté active sur Twitter, l’intervention des forces de sécurité aurait été menée parce que « Tinubu n’a pas pu récolter les profits du péage de Lekki durant deux semaines… Ce n’est pas une démocratie, poursuit elle, c’est une oligarchie et Tinubu en est un des symboles ».

Escroqueries foncières

Figure de l’APC, le « parrain de Lagos » est l’un des architectes de l’arrivée de Muhamadu Buhari au pouvoir. Sa fortune, immense, est l’objet d’interrogations. M. Tinubu envisage de se présenter aux présidentielles de 2023. Sous ses deux mandats à la tête de l’État le plus riche et peuplé de la Fédération, la mégapole de Lagos a connu d’importantes améliorations socio-économiques et le lancement de plusieurs projets d’infrastructures destinés à la décongestionner et l’étaler vers l’est. À l’époque, le Nigeria, aujourd’hui en récession, connaissait encore un fort taux de croissance. Les fonds d’investissements internationaux ont afflué vers des projets menés par (et réservés à) l’oligarchie nigériane : le projet d’EKo City —le futur « Dubaï » de Lagos —, mais également des programmes immobiliers et industriels destinés à s’élever sur la péninsule marécageuse de Lekki, dans le sillage de l’autoroute en construction menant à Epe. La concession de cette autoroute, montée dans le cadre d’un partenariat public-privé avec un opérateur émirati, a finalement été rachetée par l’État de Lagos de « manière à démocratiser l’utilisation de la voie ».

« Durant les dix dernières années, soulignait en 2010 le journal en ligne Sahara Reporters, Tinubu et Fashola [son successeur à la tête de l’État de Lagos], ont été impliqués dans diverses escroqueries foncières, y compris la conversion pure et simple de terres publiques appartenant à l’État de Lagos à des fins personnelles (…). Ceux-ci ont aussi donné des terres et des bâtiments de l’État à leurs amis, leurs associés politiques, des fonctionnaires et des membres d’agences de sécurité, des politiciens et des membres des différentes branches du pouvoir judiciaire, le tout aux dépens des contribuables de Lagos… » En juillet dernier, le journaliste nigérian Toye Afeni notait pour The Africa Report que la société civile hostile à Bola Tinubu était particulièrement préoccupée par une firme, Alpha Beta Consulting, qui avait obtenu sous le mandat de Tinubu un contrat lui donnant le droit exclusif de collecter des impôts au nom de l’État de Lagos. Alpha Beta Consulting percevrait une commission d’environ 10 % sur les revenus perçus par l’État ! « De nombreux groupes pro-transparence et militants de l’opposition ont demandé des informations sur ce groupe et ses liens avec Tinubu et d’autres politiciens de l’État », souligne le journaliste. En vain.

Lire aussi Jean-Christophe Servant, « Marchés de dupes en Afrique », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

Lors de son terne discours a la nation diffusé le jeudi 22 octobre au soir, deux jours après la sanglante répression de Lekki, M. Buhari n’a manifesté aucune empathie pour les victimes. Il n’a pas non plus fait référence au drame du péage autoroutier. En revanche, l’accent a été mis sur la reprise de l’activité économique et l’aide aux entrepreneurs déjà fragilisés par le Covid-19. Bola Tinubu, qui a rétorqué n’avoir aucun intérêt personnel dans le péage autoroutier, a condamné les attaques contre des manifestants pacifiques et appelé l’État de Lagos à donner une partie des revenus générés par l’autoroute aux victimes des tirs survenus au péage autoroutier. Le gouvernement s’est engagé à former une commission d’enquête indépendante alors que des pillages d’entrepôts alimentaires se multipliaient dans le pays.

Le calme est aujourd’hui retombé sur la Toile. Soutien de M. Buhari, les gouverneurs du nord du pays, constatant les « actions subversives » de certains manifestants, appellent à une régulation des réseaux sociaux. Mais le combat, pour autant, se poursuit. Pendant que l’on écrit ces lignes, Soro Soke FM, dont le nom vient d’une expression Yoruba (« Speak up - Ouvrez là ») devenue le cri de ralliement des manifestations, continue à programmer afrobeat(s) et reggae, bien sûr beaucoup de Fela, mais aussi à diffuser les constats désenchantés d’artistes des années 2000 tels qu’Eedris Abdulkareem. Régulièrement, la radio en ligne décline les noms des jeunes gens et jeunes femmes qui auraient été tués ou blessés durant ce tragique mois d’octobre. « Ne les oubliez pas », rappelle, le DJ anonyme. On se croirait revenu au temps de radio Kudirat, la radio pirate lancée en 1996 par l’opposition pro-Abiola au régime militaire du général Abacha. Mais cette fois-ci, il n’y a ni parti derrière, ni visage ou leader affirmé. Le Nigeria, touché de plein fouet par la crise économique provoquée par l’irruption du Covid-19, s’enfonce dans un long hiver qui durera, au moins, jusqu’à la présidentielle de 2023.

« Dans l’intérêt du bien-être de nos camarades et des citoyens ordinaires qui en souffrent, nous allons suspendre les manifestations physiques, déclare la coalition des groupes de manifestants de Lagos et du Nigeria. Mais, dans l’intérêt de ceux qui sont morts avant les manifestations, pendant les manifestations et aux mains des soldats au péage de Lekki — des personnes que le gouvernement a largement refusé de reconnaître —, LA LUTTE DOIT CONTINUER ».

Jean-Christophe Servant

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