La paix obtenue à Versailles fut d’autant plus critiquée que les griefs émanaient de certains vainqueurs. Si les vaincus contestèrent pied-à-pied les sanctions, à commencer par les obsédantes réparations, ils reçurent le renfort d’un économiste membre de la délégation britannique à Versailles, John Maynard Keynes, dont le livre, Les Conséquences économiques de la paix, contenait la critique la plus influente. Il reçut notamment un accueil très favorable aux États Unis, en Russie et évidemment en Allemagne. Les Allemands apprécièrent ce renfort contre ce qu’ils baptisèrent le « diktat de Versailles ». Haïssaient-ils le traité seulement par sentiment d’injustice ou par déni de la défaite ? L’un et l’autre furent rarement portés aussi haut, à la fois par une classe dirigeante à l’unisson et par la multitude de soldats qui, dans leur partie du front, n’avaient pas encore essuyé de revers définitifs. Tous se persuadèrent qu’ils n’avaient pas vraiment perdu la guerre et qu’ils avaient été trahis par les révolutionnaires ou abusés par les quatorze points du président Wilson. Ainsi prit souche la légende du diktat de Versailles qui justifia la diplomatie secrète de l’Allemagne pour se doter d’une armée, ses revendications contre les réparations et la perspective d’une revanche. Dans cette unanimité, le parti nazi se distingua progressivement par sa violence comme par ses résultats électoraux.
Lire aussi Samuel Dumoulin, « À Versailles, la guerre a perdu la paix », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
In fine, la seconde guerre mondiale montra que la paix de 1919 avait échoué. Comme si cela ne suffisait pas à sa responsabilité, ne pouvait-on l’accuser d’avoir provoqué la guerre ? Au regard de l’entreprise de domination nazie, on peut pourtant douter qu’un traité international ait constitué un motif sérieux de guerre et non un prétexte futile. Bizarrement, la thèse du diktat de Versailles survécut dans les cours d’histoire des écoles et des universités où des professeurs la reprennent encore. Une scholastic fallacy ? Face à un article 231 établissant la responsabilité allemande, c’est toujours un signe de hauteur que de marquer un souci d’équité en renvoyant dos-à-dos les belligérants tout en exhibant une distinction intellectuelle et morale. Et puis c’est si souvent écrit qu’on l’entend parfois soutenir comme une audace d’esprits forts dans les diners en ville. Dans des cercles plus officiels, il faut s’adapter aux nouveaux temps de la réconciliation européenne.
Keynes contre Keynes
La thèse de la faute à Versailles a continué à se prévaloir de Keynes. Immanquablement cité par les plus instruits, il reste cependant peu lu. Pour justifier sans examen sérieux l’arbitraire ou le paradoxe, Les Conséquences économiques de la paix sont devenues une sorte de livre toxique. Lequel ne doit guère à son contenu mais au prestige postérieur de son auteur. Après l’accession d’Hitler au pouvoir et la seconde guerre mondiale, il aurait dû être oublié. Keynes en fut d’ailleurs si peu fier qu’il refusa de se rendre en Allemagne à partir de 1933. À une universitaire qui lui disait alors regretter qu’il ait écrit son essai contre Versailles, Keynes répondit « Moi aussi ». Il se garda cependant de toute autocritique publique, sans qu’on puisse douter un instant de son hostilité immédiate au nazisme. Il était en effet difficile d’avouer s’être fourvoyé à ce point. Étienne Mantoux a dressé une liste incomplète des prévisions malheureuses de Keynes pendant la seconde guerre mondiale (1). En vain. Fort d’autres titres de gloire, et décédé en 1946, Keynes restait le meilleur avocat de la thèse de la responsabilité de Versailles.
Son exceptionnelle lucidité est aujourd’hui encore mise en valeur pour avoir, selon un universitaire américain, prédit le triomphe d’Hitler (2). À lire et relire l’ouvrage, on n’en trouve pourtant pas trace. Au contraire, Keynes assure dans ses dernières lignes que « nulle part en Europe je ne perçois les signes annonciateurs d’événements brusques et dramatiques (3) ». Et s’il avait des craintes pour l’Europe, elles étaient partagées par les dirigeants alliés mais visaient plutôt la menace révolutionnaire sur le modèle des bolcheviks et non le fascisme encore inconnu. Quant à sa charge contre les réparations, elle pointait moins le ressentiment allemand que les coûts pour l’économie internationale. Et selon une curieuse lecture sélective, les prévisions erronées n’étaient pas plus aperçues que l’assurance de l’économiste moquant les « esprits timorés » qui affabulaient sur le retour d’une Allemagne agressive, le ridicule de la création de nouvelles nations comme la Roumanie ou la Pologne ; certain de voir réapparaître les mécanismes pacificateurs du marché si l’Allemagne dominait la Russie — « il est de notre intérêt de hâter le jour où, dans chaque village russe, les agents et organisateurs allemands pourront remettre en mouvement le jeu normal des mobiles économiques (4) » —, récusant les craintes d’une nouvelle invasion de la France — « Croire qu’elle ait quoi que ce soit à craindre de l’Allemagne dans un avenir prévisible, sinon par sa propre faute, c’est une erreur (5) ». On continua néanmoins à appuyer la thèse du diktat de Versailles par l’autorité de Keynes, où l’on devine le frisson du sauveur : n’aurait-on pu éviter la guerre si on l’avait écouté ?
Lire aussi Alain Garrigou & Jean-Paul Guichard, « Keynes et le prix de la paix », Le Monde diplomatique, juillet 2019.
Passons sur le rôle d’alibi joué bon gré mal gré par Keynes. Deux raisons subsistent pour soutenir ou seulement suggérer un lien de causalité entre le traité de Versailles et le triomphe du nazisme : l’humiliation allemande et la crise économique. Imaginer que la défaite militaire ne suffisait pas à humilier la population allemande et à nourrir un désir de revanche est une supposition impossible à établir. Quant à la responsabilité des clauses économiques du traité dans la crise des années 1930, non seulement, elles n’ont pas empêché le retour de la vitalité économique dans l’Allemagne de Weimar, mais la crise est venue des États-Unis, sans rapport avec la crise de sous-production annoncée par Keynes. Il est cependant une objection plus élémentaire à un lien de causalité entre Versailles et Hitler. Il faut en effet opérer un coup de force vertigineux pour attribuer une responsabilité de crimes contre l’humanité à une conférence de paix qui concluait un conflit mondial. Cela signifie-t-il que les Alliés portent une culpabilité pour les massacres de millions de victimes ? Cela a bien été suggéré par la défense des nazis jugés à Nuremberg en 1946. On connaît cette ligne de défense qui consista pour les chefs nazis à assurer qu’ils ignoraient les atrocités que les débats de Nuremberg leur mettaient sous les yeux. Ils n’y avaient évidemment pas mis les mains. On oublie toutefois une autre ligne de défense.
Versailles à Nuremberg
Dans leurs plaidoiries, les avocats de la défense invoquèrent systématiquement le traité de Versailles, l’appelant même le « diktat de Versailles », insistant sur son illégalité — non sans suggérer que cela valait pour le procès en cours — et son injustice. Le Tribunal décida alors de rejeter l’évocation de Versailles. Le procès devait juger les crimes de guerre des nazis, l’extermination de millions de personnes, comme cela avait été amplement montré dans la salle du tribunal par la projection de documents filmés et l’audition des témoignages de rescapés et de chefs de camps d’extermination. Est-il utile de souligner le coup de force qui consiste à mettre côte-à-côte les négociations internationales de 1919 et les faits concrets des massacres de masse, les souffrances, les drames d’enfants, de femmes, de vieillards et d’hommes sans défense aux mains de tortionnaires et bourreaux ? Manifestement, les accusés et leurs défenseurs n’avaient pas conscience de leur indécence. Au point de revenir naïvement ou cyniquement à la charge comme le Dr Seidl, avocat défenseur de Rudolf Hess et Hans Frank, à plusieurs reprises interrompu par le président du Tribunal. Après avoir évoqué « un combat héroïque de plus de quatre ans » des armées allemandes de la première guerre mondiale et même, en un curieux lapsus, « le diktat de paix de Versailles », il centrait sa plaidoirie sur la responsabilité éminente du traité de paix (6).
Le président : « Docteur Seidl, je vous ai déjà dit que le Tribunal ne vous entendra pas parler du Traité de Versailles pour savoir si c’était un document légal ou non, ou pour savoir s’il était juste ou injuste.Nous ne vous entendrons pas sur ce sujet. »Dr Seidl : « Dois-je inférer du point de vue du Tribunal qu’il ne m’est pas permis de parler des conséquences du Traité de Versailles, et tout particulièrement des conséquences qu’il a entraînées sur l’accroissement du parti national-socialiste et la prise du pouvoir par Adolf Hitler et les accusés ?
Le Président : « La justice et l’injustice du Traité de Versailles n’ont rien à voir avec les guerres d’agression allemandes. Cela n’a rien à voir avec les crimes de guerre reprochés aux accusés ; ce n’est donc pas pertinent et nous nous proposons de ne pas vous entendre maintenant. »
L’invocation du traité de Versailles était censée fournir à la défense des circonstances atténuantes ; la culpabilité pour les atrocités et l’ampleur des massacres dérivait de Versailles. Ainsi, les nazis présents sur les bancs des accusés, Herman Goering, Alfred Rosenberg, Hans Frank, Joachim von Ribbentrop, Ernst Kaltenbruner, Wilhelm Keitel, Rudolph Hess, Albert Speer et les autres auraient été en partie excusés. Il fallait à peine pousser le raisonnement pour penser que cette responsabilité serait partagée par les vainqueurs de Versailles, en somme les juges de 1946.
Ceux qui soutiennent avec conviction ou légèreté que le traité de Versailles est responsable de la solution finale en ayant amené Hitler au pouvoir — et qu’in fine, Auschwitz c’est la faute à Versailles — n’aimeront assurément pas savoir qu’ils répètent les arguments de la défense des nazis au procès de Nuremberg. Il serait pourtant temps de mesurer ce qu’on dit sur de tels sujets. Ce ne sont pas les raisons politiques anachroniques contemporaines — ménager les susceptibilités des Alliés d’aujourd’hui, faire du passé table rase pour un futur meilleur, ou bien seulement faire le malin — qui doivent guider nos appréciations du passé. Ce serait un bien mauvais calcul que de croire aider à la paix en ménageant les susceptibilités individuelles ou collectives d’aujourd’hui au prix de l’oubli des crimes individuels et collectifs d’hier. Sur un sujet aussi grave, il n’y a aucune place pour les accommodements mais seulement pour la vérité. Aussi dérangeante et accablante soit-elle.