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Austérité et prières dans les États nigérians

par Jean-Christophe Servant, 16 juin 2020
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Prière au Redemption Camp, Nigeria (17 mai) cc Adedotun Adegborioye.

Début avril, pour la première fois en vingt ans, la République fédérale du Nigeria sollicitait l’aide du Fonds monétaire international (FMI). La précédente intervention de l’institution de Bretton Woods dans le pays le plus peuplé du continent remontait à l’an I du retour de la démocratie : près de 789 000 dollars pour accompagner le programme de réformes néolibérales engagées par l’équipe du président Olusegun Obasanjo. Cette fois-ci, la Fédération, qui a réélu l’année dernière à sa tête Muhamud Buhari pour un deuxième mandat de quatre ans, a reçu une aide d’urgence de 3,4 milliards de dollars, destinée à « soutenir les efforts des autorités pour faire face aux graves répercussions économiques du choc Covid-19 et à la forte baisse des prix du pétrole ».

Lire aussi Sadek Boussena, « Pétrole, accord et désaccords », Le Monde diplomatique, juin 2020.

C’est le plus important prêt octroyé a un pays africain par le FMI dans le cadre de cette aide d’urgence. Celle-ci a été lancée alors que, souligne le FMI, « même avant l’épidémie de Covid-19, l’économie du Nigeria était confrontée à des vents contraires dus à la montée des vulnérabilités extérieures et à la baisse du PIB par habitant ». En convalescence, le plus grand producteur de pétrole brut du continent — une rente qui contribue indirectement à 60 % de son PIB — se remettait à peine de la récession de 2016. L’enveloppe attribuée par le FMI, via l’Instrument de financement rapide (IFR), doit être remboursée d’ici trois à cinq ans. L’octroi de ce prêt n’est assorti d’aucune conditionnalité, selon la ministre des finances nigériane Zainab Ahmed.

Le FMI, qui salue les mesures d’urgence prises par Abuja, appelle ses autorités à poursuivre leurs réformes, dont la libéralisation du régime de change, ainsi qu’à réaliser un audit indépendant sur les dépenses engagées pour contrer la crise. M. Buhari envisage de lever 3,5 milliards de dollars supplémentaires auprès d’autres institutions de développement, dont la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et la Banque islamique de développement. Ces promesses « ainsi qu’un début de reprise des prix du pétrole ont renforcé la confiance des investisseurs », selon Edwin Gutierrez, responsable londonien de la dette souveraine des marchés émergents chez Aberdeen Standard Investments. La plus importante économie du continent a également profité de l’effondrement des cours de l’or noir pour décréter la fin des subventions aux carburants, qui atteignent, selon les estimations, entre 500 et 2 milliards de dollars par an.

Le FMI, et ses douloureux souvenirs de plans d’ajustement structurels, tout comme les subventions pétrolières, dont le gel entraine automatiquement une hausse du prix de l’essence à la pompe, sont deux sujets hautement sensibles pour les Nigérians. Pour l’heure, ces annonces sont passées sans soulever d’opposition dans un pays qui semble actuellement plus occupé à prier qu’à manifester, face à des conditions « sociales et sociétales précaires [qui] ne feront qu’empirer », souligne le chercheur allemand Jochen Lusckscheiter pour la fondation Heinrich Boll. « Depuis 2015, poursuit-il, le taux de chômage est passé d’environ 8 % à plus de 23 % (…) Environ 55 % de tous les jeunes du pays sont soit sous-employés soit sans emploi. Ces difficultés sociales ont aggravé ou soutenu d’innombrables conflits sociaux au cours des dernières années. Le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays s’élève à plus de 2 millions. Ailleurs, le banditisme et les enlèvements contre rançon se sont imposés comme un modèle commercial, car il est de plus en plus impossible pour un nombre croissant de personnes de gagner leur vie par des moyens légaux. La pénurie déjà existante de ressources pour le pays et ses habitants sera soumise à davantage de pression dans les semaines à venir ».

Lire aussi Milan Rivié, « Jeu de dupes sur la dette des pays pauvres », Le Monde diplomatique, juin 2020.

Le gouvernement de M. Buhari doit aussi faire face à une autre bombe à retardement : le risque de défaut de certains des 36 États de la Fédération. « La propagation du Covid-19 transforme progressivement les défis budgétaires de nombreux États en cauchemars fiscaux, ces derniers ayant vu leurs ressources s’épuiser face à un service de la dette qui grève leurs budgets » souligne l’ONG Proshare Nigeria, spécialisée dans l’information économique et financière, dans son dernier rapport. Le pouvoir central redistribue vers sa périphérie une allocation mensuelle tirée des revenus pétroliers engrangés par le pays. Faute de ressources internes suffisantes, la majeure partie des gouvernorats dépendent de cette rétribution fédérale. Celle-ci couvre souvent jusqu’à 80 % de leurs dépenses publiques. Seuls l’État de Lagos, la capitale économique du pays, avec son PIB de 90 milliards de dollars, ainsi que les États pétroliers de Rivers et de Bayelsa, tirent plus de revenus internes que la « part du gâteau » octroyée par Abuja. Mais, comme les autres governorats nationaux, cela se fait au prix d’un endettement public qui ne cesse de grimper, alors que la redistribution fédérale, dépendante des cours du pétrole, s’apprête à être considérablement réduite. Pour assurer leurs missions régaliennes, couvrir les salaires de leurs fonctionnaires, assurer les pensions de leurs retraités, maintenir la sécurité, mais aussi payer leurs enseignants ou leur personnel de santé, les États ont multiplié les emprunts auprès de la Banque centrale nigériane, les banques commerciales du pays et les bailleurs bilatéraux et multilatéraux tels que la China Export-Import Bank, la Japan International Cooperation Agency (JICA), la KFW Development Bank, l’Agence française de développement ou la Banque mondiale…

<lireausssi55199>L’ensemble de la dette externe des États de la Fédération était de 23,6 milliards de dollars fin 2019. Pour régler les salaires en retard de leurs fonctionnaires, certains governorats s’acquittent désormais de taux d’intérêt de 25 %. Cette spirale de l’endettement est désormais accélérée par la chute spectaculaire des cours du brut provoquée par le blocage de l’économie mondiale. L’État nigerian à du baisser de 30 % son budget national 2020, entrainant en particulier une baisse du montant des redistributions fédérales. « Les écarts entre les recettes budgétaires et les dépenses récurrentes vont creuser de grands trous dans les stratégies budgétaires 2020 des États » poursuit Proshare Nigeria. « Le fédéralisme fiscal du Nigéria signifie que si les États font faillite le gouvernement fédéral, à court de liquidités, devra nettoyer le gâchis causé par des décennies de mauvaise gestion financière de la part de fonctionnaires égoïstes, souligne le chercheur britannique Matthew T. Page pour Chatham House. Les retombées de ces implosions fiscales infranationales pourraient aggraver la pauvreté, le chômage et l’insécurité, ainsi que dégrader les services publics et les infrastructures de base. Déjà considéré comme la “capitale mondiale de la pauvreté”, le Nigeria abrite environ 15 % des pauvres dans le monde, un chiffre qui devrait atteindre 30 % d’ici 2030. »

Coupes claires

Au tournant des années 1980, une génération de travailleurs nigérians — et en premier lieu ceux du service public — avait du subir les couperets des plans d’ajustement structurels, contribuant à l’effondrement de secteurs tels que celui de la santé ou de l’éducation. Quarante ans après, dans un pays qui ne comptait que 116 respirateurs artificiels avant l’irruption du Covid-19, voici leurs héritiers confrontés, du nord au sud de la Fédération, à de nouveaux programmes d’austérité. Dans l’État de Gombe, au nord-est du pays, les autorités locales, affiliées au Parti démocratique populaire (PDP), la formation d’opposition, ont annoncé la suspension de la loi de 2019 sur le salaire minimum. Promesse de campagne de Muhammed Buhari lors de sa réélection, promulguée en automne 2019, cette loi augmente de 18 000 à 30 000 nairas (44 à 72 euros) les salaires des travailleurs nigerians les moins payés du secteur formel employés par des entreprises publiques ou privées de plus de 25 salariés. Mêmes restrictions budgétaires dans l’État d’Adamawa, dirigé par un gouverneur membre du Congrès des progressistes (APC), le parti au pouvoir, ou dans celui du Plateau, également tenu par l’APC, dont le gouvernement a dû réduire le budget public de 40 % et les indemnités des membres de l’assemblée de l’État et des gouvernements locaux de plus de 50 %. Ces coupes franches visent parfois à maintenir les dépenses somptuaires de certains gouverneurs et assurer leurs relations clientélistes : l’État de Nassarawa, dans le centre-nord du Nigeria, où l’on ne ne compte aucun lit de réanimation, vient de voir son governorat acquérir 24 Toyotas Hilux pour les membres de son Assemblée.

Le seul État à avoir été aidé par Abuja est celui de Lagos. Endetté pour plus d’un milliard de dollars (soit environ 130 dollars par habitants), celui-ci a reçu un soutien de 10 milliards de nairas du gouvernement fédéral. Pour les autres, le ministère fédéral des finances, du budget et de la planification nationale s’est engagé avec la Banque centrale du Nigeria à ce que soit établi un moratoire sur la dette et les intérêts des prêts leur ayant été alloués. Le premier trimestre aura certes vu l’organisme chargé de la redistribution de la rente pétrolière, la Federation Accounts Allocation Committee (FAAC), reverser au territoire fédéral d’Abuja, aux États et 774 gouvernements locaux de la fédération un montant, jamais atteint depuis 2014 de 945 trillions de nairas, dont 669 milliards aux governorats. Mais le pire est à venir dans ce « pays d’avenir certes incontournable » mais « poudrière inflammable », d’après Sebastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

Selon les directives du Bureau de gestion de la dette nigérian (Debt Management Office) sur les emprunts, aucun État ne devrait être endetté pour plus de 50 % de ses revenus internes annuels. Pourtant, selon les statistiques fournies en 2018 par le Financial Reporting Council, tous ont spectaculairement franchi ce ratio. « Le Covid-19 et ses lourdes conséquences budgétaires diminueront encore la résilience déjà faible du Nigeria face aux menaces de la croissance démographique, l’aggravation de la pauvreté et les effets du changement climatique, avertit Matthew T. Page. « Il est possible que les “amortisseurs” du Nigeria — politiques, économiques et les caractéristiques sociales qui ont aidé le pays à se débrouiller — soient sur le point de subir leur test le plus difficile à ce jour »

Pour faire face aux menaces de défaut de paiement, le rapport de l’ONG Proshare Nigeria propose, dans le sillage des recommandations fédérales, d’intensifier et d’élargir les sources de revenus internes. Dans le sud-ouest du Nigeria, l’État agricole d’Osun, qui compte 3,5 millions d’habitants, est endetté pour plus de 95 millions de dollars, soit une augmentation de 2 592 % entre 2011 et 2017. Le gouvernement d’Edo a été en 2013 la première autorité du pays à émettre une obligation islamique (Sukuk), d’un montant de 62 millions de dollars. Celle-ci arrive à terme cette année. Proshare propose en particulier aux autorités locales d’Osogbo de développer… le tourisme religieux : « L’État d’Osun est connu pour avoir le plus grand nombre de collines dans le Sud-Ouest associées à une essence spirituelle et à un pouvoir prétendument efficaces. Les différents “Okes” appelés aimants pour les fidèles religieux en quête de communion avec Dieu, possèdent une valeur sous-jacente qui doit encore être explorée. (…) Le tourisme spirituel pourrait enflammer les flux de trésorerie bien au-delà des calculs conservateurs du passé »

Se réunir pour prier… L’ampleur des conséquences sanitaires du nouveau coronavirus n’est pas encore connue, et face à des « coronanomics » qui risquent d’élargir les disparités socio-économiques entre les États « utiles » du Sud-Ouest et du Sud-Est et ceux, sensibles, de la Middle Belt et du Nord, il ne semble pour l’heure rester que ce fragile réconfort pour une majeure partie des nigérians.

Jean-Christophe Servant

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