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Brèves Hebdo (9)

Avancer masqué

par Evelyne Pieiller, 8 mai 2020
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Henri Bacon. — « Théâtre de Dionysos », entre 1839 et 1912.

Il y aura eu de brefs mais intenses moments de pur burlesque dans la gestion politico-scientifique du déconfinement. On est redevable à l’infectiologue François Bricaire de l’un des sketches les plus réussis. Le professeur Bricaire, membre de l’Académie de médecine, sait reconnaître qu’« on se trompe souvent, surtout en infectiologie » (L’Express, 26 avril), et, début mars, considérait que le gouvernement prenait des dispositions « trop importantes », voire « excessives ». Mais il est patent que la souplesse d’esprit est une qualité intrinsèque des scientifiques, on a pu le remarquer avec un vif intérêt ces derniers mois, et apprécier les élégantes volte-faces de médecins regardant soudain avec les yeux de Chimène ce qu’ils contestaient âprement l’avant-veille. Hors de question bien sûr qu’on impute ces retournements à autre chose qu’à l’ignorance des potentialités de ce virus inédit, souvent revendiquée d’ailleurs avec une modestie de bon aloi par les experts prescripteurs (cf supra). Et donc, le professeur Bricaire, ancien médecin de garde à la Comédie-Française, a rendu le 30 avril au président de la République un rapport sur les conditions sanitaires de réouverture des lieux de spectacle. Un tantinet « excessif », peut-être. Mais seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, errare, etc. (cf supra).

Si deux chanteurs ne peuvent pas être aussi éloignés, pour cause de mise en scène déraisonnable, ils devront subir un test

Il y a un reproche qu’on ne pourra pas faire à ce rapport : celui de ne pas être inventif. Franchement, il en est même saisissant. Il faudra n’utiliser qu’un fauteuil sur trois, pour une disposition en quinconce. Spectateurs masqués. Distanciation sociale contrôlée sur le chemin des toilettes. Pas d’entracte, pas de buvette. Marquage au sol et « contrôle des flux ». Acteurs et musiciens devront se tenir à au moins un mètre les uns des autres. Si deux chanteurs ne peuvent pas être aussi éloignés, pour cause de mise en scène déraisonnable, ils devront subir un test (porteur, pas porteur ?), et avant chaque représentation, leur température sera vérifiée. On imagine la place qu’il faudra pour les chœurs, ou pour un orchestre symphonique, et on est surpris. Pas évident à diriger, de surcroît. De toutes façons, avec une salle vide aux trois quarts, il est probable qu’on se contenterait de récitals solos. Mais le plus enthousiasmant, ce sont les préconisations pour les instruments à vent. Pour éviter tout risque, il faudra une ventilation pour chaque instrument, afin de plaquer au sol (textuel) les célèbres gouttelettes potentiellement assassines, ou une cloison de plexiglas, derrière laquelle le musicien pourra s’adonner à son art de façon enfin inoffensive. C’est grand. On se demande de façon fugitive si Raymond Roussel aurait pu inventer mieux.

Lire aussi Philippe Pataud Célérier, « Notre-Dame : rentabiliser le passé », Le Monde diplomatique, mai 2020.

Mais le plus décoiffant, c’est peut-être bien que ce rapport ait été commandé par le groupe Audiens, qui couvre la majeure partie de la protection sociale des professionnels du spectacle et des médias : retraite complémentaire, santé, prévoyance, épargne, le 1 % logement et l’action sociale. On n’ose craindre que la « prévoyance » et la mutuelle soient dépendantes de l’application de ces prescriptions. Mais d’un autre côté, pourquoi Audiens aurait-il initié ce rapport ? Les directeurs de salle et les artistes pour l’essentiel ont oscillé entre l’incrédulité et l’incrédulité. Et refusé d’envisager la chose. De temps en temps, on y repense, et on pouffe. On y repense deux fois, et on frémit.

 Soyez démagogue, il en restera toujours quelque chose…

M. Emmanuel Macron a donc semble-t-il accepté le principe de « l’année blanche », réclamée par la CGT-spectacles et par la Coordination des intermittents et des précaires, dont il n’y avait aucun représentant parmi ses invités. Comme il le formule avec un tact touchant, « on va vous donner des heures pour créer ». Et qu’est-ce qu’on dit ? Merci ! C’est trop gentil ! Le tranquille mépris présidentiel n’est pas sans rappeler le Dictionnaire des idées reçues, de Gustave Flaubert. « Artistes : ce qu’ils font ne peut s’appeler travailler ». Précisément, on leur « donne des heures », mais on va quand même les mettre au turbin, en les incitant à participer à « un été apprenant et culturel » (apprenant, what does it mean ? instructif ? pour qui, en quoi ?), autrement dit en faisant de l’animation auprès « des millions d’enfants, d’ados, notamment dans les quartiers populaires, les Français binationaux ou issus de l’immigration qui ne pourront pas partir en vacances ». Ça se paie, quoi, l’année blanche. Il va falloir enfin servir à quelque chose. La franchise est émouvante. L’art, les artistes ? Il ne faut pas les froisser, ceux-là, quand ils sont célèbres, ils ont des tribunes, ils peuvent être embarrassants, surtout dans un pays qui n’arrête pas de clamer son amour de la culture. Mais quand même. On va enfin les rendre « utiles ». Pas les signataires de tribunes. Non, les « indemnisés ». Soyez démagogue, il en restera toujours quelque chose… Qu’il en oublie dans la foulée que « l’animation culturelle », ça existe en soi, qu’il y a des gens formés pour ce travail, et que les associations qui en sont souvent chargées ont vu leurs subventions diminuer avec régularité, c’est logique. Parce que, franchement, tout ça, quelle importance ?

Evelyne Pieiller

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