Proposer une rétrospective d’Ettore Scola (1931–2016) au 45e festival du cinéma méditerranéen de Montpellier (Cinemed) — qui se tenait du 20 au 28 octobre, c’est inviter à revenir sur un temps béni du septième art italien et faire percevoir que les plus grands scénaristes transalpins de l’après-guerre ont d’abord fait leurs armes dans des revues satiriques : le Bertoldo pour Cesare Zavattini (le scénariste des plus grands films de Vittorio de Sica) et surtout le Marc’Aurelio, extraordinaire repaire d’intellectuels et de caricaturistes à l’humour aussi fin que surréaliste — et naturellement souvent polémique. « Mon père lisait le Marc’Aurelio à son grand-père aveugle, ainsi que nous le montrons dans Qu’il est étrange de s’appeler Federico (2013), relate Silvia, une des filles d’Ettore Scola. Au début, mon père ne voulait pas faire ce film, et puis, à force de nous raconter Fellini, à nous et à ses petits-enfants, nous avons fini par le persuader que nous avions déjà assez de matière pour en faire un docu-fiction ».
Dans ce long-métrage, son dernier, on voit Ettore Scola, alors en première au lycée, pousser la porte du Marc’Aurelio pour y proposer ses dessins, à seize ans, imitant son aîné Federico Fellini, qui avait eu la même démarche neuf ans auparavant. Ni Scola ni Fellini ne savent alors que cette revue née à Rome en 1931 en pleine période fasciste, va devenir la pépinière du cinéma italien d’après-guerre. Les auteurs les plus prolifiques d’alors se nomment Vittorio Metz et Marcello Marchesi, pour qui les jeunes Fellini et Scola jouent un temps les ghost writers (en ajoutant notamment des gags aux films de Totò, le génial acteur comique napolitain), avant que Scola ne devienne le prête-plume de deux autres piliers du Marc’Aurelio, qui signent du pseudonyme Age-Scarpelli, précurseurs de la comédie à l’italienne (dont Scola sera ensuite la figure de proue, dans les années mille neuf cent soixante-dix), et que Fellini ne rencontre Roberto Rossellini et co-écrive avec lui Rome ville ouverte et Païsa, deux œuvres qui marquent la naissance d’un autre important courant de la période post-fasciste, le néoréalisme.
Fellini et Scola se recroisent durant leurs carrières — de cinéastes cette fois, notamment quand Scola parvient à convaincre Fellini d’interpréter son propre rôle dans Nous nous sommes tant aimés (1974, co-écrit avec Age-Scarpelli), où une séquence met en abîme le tournage de la célèbre scène de la fontaine de Trévi de La Dolce vita. Scola a souffert d’un déficit de reconnaissance critique, si on compare aux Fellini, Rossellini, Visconti, De Sica, qui persiste aujourd’hui. « Ettore Scola fait partie de l’histoire du cinéma, tranche Fanny Ardant, qui a tourné avec lui La Famille (1987) et Le Dîner (1998). Comme dans la littérature chacun a sa préférence : il y a celui qui préfère Balzac à Stendhal, mais les deux écrivains restent des “maestros”. Personne n’a oublié les films d’Ettore Scola et ses personnages, ses dialogues, ses émotions. » Leoluca Orlando, ex-maire de Palerme (1) et président du Cinemed depuis 2019 estime pour sa part que « la comédie à l’italienne a toujours été considérée comme un genre mineur, et donc Ettore Scola a souffert du regard que la critique portait sur ce genre. Mais laissez passer deux mille ans, et vous verrez que l’on parlera autant de Scola que de Plaute ».
Nous voilà renvoyés aux origines du théâtre et à la comédie, petite sœur suspecte de la tragédie, qui ose montrer les travers de ses contemporains et parfois se moquer des puissants. Plaute (2) (né en 254 av. J.-C en Ombrie), un des auteurs comiques latins les plus connus, tirait lui-même de la Nouvelle comédie grecque et de Ménandre (353 av. J.-C.) les bases de son art : montrer les mœurs de la vie quotidienne, et non des personnages de la grande histoire ou de la mythologie. Scola excelle dans ce domaine — il faut revoir Affreux, sales et méchants (1976) — et respecte souvent l’unité de lieu et de temps chère aux classiques : « Les règles d’or du théâtre, abonde Fanny Ardant. On saisit la réalité sur le vif, on assiste au déroulement de l’histoire, au déploiement de l’émotion des personnages comme une mise en abîme de la mise en scène ». Il en joue avec bonheur dans La Terrasse, Le Dîner, La famille, Le Bal — et l’essentiel de La nuit de Varennes, dont l’action se déroule le plus souvent dans un carrosse. « La dispersion dans l’espace ne m’intéresse pas et même, me dérange, expliquait-il (3). Cette claustrophilie me permet d’être au plus près des émotions, des sentiments, des pensées, des souffrances, de mes personnages, c’est ça qui me semble le plus important. Dans La famille, quand ils sortent de l’appartement pour des raisons diverses, j’attends qu’ils reviennent dans l’appartement pour recommencer à les filmer ».
Une journée particulière se déroule ainsi, intégralement entre quatre murs, en un jour de mai 1938, à l’orée d’un second conflit mondial. Scola y intègre une idée originale : contrairement à Fellini, qui voyait en Marcello Mastroiani un alter ego (il lui demandait de faire du sport et des cures amaigrissantes auxquelles lui-même ne se soumettait jamais…), il offre au sexe-symbole italien un rôle d’homosexuel déchu de son emploi à cause de son homosexualité, et qui risque d’être déporté aux confins du pays. Sophia Loren, son homologue féminin, habituée aux rôles de femmes flamboyantes, doit incarner une ménagère esclave des tâches de la maison, tandis que son mari et ses six enfants sont allés voir Mussolini accueillir Hitler à Rome. « Ça a été difficile au début, raconte Silvia Scola. Les deux premières semaines, Sophia se maquillait en cachette et n’arrivait pas à entrer dans le rôle d’Antonietta. Mon père et elle ont eu une discussion franche, et elle a fini par incarner magnifiquement cette femme soumise, malheureuse, loin de ce qu’elle jouait jusque-là ».
Dans Le Ravi (1971), déjà, Scola avait utilisé Mastroiani à contre-emploi, le peignant en ouvrier naïf, imbécile heureux, émigré aux États-Unis. Un film foutraque, expérimental, déconcertant, qui montrait la confiance que l’acteur devait avoir pour son réalisateur, à l’image d’un Vittorio Gassman, qui sept ans plus tôt poussait Scola à passer derrière la caméra pour Parlons femmes (1964) — Scola n’en était alors que le co-scénariste, avec Ruggero Maccari (autre auteur du Marc’Aurelio). « Dès le début, les grands acteurs sont là, avec lui, et le soutiennent », remarque Christophe Leparc, le directeur du Cinemed. Dans La Terrasse (1980), ils ont (presque) tous répondu présent : Vittorio Gassman, Mastroiani, Serge Reggiani, Ugo Tognazzi, Stefania Sandrelli, Jean – Louis Trintignant (l’étudiant timide du Le Fanfaron, au scénario signé Scola), dont l’époustouflant numéro de scénariste harcelé par son producteur (Tognazzi) qui lui enjoint de le « faire rire », mérite à lui seul d’être revu. Ne manque qu’Alberto Sordi, avec qui Scola a tourné La plus belle soirée de ma vie (1972) et Les Nouveaux Monstres (1978). Qu’à cela ne tienne : il lui offrira un très touchant dernier rôle dans Le roman d’un jeune homme pauvre (1995). « Il aimait s’entourer d’amis, raconte Silvia, sa fille. Il disait : avec un ami, un regard suffit à se comprendre. Et puis comme on passe plusieurs mois ensemble, c’est important de partager le point de vue, la bonne entente ». Lui qui se définissait comme un « vieux communiste » s’est prêté toute sa vie, après ses débuts au Marc’Aurelio, au jeu des réalisations collectives, comme sur le film L’addio a Berlinguer (1984) (4), un film qui retrace la vie du grand leader communiste mort cette année-là. Il réitère avec une partie de ce collectif pour un documentaire, Genova per noi (2001), à l’occasion du G8 organisé à Gênes, où les réalisateurs tentèrent de donner un autre éclairage que celui des médias — souvent la propriété de Silvio Berlusconi, l’hôte du sommet — sur la violence policière qui s’est alors abattue sur les altermondialistes. « Ettore Scola était un humaniste, se souvient Fanny Ardant. Il avait de fortes convictions politiques qu’il mettait en pratique. Il était cohérent. Il avait cette intelligence rapide sur la vie, doublée d’une ironie brillante, qui donnaient à ses films une force incroyable d’émotion ».
Liste des films d’Ettore Scola programmés au 45 e Cinemed : Qu’il est étrange de s’appeler Federico (2013) ; Gente di Roma (2003) ; Concurrence déloyale (2001) ; Le Dîner (1998) ; Le Roman d’un jeune homme pauvre (1995) ; Le Voyage du capitaine Fracasse (1991) ; Quelle heure est-il ? (1990) ; Splendor (1989) ; La Famille (1986) ; Macaroni (1985) ; Le Bal (1983) ; La Nuit de Varennes (1982) ; Passion d’amour (1981) ; La Terrasse (1980) ; Les Nouveaux monstres (1978) ; Une journée particulière (1977) ; Affreux, sales et méchants (1976) ; Nous nous sommes tant aimés (1974) ; Le ravi (1971) ; Drame de la jalousie (1969) ; Il commissario Pepe (1969) ; Nos héros réussiront-ils à retrouver leur ami mystérieusement disparu en Afrique ? (1968) ; Parlons femmes (1964).