Le sommet des chefs d’État sahéliens et français à Nouakchott (Mauritanie), le 30 juin dernier, a constaté en effet les progrès de la force conjointe du G5 Sahel, six mois après une précédente réunion le 13 janvier 2020 à Pau (France), où l’exécutif français avait sommé les chefs d’État africains concernés de renouveler publiquement leur intérêt pour l’appui sécuritaire fourni par la France et d’accepter, surtout, de s’impliquer plus activement dans la défense de cette intervention auprès de leurs opinions publiques, ainsi que dans l’action militaire sur le terrain.
Lire aussi Boubacar Boris Diop, « Après la pandémie, le réveil de l’Afrique ? », Le Monde diplomatique, juillet 2020.
Pour faire bonne mesure, Paris avait décidé de déployer provisoirement un renfort de 600 hommes, prélevés notamment sur les réserves stationnées en Côte d’Ivoire, afin de concentrer les efforts sur la zone du Liptako-Gourma, dite des « trois frontières », aux confins du Mali, du Niger, et du Burkina Faso.
Coté africain, après avoir (mal) digéré la « convocation » à Pau — une ville de garnison militaire dans le sud de la France — ainsi que les exigences, voire la condescendance, françaises, on déplorait surtout les promesses non tenues de financement de la force militaire conjointe, et on se plaignait — comme Ismaël Ould Cheikh Ahmed, ministre des affaires étrangères de Mauritanie — de « devoir faire face à tous les chocs en même temps » : climatique (avec le déficit pluviométrique), sécuritaire (avec le terrorisme), économique (avec la fonte des prix à l’exportation, doublée de la crise supplémentaire générée par le Covid-19).
Rapport inversé ?
Cinq mois plus tard, à l’approche du rendez-vous du 29 juin en Mauritanie, l’atmosphère avait visiblement changé, puisque l’Élysée se félicitait par avance du « regain de combativité et de l’effort capacitaire » de ses partenaires, et de « l’amélioration de la coordination entre “Barkhane” (1) et les forces sahéliennes qui a permis une concentration des efforts et des gains territoriaux ».
Sur place, à Nouakchott, le 30 juin, le président Emmanuel Macron a pu à nouveau saluer des « résultats spectaculaires », affirmer que « le rapport de forces s’est inversé dans la zone des trois frontières » , et se réjouir que la « coalition soit en place », avec en outre des progrès dans « l’européanisation » de l’action internationale au Sahel.
Les Français se sentaient en effet de plus en plus seuls sur un théâtre où ils considèrent agir au profit de la sécurité des pays de la zone, mais aussi de l’ensemble du continent européen, voire du monde occidental, or :
• le président Trump menace depuis deux ans de se retirer de la région (et notamment du Niger, où il vient pourtant de faire aménager une nouvelle base pour ses drones armés), ce qui priverait l’armée française de la moitié environ de ses renseignements (qui ont notamment permis aux forces spéciales françaises d’éliminer au début du mois dernier Abdelmalek Droukdel, le chef d’Al-Qaida au Maghreb) ;
• depuis plus de cinq ans, plusieurs pays de l’Union européenne (UE), notamment l’Allemagne et l’Espagne, assurent — à travers une mission baptisée EUTM — la formation des bataillons de la nouvelle armée malienne, mais les résultats ne sont pas toujours probants, et les entraînements d’ailleurs suspendus en raison de l’épidémie du Covid ;
• le soutien le plus efficace sur le terrain est prodigué par le Royaume-Uni, un pays qui n’est plus membre de l’Union, mais qui déploie depuis deux ans une unité d’hélicoptères de transport lourd Chinook, particulièrement précieuse sur ces terrains très extensifs ;
• et alors qu’aucun soldat d’un pays membre de l’UE ne combat pour le moment aux côtés des soldats de Barkhane, la « force Tabuka » — imaginée fin 2019 par Paris comme un renfort de « forces spéciales » européennes, destinées à accompagner des forces africaines sur le terrain et à prendre le relais des renforts envoyés ces derniers mois par la France — se constitue avec l’habituelle langueur européenne : une première ébauche, le mois prochain, ne sera constituée que d’une centaine de soldats… français, appuyés par quelques dizaines … d’Estoniens !
Yeux fermés
Lire aussi Fanny Pigeaud, « Présence française en Afrique, le ras-le-bol », Le Monde diplomatique, mars 2020.
L’avenir s’annonce plus encourageant pour l’an prochain : une participation de forces spéciales suédoise et tchèque est attendue pour janvier ; l’armée grecque a également manifesté son intérêt, et des discussions sont en cours avec les Belges et les Italiens. L’objectif à terme est la constitution d’une force d’un demi-millier d’hommes, commandée par un état-major spécifique.
À Nouakchott, Emmanuel Macron a pu déclarer que « quand la France s’engage, l’Europe agit à ses côtés ». Et de s’enthousiasmer : « La victoire est possible au Sahel. Elle est déterminante pour l’équilibre en Afrique et en Europe ». Il est vrai que le président français était accompagné, côté européen, du chef du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez — tandis que Charles Michel, le président du Conseil européen, Angela Merkel, la chancelière allemande, et Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, participaient à ce sommet en téléconférence.
On était loin de l’ambiance délétère du début d’année, lorsque — travaillée par certains leaders religieux, notamment au Mali — une partie de l’opinion africaine, spécialement dans les capitales, accusait l’armée française de tous les maux :
• complicité avec les groupes indépendantistes touareg ;
• volonté de faire durer le conflit, pour justifier une occupation militaire permanente ;
• présence surtout motivée par la protection de gisements de matières premières (uranium, or) ;
• débordements de certains de ses militaires (notamment des légionnaires) ;
• discrétion sur les exactions de certaines unités des armées de la région, avec lesquels les Français combattent.
« Nous devons être exemplaires », a assuré à ce sujet le président Macron à Nouakchott, alors que les organisations non gouvernementales (ONG) s’étonnaient jusqu’ici du silence officiel sur les représailles violentes exercées par certains militaires du G5 à l’encontre de certaines communautés villageoises. Le numéro un français a affirmé que des enquêtes sont en cours : « Le Sahel ne doit pas être plongé dans un cycle de violence inter-communautaires… Les populations peules ne sont l’ennemi de personne… Il faut enrayer tous les amalgames… », a-t-il lancé au cours de ce sommet.
Le 2 juillet dans le centre du Mali, près de la frontière du Burkina Faso, une attaque de villages dogons a fait au moins quarante morts civils et militaires. Moins d’une semaine plus tard, l’ONG Human Rights Watch révélait la présence de 180 cadavres dans des fosses près de la ville de Djibo, au Nord du Burkina, victimes d’exécutions extrajudiciaires commises en mars dernier.
Blanc-seing
Lire aussi Rémi Carayol, « Les milices prolifèrent au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, mai 2020.
En attendant que ces vertueuses résolutions entrent dans les faits, il n’a pas manqué de voix au sein de la « société civile », dans les pays du Sahel, pour appeler à un déplacement des curseurs :
• « La lutte contre le terrorisme ne peut être l’unique horizon de la coalition internationale pour le Sahel », plaident les partisans de la création d’ une
« coalition citoyenne pour le Sahel » ;
• « On n’a pas vaincu les terroristes, et on a créé des problèmes avec le soupçon et la perte de confiance entre les communautés et l’État » (Abas Mallam, secrétaire général du Réseau nigérien pour la gestion non violente des conflits) ;
• Il faut « consulter les communautés censées être protégées par les forces de sécurité » (Drissa Traore, coordinateur national de l’Association malienne des droits de l’homme) ;
• Il convient « d’élargir la notion de sécurité pour impliquer les populations locales dans la gestion de cette crise », pense Victor Ouedraogo, directeur du centre diocésain de communication de Ouahigouya, au nord du Burkina Faso ;
• Tout en invitant à se garder des amalgames (« Tous les soldats ne se rendent pas coupables d’exactions »), Niagalé Bagayoko, présidente de l’Africa security network d’Accra, critique la coopération militaire française qui « en cinquante ans a donné si peu de résultats au niveau opérationnel et dans le respect des droits de l’homme », et dont le silence sur les violences exercées par certains militaires africains sur les communautés villageoises « peut être interprété comme un blanc-seing à l’impunité. »
Racines locales
Pour Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, l’engagement français au Sahel est déjà une « guerre perdue », titre d’un livre paru cette année (2). Pour lui, l’enracinement des mouvements djihadistes est lié à des logiques locales de protection et de survie, et non d’abord à des motivations religieuses. Il constate « l’autisme » de la classe politique dirigeante française, la crise du Sahel étant « quasi-systématiquement appréhendée en termes de terrorisme et non d’insurrection », et le djihadisme « largement perçu comme une menace globale et importée du monde arabe, ce qui permet (…) de nier les racines locales des affrontements et d’occulter leur dimension politique », alors que « les problèmes de justice sont pourtant au cœur de la question du djihadisme ».
Cette rhétorique de la « guerre contre le terrorisme » conduit à des « erreurs stratégiques ». Elle permet certes, selon ce chercheur, de mobiliser la communauté internationale : « Le défi djihadiste au Sahel doit absolument être global pour justifier des interventions militaires ». Mais a pour effet aussi de « légitimer la mise en place de régimes d’exception qui violent l’État de droit », l’impunité accordée aux forces de répression épaulées par Barkhane étant un puissant carburant pour le recrutement des mouvements djihadistes, qui se présentent comme des résistants à l’occupation.
Une impunité qui contribuerait aussi à entraver les possibilités de reprise d’un dialogue politique, comme celui qu’avait entamé en début d’année en sous-main, avec certains chefs de guerre, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta, en même temps que son armée reprenait prudemment pied à Kidal, au nord du pays, cinq ans après la signature de l’accord d’Alger.
Stratégie des scalps
On est bien conscient, à la tête des États du G5 comme côté français, du fait que la « stratégie des scalps » — la guerre menée depuis 2013 contre les groupes armés de diverses appartenances — si elle endigue la menace, ne pourra jamais ramener sécurité et développement dans ces confins sahéliens (3). Que « c’est en brousse que tout se joue » — titre d’une tribune d’Olivier de Sardan dans Jeune Afrique, le 23 février 2020 : la « stratégie d’ancrage » des djihadistes du Sahel, qui utilisent le « vide d’État » dans les campagnes, leur permet « d’acquérir une hégémonie rampante sans assumer de souveraineté officielle » : un enracinement dangereux, qui ne laisse en principe d’autre choix aux gouvernements, à leurs armées et à leurs alliés, que de trouver les moyens en hommes et en équipements de ramener les services de base dans les brousses, regagner la confiance, protéger les populations. « Mais, s’interrogeait Sardan en sont-ils capables ? »
Lire aussi Philippe Leymarie, « G5 Sahel, une coopération régionale pour s’émanciper de la France », Le Monde diplomatique, juillet 2018.
Les participants au sommet de Nouackchott, le 30 juin, ont voulu y croire. Emmanuel Macron, qui avait fait le voyage, a évoqué une « lutte contre le terrorisme et pour le développement ». L’Alliance pour le Sahel, réceptacle de crédits et de projets visant à aider au retour de l’État, de l’administration et des services publics dans les zones actuellement délaissées, a été relancée, l’Espagne — représentée dans la capitale mauritanienne par le président de son gouvernement, Pedro Sanchez — acceptant d’y jouer un rôle central. Le tout est chapeauté par la « Coalition pour le Sahel » censée rassembler les pays du G5, bien sûr, et la force Barkhane, mais aussi les pays partenaires notamment européens, et le pilier civil que constitue l’Alliance Sahel. Le tout malgré un grand voisin, absent comme toujours : l’Algérie. Et une grande menace, chaque jour plus inquiétante : la Libye déchirée.