
On appelle « amphibologie » une ambiguïté d’origine grammaticale, le plus souvent liée à une incertitude portant sur le découpage syntagmatique. Par exemple : « J’ai vu un chien en vélo » – qu’on peut lire soit comme « [j’ai vu un chien] + [en vélo] », ou bien « [J’ai vu] + [un chien en vélo] ». Un autre exemple : « Ces protagonistes, je ne les connais pas, ma femme non plus ». C’est François Bayrou qui parle. Comment découper ? Pour le chien en vélo, on tranchait assez rapidement. Ici, c’est moins clair, c’est du moins ce que suggère un tweet après que Bayrou a nié, avec le talent qu’on sait, avoir jamais entendu parler de quoi que ce soit à Bétharram alors que sa femme y donnait des cours de catéchisme : « Je ne connais pas cette Elisabeth Bayrou, je ne savais même pas que j’étais marié ». On en est là. À un stade où « Je ne connais pas cette Elisabeth Bayrou » est un prolongement cohérent de la kyrielle invraisemblable de mensonges qui précède.
Lire aussi Serge Halimi, « Fin de règne chaotique pour le président français », Le Monde diplomatique, janvier 2025.
Bayrou donc, et tous les autres à sa suite. À commencer par le petit personnel politique, chargé d’aller défendre l’indéfendable, de nier ou de faire diversion, visiblement sans avoir le moindre scrupule à propos de ce dont ils divertissent. Une mention spéciale, comme d’habitude, pour Elisabeth Borne, qui, sortie après sortie, fait la démonstration d’une humanité à réconforter une porte de garage. Un accessit également pour Juliette Meadel qui voit, elle, la marque indubitable de Trump et Musk dans toute cette affaire – avec probablement la bénédiction de Conspiracy Watch. Tous les autres entonnent « l’instrumentalisation ». Les plus endurcis comme Stéphane Vojetta n’hésitent pas à parler de « pseudo-scandale » – en même temps, c’est la macronie…
Vient ensuite la piétaille journalistique. En rangs serrés. Comme un service intégré de porte-parolat et d’avocat, mais démultiplié. Pas un éditorialiste qui ne se mette en devoir de scrupuleusement régurgiter la bouillie gouvernementale. Il n’est donc question que de LFI et de Mediapart. Il n’y a pas d’affaire Bayrou, juste un cas bien regrettable d’abus sur des enfants, et puis des menées oppositionnelles malveillantes – le vrai scandale si l’on y pense. Toutes les chaînes d’information continue confirment leur vocation combinée d’officines gouvernementales (tant que c’est la droite au gouvernement, bien sûr) et d’égout à ciel ouvert. À peine sortie de la riviera de Gaza, France Info, décidément très en vue en ce moment, se distingue à nouveau. Renaud Dély ne fait pas un « éditorial », il lit un communiqué – mais avec sincérité. « S’il avait su, Bayrou n’aurait jamais placé ses propres enfants à Bétharram ». Il doit être le quinzième à répéter le même élément. « Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une affaire Bayrou ? » questionne le préposé de service aux relances. « Non, non, Benjamin », bien sûr que non. On ne pourra donc pas dire qu’on ne savait pas que Bayrou ne savait pas.
Ni Renaud Dély, ni aucun de ceux qui avant lui avaient mâchonné à l’identique l’argument supposément définitif de « ses propres enfants », n’aura sans doute à l’idée la facilité avec laquelle la « preuve d’innocence » peut se retourner en son exact contraire. Que Bayrou ait placé, puis maintenu, sa progéniture dans l’enfer de Bétharram ne prouve rien d’autre que le traitement de faveur dont étaient assurés les gosses de bourgeois. « Les enfants des familles aisées étaient mis à part et protégés », témoigne un ancien élève, qui parle de « tortures physiques et mentales » tout autant que de « violences sexuelles » – pour lui et les autres, qui n’en étaient pas. C’est pourquoi, les enfants de la bourgeoisie protégés, la bourgeoisie peut défendre inconditionnellement les institutions de la bourgeoisie.
De toute façon, ça n’est plus une simple enquête qu’a produite Mediapart : c’est une démonstration, accablante, et surtout irréfutable. Dans n’importe quel pays à minimum de prétention démocratique, l’extravagante grossièreté du mensonge et du déni de Bayrou aurait conduit à sa démission au soir de la première séance des questions au gouvernement. Pourquoi Bayrou est-il encore là ? Parce que la clique des éditorialistes, ambianceurs officiels du pays, en a décidé ainsi. Unanimes. Pas un des éditorialistes n’a éditorialisé pour exiger l’évidence, pas un n’a éditorialisé autrement que pour écarter l’évidence. Qu’il n’est pas admissible qu’un notable politique ayant couvert en toute connaissance de cause un scandale, une honte, de ce calibre, demeure à son poste. Le Monde de Xavier Niel, n’y est allé de son bout d’enquête que pour l’abandonner dans les sables, sans en tirer la moindre conséquence politique substantielle – sans doute au nom de la « stabilité » à préserver, comme pour tout le reste. Une fois de plus, la bourgeoisie protège la bourgeoisie.
Il y a moins d’un an, Libé, pour une fois à la hauteur, avait également publié une enquête, considérable, effarante elle aussi, sur « l’affaire de la rue du Bac », terrifiant récit d’Inès Chatin, offerte au viol de 4 à 13 ans par son beau-père à ses « amis » – le gratin du VIIe arrondissement. On y retrouve Claude Imbert, fondateur et directeur du Point, Jean-François Revel, éditorialiste au même, membre de l’Académie française. Quelle couverture cette affaire a-t-elle reçue ? Inexistante ou presque – pas un article dans Le Monde. La bourgeoisie protège la bourgeoisie.
La classe qui s’autorise
Quel est le premier caractère moral de la bourgeoisie ? Elle est la classe qui s’autorise. Et qui est prête à tout pour maintenir ses autorisations. Tout lui est permis. Y compris d’imposer le silence autour de ses autorisations. On ne comprend que par la socialisation des bourgeois de pouvoir entre eux ce mouvement spontané, quasiment réflexe, de leur protection mutuelle, protection d’une sorte de droit naturel, et naturellement intouchable. Quand l’éditorialisme indistinct France-Info/BFM/LCI/etc. exige qu’il n’y ait pas d’affaire Bayrou, il signifie une solidarité de fer – une solidarité de classe.
Lire aussi Alain Deneault, « Le vrai visage de l’extrême centre », Le Monde diplomatique, novembre 2024.
Sans doute pas la classe au sens sociologique du terme, mais au moins sa restriction à la bourgeoisie de pouvoir, celle qui accapare tous les lieux institutionnels, politiques, économiques, symboliques, depuis lesquels elle se tient prête à tout pour protéger un ordre auquel elle adhère fanatiquement. C’est bien pourquoi il n’est pas une de ses interventions de police qui n’ait pour filigrane la mission de détruire toute force politique identifiée comme une menace. Quiconque échappe à sa haine écumante s’identifie par le fait comme un de ses collaborateurs objectifs – « socialistes », « communistes », écologistes, ruffinistes : assurances de la tranquillité bourgeoise, qui sait de connaissance très sûre n’avoir rien à craindre d’eux.
C’est pourquoi également les menaces de mort explicites contre des députés LFI, l’agression policière de l’un d’entre eux, tutoiement raciste à la bouche et taser à la main, les cris à la déchéance de la nationalité pour une députée européenne qui rappelle le droit international dit par une résolution de l’ONU, toutes ces choses dont le centième déclencherait une tempête éditoriale si elles touchaient un cheveu d’un bourgeois de pouvoir, ne connaissent aucune suite, aucun relais, aucune indignation : normales. Insignifiantes. Et puisqu’on en est aux expériences de pensée, il faut imaginer Bétharram avec, au hasard, Mathilde Panot première ministre, et puis, tiens, un établissement musulman. Il faut imaginer.
Racisme sans limite (une autorisation bourgeoise)
Un établissement musulman. Dans un mélange paradoxal de sens stratégique très sûr et de complète irréflexion, la bourgeoisie de pouvoir s’est réorganisée autour de sa nouvelle valeur directrice : le racisme anti-Arabe. Dont Gaza aura été un révélateur surpuissant, le lieu où se sera manifestée, acharnée comme nulle part ailleurs, l’intention de détruire – toute force politique osant exprimer sa réprobation du crime contre l’humanité et sa solidarité au peuple supplicié. C’est qu’avec le signifiant « Gaza » vient aussitôt son double, inarticulable : « Arabe », et que, « Arabe » est devenu, comme jadis « Juif », l’Instrument de la conservation du pouvoir bourgeois. Alors, confluence du racisme viscéral et du racisme opportuniste, c’est une folle exultation qui s’empare de la bourgeoisie de pouvoir, pour dire d’un seul ensemble toutes ses haines.
La passion raciste de la bourgeoisie est devenue si entière, si intransigeante que même ses fils jadis talentueux, elle les reniera pour peu qu’ils ne consentent pas à s’y adonner. Pour avoir rappelé la simple vérité historique de la colonisation en Algérie, Jean-Michel Apathie s’est mis au ban. Et c’est comme un protocole expérimental, un dispositif à mesurer la rage. Qu’est-ce que ça peut faire dire, jusqu’où ça peut aller, quel degré d’ignorance volontaire ça peut atteindre, la rage raciste ? Car bien sûr, toute l’historiographie confirme l’idée d’Apathie. Mais en matière d’histoire, la bourgeoisie est platiste – la rage raciste de la bourgeoisie est une rage de ne pas savoir. Solidarité avec Jean-Michel Apathie pour l’Algérie, solidarité avec Dominique de Villepin pour la Palestine – dans quel univers parallèle faut-il être passé pour se voir écrire des choses pareilles (parce qu’on n’oublie pas non plus l’historique des deux « héros ») ?
Si donc il fallait un indice de plus de l’effondrement moral de la bourgeoisie, le voilà. Qu’un point de racisme ouvert, désormais parvenu au stade éructant, et même dégueulant, soit ainsi devenu le principe de son remaniement stratégique est une donnée offerte au commentaire politique, ou plutôt au commentaire politique futur de l’absence de commentaire politique présent. Qui a pourtant sous les yeux tous les éléments d’une « récidive » fasciste, pour parler comme Michaël Fœssel, mais n’en nomme aucun, ni encore moins la totalité qu’ils composent. C’est que le commentaire politique présent est devenu une partie du problème qu’il aurait normalement à commenter.
Les zones d’intérêt
Il devrait aller sans dire (et mieux en le disant) qu’attraper la bourgeoisie par son effondrement moral n’est pas livrer une explication morale de la situation présente. Comme tous les autres faits sociaux, les faits de moralité s’offrent à des explications non-moralistes. Que la classe dominante soit la classe qui s’autorise est une propriété attachée à sa position dans la structure sociale – dominante, précisément. Le degré (d’impudence) auquel s’expriment ses autorisations est réglé par l’état de cette structure, et par sa conjoncture. Quand la structure connait cette déformation vite résumée par le mot « mondialisation néolibérale », par quoi le capital a acquis le pouvoir de tout s’autoriser, alors logiquement la bourgeoisie commence à tout s’autoriser. Et lorsque cette structure, œuvrant pour le pire, se rapproche elle-même de ses points de crise, alors l’exaspération des autorisations se double d’un déni violent des autorisations. En conséquence, Bétharram n’existe pas comme mise en cause directe de Bayrou, ni l’affaire de la rue du Bac comme celle de grands bourgeois médiatiques – ni le tourbillon de corruptions qu’est devenu le macronisme.
Que la bourgeoisie soit la classe qui s’autorise, c’est La Zone d’intérêt, le film de Jonathan Glazer, qui l’aura le mieux montré – à quel degré d’intentionnalité, c’est une question qui demeure peut-être ouverte. Car s’il entre à l’évidence dans son propos de nous montrer le parallèle entre la forme du génocide et celle du déploiement capitaliste, forme de la rationalité instrumentale, mais aussi des conclaves où s’organise l’extermination, qui ressemblent furieusement à des conseils d’administration, il est moins clair qu’il ait eu l’intention de pousser plus loin la résonance, jusqu’à la vie bourgeoise comme vie de consommation en général. Car la famille Höss, qui coule une vie bourgeoise à l’ombre du mur, sans le moindre égard pour ce qui se passe de l’autre côté, et n’en voulant rien savoir, est à l’image, mais bien sûr tous curseurs métaphoriques poussés au maximum, de la vie bourgeoise en général qui, précisément, partage formellement ce même désir de jouir sans rien en savoir : des conséquences ou des contreparties.
Reprise dans la métaphore, une transposition d’époque dirait que, de l’autre côté du mur d’aujourd’hui, il y a l’écocide, dont il faudra rappeler qu’il est par le fait un anthropocide – évidemment tout autre chose que la mise à mort voulue, organisée et industrielle d’un peuple entier, mais une catastrophe annoncée d’ampleur assez considérable tout de même. Derrière le mur de laquelle, opportunément dressé pour qu’on ait le loisir de ne pas en connaître, on peut jouir en toute tranquillité d’âme. On repense à la tête littéralement ahurie de Léa Salamé à qui Jean-Marc Jancovici venait d’expliquer que désormais il faudrait rationner à 3 ou 4 le nombre des vols long courrier par tête pour toute la vie. La bourgeoisie, la classe qui jouit — et même : qui jouit à tout prix. À l’ombre de tous les murs.
Léa Salamé, scandalisée, est pourtant bien certaine de n’avoir rien de commun avec Mme Höss. Du point de vue de la méditation historique, Mme Höss a pour avantage et pour inconvénient d’être à la fois un personnage réel et une déformation monstrueuse. Personnage réel : a eu lieu, incontestable. Déformation monstrueuse : aberrant, ne concerne « évidemment plus personne ». Il en faut si peu cependant : quand on lui parle de jacuzzi à Gaza, le journaliste de France Info, derrière son mur, ne voit pas le problème – et le spectre de Mme Höss réapparaît. Thomas Sotto, le procureur d’Apathie sur RTL (et de la FI partout où il passe), lui, entretient les parterres du mur de la colonisation en Algérie, dans un exercice mémoriel paradoxal : se souvenir de ne pas se souvenir – pour que le mur passé reste très présent. On est très « mur » dans les médias.
Dans une époque où les curseurs se poussent tout seuls, La Zone d’intérêt n’est plus une simple évocation historique. On considère la trajectoire sur laquelle le macronisme nous a bien installés et hardiment propulsés : le RN n’est même pas encore au pouvoir et, de Bétharram escamoté 30 ans jusqu’au racisme général de l’appareil étatique et médiatique, nous avons déjà sous les yeux l’arc de l’effondrement moral de la bourgeoisie. En attente de ses prolongements logiques. On aurait grand tort de prendre la Zone pour un point-limite aberrant qui ne nous concerne en rien. Ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment devrait assez convaincre de la vitesse foudroyante à laquelle l’inimaginable peut advenir.
Et la force d’âme surtout
En matière d’inimaginable, on doit reconnaître à l’époque d’avoir de la ressource. D’être riche en providences également. Pour la bourgeoisie. Qui a toujours fait des guerres un dissolvant universel : de ses impasses et de son illégitimité. De ses turpitudes également. « Heureusement qu’il y a l’Ukraine » : c’est donc ce qu’on pense au sommet de l’État quand on considère le bourbier Bétharram, et c’est ainsi qu’on imagine se sauver du désastre moral. Providence au carré d’ailleurs, qui fait oublier d’un côté et transfigure de l’autre. Car voilà l’infamie Bétharram en un instant changée en « force d’âme ». Et en esprit de « sacrifice ». Sans doute une incertitude demeure-t-elle quant aux catégories de la population sur qui l’injonction doit porter. Mais peu importe : la bourgeoisie qui émet les impératifs catégoriques pour les autres trouve toujours à s’y envelopper avantageusement. À France-Info on salit déjà du linge : car c’est évident, « la force d’âme », c’est Lui. D’ailleurs « Il redevient une figure de rassemblement ». En vérité, c’est la note de blanchisserie de toute la bourgeoisie médiatique qui s’annonce carabinée.
On sait assez que ces providences-là ne sont pas très providentielles. Faire d’une circonstance une providence, ça s’organise. Par exemple on dit « menace existentielle ». Pour lui donner du crédit on excite un peu la partie d’en-face : elle est « impérialiste et révisionniste » – on ne connaît pas très bien le sens des mots qu’on utilise mais on suppose qu’ils vont porter. Pendant ce temps tout se réorganise au mieux. D’un côté une solution de relance de l’accumulation du capital s’impose comme une bénédiction. De l’autre, le service après-vente est déjà en place. Nous sommes donc informés que l’heure n’est plus au « Doliprane pour sa mère » ou aux « loisirs des retraités ». Entre la tête de mort du Medef et le pitre de la BPI, on en fait des caisses sans souci du ridicule historique : car il s’en faut d’un cheveu qu’ils ne dénoncent l’esprit de jouissance qui nous a fait tant de mal. Quand l’effondrement moral continue de se croire au sommet de la moralité, la classe qui jouit fait la leçon à tous en matière de jouissance – au moment où elle invente de se rétablir dans le sang des autres. Il faut admettre que le tableau d’ensemble a de la gueule, on admire les audaces, on apprécie la composition. Éventuellement une critique ou deux, marginales bien sûr. À l’extrême rigueur une légère envie de tout casser dans la galerie.